samedi 29 février 2020

Les pruniers

A la fin de l'hiver, lorsque l'air se fait moins glacial et qu'on sent que le printemps pointe timidement son nez, les Japonais recommence à sortir pour profiter de la nature. Comme un signe avant-coureur des sakura, les fleurs de pruniers s'épanouissent en général fin février. Il fait encore bien trop frais pour s'octroyer un hanami digne de ce nom, mais ces prémices valent la peine d'aller flâner dans les parcs. C'est ce que j'ai fait, et si le spectacle n'a rien d'aussi éblouissant que ce que les cerisiers nous offrirons dans quelques semaines, il s'agit tout de même d'une charmante promenade que je vous invite à partager aujourd'hui.
Moi qui déteste le froid, je n'ai pas vraiment remarqué la différence, mais il parait que cette année, l'hiver a été moins rude. Allez, si, honnêtement, je dois bien avouer que j'ai moins souffert que d'habitude, et puis c'est vrai qu'on n'a pas vu la neige du tout, ce qui est tout de même un peu triste, j'en conviens, et je crois bien que c'est la première fois depuis que j'habite ici. La conséquence botanique de tout ça, c'est que les fleurs de pruniers sont arrivées en avance, et que je m'y suis pris presque trop tard pour aller les admirer. J'ai lu que dans certains parcs, c'était déjà la fin de la saison. Au Koishikawa Kôrakuen aussi, les pétales commençaient à se flétrir, mais les visiteurs étaient encore nombreux à venir profiter de ce qui ressemble à une mise en bouche au déferlement de rose et de blanc que tout le monde attend avec impatience.
Les pins portaient encore leur manteau d'hiver, une espèce de cône en corde, dont on recouvre traditionnellement ces arbres jusqu'au printemps. Au départ, je crois qu'il s'agissait d'une protection contre la neige, et puis c'est devenu une sorte de décoration saisonnière. L'air vif et le ciel bleu profond, immaculé, complétaient parfaitement le tableau : pas de doute, nous sommes encore en hiver.
Voici quelques photos, pour patienter jusqu'à la floraison des sakura. Qui est déjà prévue, elle aussi, pour arriver en avance...

