C'est sans aucun doute lié aux vacances de mon enfance, mais y'a pas, pour moi, l'été est synonyme de mer. J'avais déjà eu l'occasion de prendre un bol de verdure et d'air iodé en juillet, mais je n'étais pas encore rassasié. C'est alors que j'ai eu l'idée de mon défi suivant, et là, j'ai placé la barre très haut...
La balade jusqu'à la baie de Tôkyô, c'était très sympa, surtout grâce au chemin qui longe la rivière. On ne quitte pas le cour d'eau des yeux, on ne se demande pas s'il faut tourner à gauche ou à droite, on se contente de profiter. Par contre, c'est vrai que l'arrivée à l'embouchure n'offre rien de réjouissant. La baie de Tôkyô est un vaste port où on n'a pas vraiment envie de se poser. Si on veut savourer une ambiance plus estivale, une plage avec du sable par exemple, il faut se diriger vers l'océan. De chez moi, l'océan le plus proche, c'est le Pacifique, direction sud-est, à Kujûkuri, à environ 63 km à vol d'oiseau. 63 km, c'est moins que ce que j'avais fait pour aller jusqu'à la baie de Tôkyô et retour, je me suis donc dit qu'en passant une nuit sur place, c'était jouable. Allez hop, c'est décidé : "ma chérie, tu nous réserves un hôtel là-bas, j'y vais en vélo !" "Mon chéri, tu es timbré, moi j'y vais en train, on se rejoint sur place."
C'est vrai qu'à vol d'oiseau, c'est pas du tout pareil que par la route. Le premier qui m'invente un vélo volant, je lui fais un gros bisou, mais en attendant, je n'ai d'autre choix que de suivre le chemin proposé par Google Maps. Distance annoncée : environ 78 km. Ah oui, ça fait déjà un peu plus. Mais bon, qui peut 63 peut 78, on n'est pas à ça près, me suis-je dit plein d'entrain.
Et me voilà parti un lundi matin de bonne heure. Il fait assez beau mais sans que ce soit le cagnard, parfait. On commence par longer un joli petit ruisseau, parfait. Mais ça ne dure pas longtemps, parce que juste après, on longe la nationale pendant un sacré long tronçon, et là, en guise de chants d'oiseaux ou de cigales, ce sont les camions qui vrombissent leur brame pot-échappé. Quelques belles averses se mettent de la partie, m'obligeant à prendre plusieurs pauses. Le vent souffle de plus en plus fort, si possible en pleine face, et je lutte pour ne pas faire du sur-place. Quand on monte une côte bien ardue, sous la bruine, avec le vent qui ne veut pas vous laisser faire, tandis que les camions vous doublent bruyamment en vous aspergeant de relents boueux, et que vous réalisez que vous n'avez même pas encore effectué un tiers du trajet, vous comprenez que la route va être longue, très longue.
Petite précision : si vous avez bien observé la vidéo de l'épisode précédent, vous aurez remarqué que je n'ai pas un vélo de course, mais un simple biclou avec un panier devant pour aller au marché, ce qu'ici on appelle un vélo de grand-mère. Juste pour vous situer la scène.
Je me suis rendu compte que dans les moments les moins agréables, je laissais échapper des cris. Auto-encouragement, dépit, râle d'effort ? Un peu des trois peut-être, mais ces cris se sont de plus en plus manifestés jusqu'au retour, le lendemain. Je devais avoir l'air bizarre, à couiner sur mon vélo. Je râle, je souffle, je halète tellement fort que j'en avale un moucheron vivant, beurk.
Heureusement, dès que possible, Google Maps vous fait quitter la nationale, et on emprunte parfois des sentiers si étroits que les voitures n'y passeraient pas. On se retrouve alors au milieu des rizières, et ça, c'est exactement ce que je voulais. En fin de matinée, les averses se calment. Dans les moments les plus sympas, je chante à tue-tête du Marie Laforêt, je devais décidément avoir l'air super bizarre.
Par contre, les chemins vicinaux ne sont évidemment pas balisés, et il faut constamment garder un œil sur la boussole de son smartphone si on ne veut pas rater l'embranchement. De temps en temps, il vaut mieux s'éloigner de l'itinéraire proposé pour suivre des routes certes moins rurales mais plus directes, ce qui limite le nombre de demi-tours. Après avoir traversé de rafraichissants paysages campagnards, je laisse donc tomber le GPS pour filer droit vers la mer, au risque de rallonger un peu mon parcours.
