vendredi 19 janvier 2018

Un ryokan à Shiobara
Un ryokan est une auberge traditionnelle japonaise. La première fois que j'ai entendu parler de ce type d'établissement, c'était il y a une quinzaine d'années au moins, dans un livre richement illustré de magnifiques photos, et depuis j'avais toujours rêvé de pouvoir un jour vivre l'expérience de l'hospitalité nippone dans sa forme la plus proche qu'on se fait de l'image du Japon "à l'ancienne". A cette époque, ma vie était très différente de celle d'aujourd'hui et je n'aurais jamais pu deviner que le Soleil Levant deviendrait ma terre d'exil. J'ai donc nourri ce rêve pendant des années sans y croire vraiment. Mais il faut toujours croire à ses rêves, n'est-ce pas ?...
Mon choix s'est porté sur la ville de Shiobara, à trois heures de car au nord de Tôkyô (on peut y accéder en train, mais c'est plus cher et à peine plus rapide). Même si ce n'est que de la petite montagne, en ce début janvier tout était recouvert de neige, et en arrivant on se sent déjà loin de tout. La ville en elle-même ne recèle pas beaucoup d'intérêt. C'est morne, il n'y a aucune animation, et plusieurs cafés et hotels sont abandonnés. Quand les singes, assez nombreux visiblement, descendent de la montagne jusqu'aux abords de la ville, voire jusque dans la ville, ça confère à l'ensemble une atmosphère tout à fait inédite, comparable à rien de ce que je connais. Tout le tourisme à Shiobara repose sur les onsen, c'est-à-dire les stations thermales. Le Japon en regorge. Il s'agit de sources d'eau très chaude, aux vertus réputées curatives, qui jaillissent des entrailles de la terre, et dans lesquelles les Japonais adorent se plonger. A Shiobara, on trouve même une étroite cabane où les passants peuvent se réchauffer les doigts dans de petites cuves emplies d'eau (difficile d'y plonger la main entière, c'est trop chaud). Mais les choses commencent à devenir sérieuses quand on se rend au onsen pour les pieds. Dans une ambiance conviviale et familiale, les gens viennent donc se baigner jusqu'à mi-mollet, c'est très agréable et excellent pour la peau. Les pierres incrustées au fond du bassin vous massent la plante tandis que vous marchez, c'est étonnamment relaxant. La température varie en fonction des zones du circuit, et là où elle est la plus chaude, je suis ressorti précipitamment avec les pieds rouges version homard bien cuit. Assez rigolé, direction le ryokan.
Matsu no i sô, qu'on pourrait traduire par "Maison du puits du pin", est un peu éloigné du centre, et si on n'est pas véhiculé, il vaut mieux téléphoner pour que quelqu'un vienne vous chercher. Dès l'arrivée, on vous fournit un yukata, c'est-à-dire un kimono léger, qui ne vous quittera plus pendant tout votre séjour. La chambre que j'occupais était spacieuse, avec vue sur la petite vallée enneigée. Le sol est recouvert de tatamis. Au milieu de la pièce trône un kotatsu, c'est-à-dire une table basse chauffante. On glisse ses jambes en-dessous, et la douce chaleur retenue par la couverture vous enveloppe comme un cocon.
Le futon (matelas) est rangé dans le placard, le personnel l'installe pendant que vous prenez votre diner.
On vient dans un ryokan en famille, pour se régénérer après une journée de ski par exemple, ou bien en couple ou encore seul pour chercher un moment de paix. Les activités étant inexistantes aux alentours immédiats de l'auberge, aucune tentation ne peut venir vous perturber. La seule activité possible, c'est d'aller se baigner dans le onsen du ryokan.


Traditionnellement au Japon, le bain n'est pas fait pour se laver mais pour se relaxer. Sachant que le maillot de bain y est prohibé, les onsen sont rarement mixtes. L'eau étant partagée par tous, on se récure à fond et on se rince méticuleusement avant d'entrer dans le bassin fumant. Là, on se pose enfin et on respire. On prend le temps. Comme j'ai déjà entendu dire : "S'arrêter, c'est important. S'arrêter." Voilà, c'est ça. C'est maintenant. On souffle.
