mardi 30 novembre 2021

Le mont Honnita

 Rien de tel qu'aller crapahuter en montagne pour s'aérer la tête et les poumons. L'année dernière, j'avais gravi le mont Hinode, et au printemps, j'avais arpenté la vallée de Hatonosu. Je suis retourné dans le même coin, riche en reliefs, en ce frais automne, et je me suis lancé à l'assaut du mont Honnita (ou Honita, suivant les cartes).
Vous seriez surpris de voir à quel point les trains se dirigeant vers l'ouest de Tôkyô sont remplis de promeneurs le dimanche matin de bonne heure, alors que le jour se lève à peine. Vous seriez encore plus surpris de constater à quel point les Japonais s'appliquent à s'équiper de pied en cap quand ils pratiquent une activité. Dans le wagon, on voit défiler tout le catalogue Patagonia et The North Face, vêtements thermo-machin, sacs à dos dernier cri, bâton de marche télescopique, et bien sûr chaussures de marche semi-pro (ou vendues comme telles), etc. Avec mon vieux survêt' (le même depuis cinq ans) et mes chaussures de rando (qui ont fait le mont Fuji, quand même !), je fais pâle figure à côté, mais peu importe.
Arrivés au terminus, les marcheurs s'éparpillent vers leur destination du jour. Le mont Honnita, sur lequel j'avais jeté mon dévolu, n'est pas très populaire, et peu de gens prennent sa direction. Il faut avouer que le circuit qui part d'Okutama pour arriver au village de Hatonosu est réputé comme largement plus difficile que le même trajet effectué en sens inverse. Et dès le début de mon ascension, j'ai pu vérifier que cette réputation était loin d'être usurpée. Bon sang ce que ça grimpe sec ! En dix minutes de marche, vous êtes déjà sur les rotules. Pas le moindre tronçon miséricordieux à la pente compatissante, aucune pitié, aucun répit, c'est raide, c'est escarpé, et ça n'en finit pas. J'ai mis un peu moins de deux heures pour atteindre le sommet. Hors d'haleine, trempé de sueur mais transi par le vent glacé, on se demande un peu ce qu'on est venu chercher ici. Et là, la récompense. Devant moi, dressé dans toute sa majesté, le mont Fuji, net comme si je pouvais le toucher. Les pentes enneigées, les lignes si pures qu'on les croiraient peintes par Hokusai en personne, et le ciel d'un bleu immaculé pour couronner le tout. Si en cet instant on me disait que c'est un rêve, je le croirais sans doute.
Je respire.
Je respire bien fort.
Puis c'est la redescente, qui vous achève presque en douceur. Les couleurs automnales complètent l'onirisme du paysage.
Assis dans le train, il me faut regarder les photos pour vérifier que je n'ai pas rêvé. Oui, je l'ai vraiment vu, et c'était magnifique.
Donner un peu - un tout petit peu - plus de sens à sa vie, pas à pas...




jeudi 11 novembre 2021

Le pays pur

 Qui ne connait pas Hello Kitty, cette adorable petite chatte devenue l'emblème mondial du kawaii ? Je suis allé visiter le parc d'attraction qui lui est consacré, à elle et à tous ses acolytes, et je me suis converti à sa secte ! Laissez-moi vous raconter ce qui est peut-être l'histoire la plus étrange qui me soit arrivée depuis que je vis au Japon.



Pour situer le contexte, commençons par consulter Wikipédia. Sanrio est une société japonaise fondée en 1960, et dont le personnage le plus célèbre, Hello Kitty, est l'un des plus grands succès commerciaux du monde. 
Le personnage d'Hello Kitty, qui a été créé en 1974, est une petite chatte blanche portant un ruban rouge sur la tête. Kitty et ses amis sont bien entendu les héros de moults dessins animés, livres et autres supports narratifs, mais pas seulement. L'image de ces personnages a été déclinée à travers une multitude de produits : jouets et jeux, peluches, accessoires en tous genres, articles de papeterie, vêtements, etc. J'ai même vu une fois un grille-pain Hello Kitty, qui dessine le visage de l'héroïne en grillé sur votre tranche de pain ! Mais le produit le plus surprenant dont j'ai entendu parler est un sex-toy à l'effigie de Kitty (je précise : un sex-toy pour femme ; j'ignore s'il existe des sex-toys pour homme dans la même gamme). Concernant ce dernier produit, toutefois, je ne suis pas certain qu'il puisse revendiquer la licence officielle. Mais après tout, c'est possible. Il serait trop long ici de faire une digression pour expliquer comment les notions de kawaii et de sexy se superposent parfois dans la culture japonaise.