Mais plus on s'approche du littoral, plus le vent est fort. Il faut dire qu'un typhon est passé pas loin la veille, et que je pédale sûrement dans son sillage. Les derniers kilomètres sont très éprouvants, mais au bout d'un interminable effort, ça y est, j'y suis, l'océan est devant moi.
Mes jambes peinent à me porter, j'ai le cul plus engourdi que si j'avais pris une grosse fessée, mais je m'en fous, j'y suis, j'ai réussi. Je m'assois un peu, je ne veux penser à rien. Je suis là, face à l'océan, c'est tout ce qui compte. Je me souviens de cette phrase, issue du film Noce blanche : "Il y a l'océan." C'est là. L'océan.
Je ne m'étais pas fixé d'objectif de temps, et ça tombe bien, parce qu'à cause de la pluie et du vent, à cause aussi des quelques erreurs de parcours, j'ai mis beaucoup plus de temps que prévu, environ huit heures. Je regarde ensuite mon téléphone pour voir où est l'hôtel où j'ai hâte d'aller me reposer. Et là, je réalise que, bien que l'adresse indique la même commune, cet hôtel est situé dans la partie nord du canton, à 25 km de là où je me trouve. Quand y'en a plus, eh bah y'en a encore ! Et c'est reparti pour 1h30 sur mon petit vélo. On va gratter les dernières forces au fond de soi, là où on était pourtant persuadé de ne trouver qu'un lac à sec. Encore un tour de pédale, puis un autre, puis un autre...
Quand j'arrive enfin sur le parking de l'hôtel (il n'y a pas d'autre vélo, on se demande bien pourquoi), j'ai liquidé les ultimes gouttes d'énergie vitale qui m'animaient encore. Je m'aperçois que Kumiko m'a envoyé des messages : "T'es où ?" "Ca va ?" Elle m'indique le numéro de notre chambre. Je traverse le hall d'accueil en titubant, m'efforce de rester debout dans l'ascenseur, pousse la porte de la chambre et entre, triomphant mais décomposé. Dès qu'elle voit ma dégaine de cycliste du dimanche, écarlate et trempé de sueur, aussi joyeux que si je venais d'être mangé par un lion mais que j'en avais réchappé, ma chérie éclate de rire. Je ne lui en veux pas, il y a de quoi.
Je me pose enfin. La tempête souffle si fort qu'on entend son sifflement à travers la fenêtre. La mer est déchainée, et vu du balcon, le spectacle est enivrant. Je respire.
Ai-je besoin de décrire la félicité suprême que procure le onsen ? Mais ce n'est pas tout : il y a aussi un jacuzzi et plusieurs bains à jets pour vous masser en douceur : ici les épaules, là les jambes, ici le dos, etc. Je m'en délecte, mais dans l'état où je suis, ça ne suffit pas : une séance de fauteuil de massage me remet à peu près les muscles en place, et j'expérimente également l'appareil à massage pour les pieds, indispensable dans mon cas. De retour dans ma chambre, je complète le tout avec l'application d'une lotion pharmaceutique que, prévoyant, j'avais emportée. Après le repas, ma chérie termine ma remise en forme par un massage des genoux, et je m'endors sans avoir le temps de dire bonne nuit.
Le lendemain au réveil, ça va nettement mieux, même si mon corps est encore bien endolori, spécialement les jambes et les fesses. Je commence la matinée par une immersion dans le onsen, puis à nouveau fauteuil de massage et appareil pour les pieds. Je sais que la journée va être rude, et j'ai intérêt à prendre soin de moi. Je m'envoie un petit déjeuner copieux, plein de protéines et de vitamines. Kumiko embarque dans le bus en direction de la gare, et moi je me dirige vers la plage avec l'intention de prendre un petit bain de mer avant de me remettre en selle. J'ai pris mes palmes. Mais le vent - définitivement mon ennemi durant ces deux jours - n'a pas faibli, et soulève des nappes de sable cinglant, je dois renoncer à mon projet.