dimanche 16 février 2020

Retour aux sources

Mon premier ryokan avec un onsen, c'était il y a deux ans, en janvier 2018. J'avais déjà eu l'occasion d'essayer les onsen avant, mais juste pour tremper mon corps le temps d'une après-midi, sans pouvoir savourer le plaisir d'un séjour dans une auberge traditionnelle. Mon premier ryokan, donc, c'était à Shiobara, et la découverte avait été absolument merveilleuse. Souvenez-vous, je vous avais narré l'expérience ici. Mon premier ryokan fut le début d'une longue série car, enchanté, j'ai depuis souvent eu l'occasion de séjourner dans ce type d'établissement, à Hakone, à Akita, à Ikaho et à bien d'autres endroits, en prenant soin de toujours choisir des ryokan avec onsen, autrement dit des sources thermales. Je ne vous l'ai pas raconté à chaque fois, mais j'ai connu des ryokan magnifiques, d'autres plutôt usés, des onsen très confortables, d'autres un peu spartiates, des repas de grand bandit, d'autres qui laissaient légèrement sur sa faim, mais ces moments m'apportèrent toujours, sans faute, des instants de détente exceptionnelle, hors du temps.
Néanmoins, je portais sans cesse dans mon cœur le souvenir nostalgique de mon premier ryokan. Cet endroit était-il vraiment exceptionnel, ou bien était-ce parce qu'il fut le premier ? Parmi toutes les auberges traditionnelles où j'ai pu séjourner, malgré un bonheur chaque fois renouvelé, seules deux m'ont laissé ce sentiment particulier, cet appel impérieux, cette évidence qu'un jour, il faudrait que j'y retourne. La deuxième se trouve à Yugawara. Non pas que les autres établissements m'aient déçu, bien au contraire, mais éternellement poussé par un gout de la découverte, j'avais toujours envie d'aller voir ailleurs.
J'ai eu l'occasion de retourner à Shiobara l'été dernier, quand mon neveu est venu me rendre visite, mais nous sommes descendus dans un ryokan un peu moins cossu et moins élégant. Ceci dit, outre l'auberge, j'étais absolument ravi de revoir Shiobara et d'y retrouver mes repères. Shiobara n'est pourtant pas la plus charmante des villes, semblable à toutes ces villes de petite montagne organisées autour d'une route départementale fatiguée par les intempéries, affublées d'une modernité qui a mal vieilli, et par conséquent parsemées de bâtiments abandonnés et à demi en ruine. Malgré ça, on peut également y trouver une multitude d'endroits accueillants qui donnent envie de s'assoir et de prendre son temps. Un restaurant, un café, un panorama... La vétusté des murs cache d'apaisants foyers. Par ailleurs, ce retour m'avait permis de découvrir les lieux sous la fournaise estivale, quand même l'air qu'on respire ne nous alourdit que davantage. Délicieuse torture moite pour moi, redoutable image des enfers pour ma chère et tendre Kumiko.
Mais ce ryokan, ce premier ryokan, il me fallait m'y rendre à nouveau. Et enfin, en ce frais février, j'ai repris la route direction Shiobara. Et alors que ce n'était somme toute que la troisième fois que j'arrivais dans cette station, j'ai aussitôt été envahi par un étrange sentiment de familiarité, un peu comme si je revenais dans mon village natal.
La première fois, j'avais été surpris de voir des singes s'approcher autant des habitations. Cette fois-ci, c'est juste derrière le terminal des bus (bien grand mot pour un si petit hangar !) que j'ai été estomaqué de voir, alors que nous étions en pleine journée, une sorte de chèvre des montagnes brouter tranquillement dans un jardin sans cloture, un chamois sauvage descendu jusque là sans complexe. Même au Japon, ces animaux sont rares, et peu de citadins ont déjà eu l'occasion d'en observer, surtout d'aussi près. On les appelle kamoshika, que le dictionnaire traduit par "antilope", mais dont le nom français officiel est saro du Japon. Un accueil hors du commun que j'ai pris comme un signe de bon augure !
Le ryokan étant excentré, c'est encore le personnel qui est venu me chercher en voiture, aucun bus ne desservant l'auberge. Il y a deux ans, le paysage était recouvert d'un épais manteau blanc. Cet hiver ayant été plus doux, une fine couche de neige saupoudrait les champs, vision toutefois bien plus hivernale qu'à Tôkyô où cette année la neige n'est pas tombée une seule fois. Ça y est, nous y sommes. Matsu no i sô, la maison du puits du pin. Rien n'a changé, y compris le chaleureux accueil, le plaisir est immuable. Quand la gérante apprend que ce n'est pas la première fois que je viens dans son établissement, son amabilité se transforme en joie. La chambre est totalement identique à celle occupée précédemment, peut-être le sont-elles toutes. Le kotatsu, table basse chauffante, n'attend plus que mes jambes. Mais avant cela, j'ai un autre impératif à combler : me plonger dans le rotenburo, le bassin extérieur. J'enfile mon yukata et je sors. Le bassin est grand et entouré de verdure, l'apaisement commence par le regard. Je me déshabille, et comme autrefois, un terrible dilemme me saisit les membres. Le vent glacial me mord la peau et tétanise mon corps, tandis que l'eau chargée des ardeurs de la terre me brule les pieds. Que faire ? Progressivement, je m'abandonne et me laisse glisser. Qui eut cru qu'on put souffrir avec autant de délice ? Me voilà immergé. Une fois de plus, la nature a gagné. La terre, le vent et l'eau ont eu raison de mes barrières mentales. Mes résistances ont fondu, et avec elles mes préoccupations matérielles, mes pensées parasites, mes nœuds séculaires. Je suis ici, dans l'instant présent, à la fois seul au monde et totalement dissout dans le grand tout. Mon enveloppe charnelle se gorge des bienfaits de la nourrice suprême, je me retrouve, et un sentiment d'harmonie me relie au monde, je m'oublie. Magie blanche du onsen, jamais trahie.
C'est ainsi que je passerai les heures à venir, à me laver des poids accumulés ces dernières semaines. Le repas est lui-même également un ferment d'équilibre, exactement le même que deux ans auparavant. Bain de nuit sous la Lune, la neige tombe en douceur, puis bassin intérieur, thé dans la chambre, futon comme un océan de délicatesse, tous les éléments du rituel sont là. Rien ne manque.
Le lendemain matin, au moment de quitter les lieux, déchargé des saletés de la vie quotidienne, c'est un nouveau monde qui s'offre à moi. Non, bien sûr, c'est un nouveau Ludo qui s'offre au monde, mais après tout quelle différence ? Pourtant tout cela n'est que temporaire. Il faudra revenir.
Il est 10h, et le bus de retour ne passera que dans l'après-midi. Il fait très beau et très froid. Le vent soulève les petits flocons de neige en tourbillons piquants. Que faire dans cette ville un peu morne, si l'estomac bien rempli ne nous invite pas à aller nous sustenter ? Que ferait un Japonais ? Il irait au onsen ! Car la ville en regorge. Pas forcément des onsen rattachés à un ryokan, mais des sources où l'on se rend comme on va aux bains publics. Un bus local me fait faire quelques détours dans les recoins de Shiobara, une visite presque touristique, avant de me déposer à ma destination suivante, un onsen tout ce qu'il y a de plus classique mais très agréable. Charmant rotenburo, sauna, fauteuil de massage... Tout pour prolonger le plaisir. Rien ne presse. Ce sont surtout des Japonais d'un âge mûr qui sont là, et je suis bien sûr le seul Occidental. L'établissement fait aussi restaurant, ça tombe bien. Cuisine locale comme il se doit, qu'on goute en regardant à la télé les récentes avancées du virus qui se développe sur le bateau confiné aux portes de la capitale. Le monde existe encore, il n'est pas toujours léger mais il faudra bien y retourner. Je n'ai pas peur, comment l'inquiétude pourrait-elle seulement m'effleurer après ces dernières 24 heures ? Mais pour l'instant, laissez-moi profiter encore quelques heures de cet éloignement. Les soucis reviendront plus tard. Pas maintenant. Maintenant, je prends soin de moi.