Célèbre sur tous les continents, Hello Kitty est donc l'archétype du kawaii (avec deux "i"). Ce mot signifie mignon en japonais, mais le concept de kawaii va bien au-delà de ce qu'on entend par mignon en français. L'esthétique kawaii, c'est ce qui est à la fois mignon, petit, fragile, attendrissant, innocent voire infantile, qu'il s'agisse d'une personne, d'un animal, d'un comportement, d'une situation ou même d'une atmosphère. Dans l'univers d'Hello Kitty, tout est kawaii. Il n'y a pas de méchant, les personnages sont tout en rondeurs et animés de bonnes intentions.

Je connaissais comme tout le monde Hello Kitty a
vant de venir au Japon. En particulier, j'avais eu l'occasion de travailler sur le doublage d'une série de dessins animés sur le thème de Noël. Okay, okay, mignon tout plein, mais définitivement pas mon univers, le public ciblé ayant sans doute un âge moyen de 7 ans. Avant d'aller plus loin, quelques précisions pour ceux qui ne me connaissent pas ou peu. J'ai 51 ans et ma culture de référence, c'est plutôt un univers punk-rock. J'écoute du métal ou de l'électro, ou parfois des musiques tellement expérimentales que même ma copine (pourtant légèrement gothique sur les bords) ne supporte pas. J'aime le cinéma d'avant-garde, les films de David Lynch, la science-fiction et l'épouvante, les atmosphères sombres, malsaines et sanglantes. En gros : l'exact opposé de l'univers de Sanrio. Même si on a pu me dire que j'avais la culture d'un ado attardé, le monde de l'enfance et de l'innocence est bel et bien fini pour moi (même si, pour être tout à fait honnête, mon complexe de Peter Pan me titille parfois). Je crois que c'est surtout en arrivant au Japon que j'ai peu à peu pu ressentir à quel point ce concept de kawaii était important dans ce pays, tant il imprègne le quotidien. Je dis bien "peu à peu", car il n'y a pas eu de révélation soudaine. Il serait plus correct de dire que j'ai, moi aussi, progressivement intégré le concept de kawaii à ma culture personnelle. Ainsi, quand j'ai appris l'existence d'un parc à thème dédié à l'univers Sanrio, j'ai aussitôt eu très envie d'y aller afin d'étudier d'un peu plus près le phénomène. Je n'irai pas jusqu'à dire que ma démarche était ethnologiste ou même sociologiste, mais je voulais mieux comprendre les ressorts et le fonctionnement du kawaii. Pour bien faire, je me suis efforcé d'abandonner tous mes préjugés et de me rendre sur place ouvert d'esprit, le plus possible en tout cas. En effet, que vaudrait un regard qui a jugé avant de voir ? Comment vivre pleinement l'expérience en adoptant une attitude hautaine voire moqueuse ? Non, je voulais vraiment éprouver les principes du kawaii.

Voilà comment, par un beau dimanche, j'ai pris la route de Puroland, le "pays pur", à une petite heure de train à l'ouest de Tôkyô. Ce qui m'attirait aussi dans ce parc à thème, c'était son côté typiquement japonais. Car oui, le kawaii poussé à l'extrême, ce n'est pas seulement pur, c'est aussi purement japonais. Du rose partout, des petits cœurs par milliers, des fleurs épanouies et des étoiles scintillantes, des oiseaux multicolores, à ce point, c'est osé. En France, on qualifierait ça de cucul la praline, on dirait que c'est kitsch, régressif voire régressif à mort, peut-être même qu'on trouverait ça complètement débile. Au Japon, c'est simplement kawaii. J'ai pu mesurer le gouffre qui sépare la culture nippone de la culture occidentale en lisant les réactions de mes proches quand je leur ai envoyé mes premières photos : "c'est bizarre", "ça va trop loin", "c'est pour les enfants", etc. Il faut avouer que j'y avais été fort, en customisant mes photos avec des petits cœurs et ce genre de choses, comme si ça ne suffisait pas comme ça. Moi, je me suis pris au jeu, et j'ai trouvé ça drôle.

A Puroland, on est donc immergé au cœur du kawaii dans toutes ses dimensions, et ça commence dès la gare où on descend, avec l'effigie de Kitty en chef de gare. Une fois pénétré le parc, c'est l'apothéose. La musique, les voix des personnages, les moindres éléments du décor sont kawaii. Tout ce que vous mangez est kawaii, tout ce que vous buvez est kawaii, tout ce que vous sentez est kawaii. En plus, le parc s'était mis aux couleurs de Noël, ce qui signifie encore plus d'illuminations, encore plus de couleurs, encore plus de petites étoiles scintillantes, encore plus de kawaii. Avec tous ces cœurs et ces bons sentiments, on a l'impression d'être arrivé au pays de l'amour ! On y croise à peu près tous les personnages de Sanrio : Kitty bien sûr, en statuettes, en peinture, en bas-relief, partout, partout, mais aussi Cinnamoroll le petit chien, My Melody le petit lapin, Gudetama l'œuf à la coque (ne vous moquez pas), etc. Certains apparaissent de temps en temps sous forme de personnages déguisés qui font la joie des photographes que nous sommes tous devenus avec nos smartphones (je vous renvoie à mon article sur les yurukyara).