Mais le bonheur suprême, c'est le rotenburo, le bassin extérieur. A Matsu no i sô, le rotenburo était privatif : une petite pancarte à l'entrée indique si quelqu'un occupe déjà les lieux ou pas, ce qui permet par exemple aux familles de se baigner tous ensemble, la mixité y étant autorisée. Considérant la température extérieure, au moment d'enlever son yukata, on se dit qu'on est complètement fou de se déshabiller dehors. Puis quand on pénètre dans l'eau très chaude, pendant quelques secondes, on est pris entre deux feux. Le feu et la glace, plus précisément. On finit par se glisser complètement dans le bassin, où on peut enfin se prélasser bien au chaud. J'y suis retourné le soir, alors qu'il faisait nuit et que la neige tombait légèrement. Si je vous dis que c'est magique, ce mot me semble galvaudé. Hors du temps me parait un peu plus juste, mais la vérité, c'est que je ne trouve aucune expression apte à décrire une telle expérience. J'avais rarement savouré de sensations si oniriques.
Si on ajoute à ça que le ryokan, c'est aussi de la cuisine maison faite de produits locaux et de saison, vous aurez compris à quel point ce type de weekend est aussi bon pour le corps que pour l'esprit.
Que vous dire d'autre ? Que sur le chemin du retour, évidemment, la première question qui vient à l'esprit, c'est : "A quand la prochaine fois ?"

vendredi 12 janvier 2018

Voyage en France
Après plus d'un an et demi d'expatriation, je suis allé passer les fêtes de fin d'année en France, mon premier retour depuis le début de mon exil. Je suis vraiment désolé de ne pas avoir eu la possibilité de voir tous mes amis, j'espère que vous ne m'en voudrez pas mais mon emploi du temps était extrêmement chargé et j'ai voulu donner la priorité à ma famille. Outre le fait que ces deux semaines de congés étaient très attendues pour me reposer (je n'avais pas eu de vacances depuis cet été), et outre, évidemment, le plaisir de passer du temps avec mes proches, une série de questions se posait à moi avant même mon départ : comment allais-je vivre ce voyage ? Quels sentiments naitraient en revoyant les lieux que j'ai arpentés tant de fois ? Suis-je toujours français ?
La toute première sensation qui m'a surpris, dès la descente de l'avion, c'est que je pouvais lire tout ce qui était écrit sur les affiches. C'est le genre de banalité dont j'avais perdu l'habitude ! D'ailleurs, d'une manière générale, j'ai trouvé assez déstabilisant d'être en contact exclusif avec la langue française pendant deux semaines. Prendre ensuite le RER jusqu'à Paris était presque amusant, un peu comme quand j'ai pris le train pour la première fois de l'aéroport de Narita jusqu'à Tôkyô, et que je n'en finissais pas de m'étonner en constatant les différences, jusque dans les moindres détails, entre un paysage péri-urbain japonais et son équivalent français. Je n'avais certes pas oublié la saleté – le mot me parait bien faible – qui borde la voie ferrée en banlieue parisienne, mais avec le recul, cet amas de détritus m'est apparu encore plus dégoutant, et c'est là que mon sourire a commencé à disparaitre.
En fait, je n'ai rien découvert ni même redécouvert à Paris, car je n'avais rien oublié, mais les choses qui me gênaient déjà quand j'y vivais m'ont sauté au visage avec une agressivité démultipliée. La saleté partout, dans le métro en particulier, le comportement sans-gêne des gens – qui traversent nonchalamment la rue en bloquant les voitures, qui discutent dans le wagon aussi fort que s'ils étaient dans leur salon, qui n'attendent pas que vous soyez descendu du train avant de monter, etc. – la notion de service (très personnelle) des commerçants et des employés publics, tout ça m'a mis très mal à l'aise. On a l'impression de déranger la pharmacienne chez qui on vient d'entrer, on a le sentiment que le préposé à la gare en a assez de vous voir avant même que vous ayez ouvert la bouche. La notion de collectivité est inexistante. Je ne voudrais pas passer pour un vieux réac, mais la prolifération de tags m'a dépité. Que je me fasse bien comprendre : j'ai toujours aimé le street art d'une manière générale, tant qu'il reste un tant soit peu artistique. Mais une simple « signature » (un barbouillis en vérité, et qu'on ne vienne pas me parler d'art contemporain !) sur un mur, c'est la même démarche que celle qui anime un chien qui pisse pour marquer son territoire. Voilà ce que j'ai vu en arrivant dans mon pays natal : une ville envahie par les chiens qui pissent. Et non contents de taguer à la peinture, nombreux sont ceux qui vont jusqu'à graver leur stupidité au couteau pour être sûrs qu'elle ne s'effacera pas. Quelle honte pour ce beau pays. J'ai ressenti ce manque de respect envers la communauté comme une attaque personnelle. Et puis cette pauvreté, cette misère. Tous ces malheureux qui font la manche, toutes ces pauvres gens sans domicile... A Tôkyô aussi, il y a des SDF, mais considérablement moins. J'ai beaucoup pensé à ces Japonais qui débarquent dans la capitale avec les images de Doisneau en tête, ou les peintures des Impressionnistes, et qui sont tellement oppressés par ce qu'ils voient en réalité qu'on doit les hospitaliser. C'est pas une blague, ça s'appelle le Syndrome de Paris.