C'est donc l'heure de repartir. Cette fois, Google Maps m'annonce 93 km. Haut les cœurs. J'avoue que lors de la première heure à lutter contre le vent, mon moral a franchement fléchi. On n'avance pas, chaque tour de pédale demande un effort considérable, qui réactive toutes mes courbatures de la veille. Et si je suis épargné par la pluie, je ne le suis pas par le soleil. Il fait une chaleur de dingue, je perds des litres d'eau, et j'ai beau boire beaucoup, j'ai l'impression d'être une outre percée. Si je ne veux pas me déshydrater, je dois m'arrêter à toutes les superettes que je croise pour refaire le plein d'H²O vitaminée.
Pourtant, le trajet est beaucoup plus sympa qu'à l'aller. Les grands axes auxquels je ne peux pas échapper sont moins fréquentés, et les camions nettement moins nombreux. Je traverse à nouveau des paysages bucoliques si verts que j'ai le sentiment de sillonner à travers des champs d'émeraudes. Je braille toujours autant Marie Laforêt, et comme je ne connais pas bien les paroles, je répète les mêmes couplets en boucle. A un moment, l'itinéraire m'indique un chemin à travers les bois. Je n'en crois pas mes yeux, je vérifie dix fois, mais il n'y a pas d'erreur ni d'alternative. Si, sur le coup, je m'inquiète un peu, je prends finalement un immense plaisir à m'engouffrer ainsi dans la sylve fraiche et sauvage.
Une des choses que j'aime en vélo, c'est qu'on a le temps de cogiter. Ne serais-je pas un tantinet masochiste de m'infliger de tels défis ? J'ai bien conscience que l'immersion dans la nature m'apparait comme une récompense, mais est-ce là ma seule motivation ? Ai-je à ce point le gout de l'acharnement ? A bien y réfléchir, je crois que ce qui me plait autant dans ce type de mini-aventure, c'est de devoir faire face, seul. Pas moyen d'abandonner en route, pas question d'appeler des copains pour qu'ils viennent me chercher en voiture, je dois continuer, aller de l'avant, et ça, ça m'oblige à aller chercher au fond de moi des ressources qui la plupart du temps restent cachées. Et si je rencontre une galère - un pneu crevé, avaler une guêpe, mordu par un serpent, violé par un ours - je ne pourrai compter que sur moi-même pour m'en sortir. Pour info, parmi les exemples de galères susmentionnés, la première option me parait la moins désagréable mais je suis content que ça ne me soit pas arrivé. Perdu au milieu de nulle part, et qui plus est en terre étrangère, la solitude devient aussi palpable que si elle était assise derrière moi, sur mon porte-bagage, tout à la fois poids et moteur. Et cette perspective, loin de me fragiliser, affermit considérablement la confiance en moi. Je peux le faire, voilà ce que me dit la solitude. Ma fragilité devient une force.
C'est un peu comme quand, à 40 ans, on décide de devenir prof de français et d'aller vivre au Japon, et qu'on le fait. On décide et on le fait. Il y a matière à réfléchir, tout en pédalant.
La dernière étape du trajet est terriblement harassante. Je longe un lac qui n'en finit pas. C'est beau, c'est sympa, mais le vent a promis de se dresser contre moi jusqu'au bout, et je souffre davantage mètre après mètre. Le soleil descend, la nuit tombe, il faut continuer.
Après un dernier arrêt dans une superette pour acheter le repas du soir, j'arrive chez moi au bout de neuf heures de route. Je me précipite sous une douche bien froide, puis m'asperge de crème hydratante et me masse les jambes avec ma lotion pharmaceutique.
Défi accompli, je me suis prouvé que c'était possible. Je peux m'endormir serein et satisfait, à demi-mort mais plus vivant que jamais.
Oui, ça a été très dur, et non, je ne regrette pas. Oui, j'ai pris énormément de bonheur à suivre ma route, mais non, je ne suis pas masochiste. Un peu cinglé si vous voulez. Mon seul regret : je n'ai pas pu nager dans l'océan. La belle saison au Japon s'étend jusqu'en septembre, voire en octobre, j'aurai peut-être l'occasion d'y retourner. Mais la prochaine fois, j'irai en train.