Alors que je regardais un peu froidement le gouffre qui s'était creusé entre ma patrie d'origine et mes aspirations actuelles, j'ai senti se développer en moi une étrange démarche : je me suis surpris à essayer d'appliquer à mon environnement la même analyse interculturelle que celle que j'ai toujours essayé d'appliquer quand je voyageais en terre étrangère, et qui continue de m'habiter - encore plus, même - dans mon quotidien nippon. En clair, alors que j'étais dérangé, par exemple, par des voyageurs qui, sans être assis côte à côte dans le métro, continuaient leur conversation sans le moindre égard pour autrui, j'essayais de contrebalancer mon agacement par un regard extérieur et – autant que possible – tolérant. Je me disais : « Je ne peux pas les juger, ce qui me dérange est en fait normal dans ce pays, c'est comme ça qu'on fait ici ». C'était le même type d'état d'esprit que j'essaye de tenir quand j'éprouve des difficultés à appréhender une situation au Japon. Et tout comme au Japon mais de façon inversée, j'avais parfois du mal à ne pas porter un jugement critique et sévère en comparant la France avec ma culture d'accueil, qui apparait donc, par certains aspects tout du moins, comme ma nouvelle culture de référence.
J'ai déambulé dans ces rues que je connaissais par cœur, Tolbiac, Mouffetard, Saint-Michel, etc., avec cette sensation paradoxale : tout m'était familier, mais plus rien de ce que je voyais n'appartenait à mon univers. Je ne suis plus d'ici, même si je ne suis pas encore de là-bas. Je n'ai pas fini de mesurer l'ampleur et les implications de mon déracinement, et tout cela prendra sans doute du temps.
Rassurez-vous, mon séjour en France n'a pas été qu'un pénible désenchantement. D'abord, pour qu'il y ait désenchantement, il aurait fallu que je sois enchanté, alors qu'en fait, j'étais juste habitué. Mais surtout, j'étais venu pour voir mes proches et grâce à eux, j'ai passé de merveilleux moments. J'avais aussi prévu de dévaliser la Fnac pour faire le plein de livres en français, et j'ai explosé mon budget.
J'ai fini par quitter Paris pour la province, d'abord ma Normandie natale puis Grenoble et enfin Lyon, et je reconnais que la sensation d'agressivité vécue dans la capitale s'est passablement estompée. Ou alors, c'est que je m'étais déjà à nouveau habitué... Là encore, c'est auprès de ma famille et de mes amis que j'ai fait le plein de chaleur humaine. Je me suis chauffé auprès de la cheminée, j'ai marché avec des raquettes dans la montagne, j'ai respiré la forêt Verte... Je me suis sauvagement empiffré de pain, de fromage, d'escargots, de raclette, de foie gras en buvant du vin blanc moelleux, de croissants, etc. J'avoue, la France a ses bons côtés.
Qu'est-ce qui, de la France, me manque le plus dans mon exil ? Voir mon neveu et mes nièces grandir. Qu'est-ce qui, du Japon, m'a le plus manqué lors de mon passage en France ? Pas grand-chose en fait, car que je savais que mon séjour serait bref, mais il faut bien reconnaitre que les toilettes à jet d'eau pour vous nettoyer le derrière, on a du mal à s'en passer. Ai-je trouvé une réponse aux questions que je me posais au début de cet article ? En partie, mais concernant mon identité culturelle, il va falloir que je relise mes cours de FLE pour mieux faire le tour du problème. Je ne suis pas japonais, peut-être un peu moins français, sans doute un peu plus moi-même...