Alors que je m'attendais à voir surtout des enfants, la variété du public m'a surpris. Certes, on observe beaucoup de familles avec des enfants de tous âges (dont certains que je suis content de ne jamais avoir eus en classe...😠), mais aussi beaucoup de jeunes et d'adultes venus en couple ou entre amis. Sans avoir fait de statistiques, je pense quand même que la majorité des visiteurs est constituée de jeunes filles, entre 15 et 25 ans, et celles-ci sont souvent très lookées. On voit beaucoup de vêtements style "maid" (la soubrette de l'époque victorienne) ou de style gothique. Précisons que les gothiques du pays du Soleil Levant sont assez différents de ceux d'Europe, surtout les Gothics Lolita. Bon, je ne vais pas me lancer dans un exposé sur la mode au Japon, mais en gros, on n'y retrouve pas l'aspect morbide et taciturne de leurs cousins occidentaux, ce qui explique que de jeunes gens dont la couleur de référence est le noir peuvent se sentir à l'aise dans un univers totalement rose bonbon. En plus, Sanrio a créé pour eux un personnage sur mesure : Kuromi (k
uro signifie noir). Kuromi est la rivale de My Melody (le lapin, essayez de suivre !) et est peut-être le seul personnage de Sanrio qui pourrait faire office d'ennemi, même si sa méchanceté ne va pas bien loin. Kuromi dirige une bande de motard qui font du tricot, et arbore sur son bonnet une tête de mort - mignonne, cela va de soi. Bref, pas besoin de se déguiser en petit garçon ou en petite fille pour aller à Puroland, même si beaucoup - énormément ! - de visiteurs portent des serre-têtes avec des oreilles très kawaii.

Que fait-on à Puroland ? Là, c'est un peu la déception, car il n'y a pas beaucoup d'activités. Les principales attractions sont en fait des spectacles. Je suis allé en voir un, et franchement, c'était tellement nul que je n'ai pas voulu en voir d'autre. Pour le reste, on sent que Sanrio a cherché à copier le leader en la matière, à savoir Disney, sans toutefois réussir à adapter le concept au monde de Kitty. Le mieux est encore une petite promenade en bateau qui rappelle furieusement l'attraction "It's a small world" de Disneyland. Rien qui fiche un tant soit peu la frousse (Blanche Neige, à côté, c'est un véritable train fantôme), rien qui secoue, on reste dans le concept kawaii jusqu'au bout. Après, il y a de nombreuses boutiques qui vendent des articles à des prix pas du tout kawaii. Et puis surtout, on peut faire plein de jolies photos : à deux, nous avons pris environ 150 photos et vidéos en quelques heures ! On peut aussi visiter le château de Kitty, dans lequel j'ai été content de constater que malgré ses origines anglaises (dans l'histoire, le personnage s'appelle Kitty White), la protagoniste n'oublie pas ses racines japonaises, puisqu'elle pratique la cérémonie du thé.

Bon, c'est là que vous allez vous foutre de moi.
Alors que nous n'en finissons pas d'immortaliser des nounours géants sous tous les angles, ma chère et tendre m'annonce que la suite du parcours nous emmène dans une pièce pour prendre Kitty en photo, ou bien pour être pris en photo avec elle (moyennant un supplément). Voilà qui ne m'enchante guère. Je n'ai pas spécialement envie de prendre la pose avec une comédienne déguisée, fusse en Hello Kitty. Pour tout dire, je m'en fous un peu. Mais ma chérie insiste : "Disons que c'est un peu le climax de l'attraction, la seule occasion de rencontrer Kitty "en personne"." Car il est vrai que Kitty, star absolue des lieux, sachant se faire désirer, n'apparait pas en yurukyara parmi la foule, comme les autres personnages. "Bon, d'accord, on y va" concédé-je. Après tout, puisque je suis là, autant ne pas snober l'opportunité qui m'est donnée. Nous faisons la queue, puis on nous introduit dans une petite pièce où en effet, Kitty nous reçoit. Corona oblige, pas d'accolade ou de serrage de main, encore moins de bisou, aucun contact physique n'est autorisé. On a juste une minute pour prendre UNE photo de Kitty. Plutôt que de faire la tête, j'essaye de jouer le jeu et de profiter de l'instant. Sans un mot, Kitty minaude, prend la pose, et c'est vrai qu'elle est mignonne. Mes barrières mentales fondent. Ses attitudes la rendent totalement craquante, et quelque chose de bizarre se passe : j'ai le sentiment que Kitty irradie de l'amour pur ! Je suis sous le charme ! Sa gestuelle est généreuse, et Kitty distribue de la tendresse à l'état brut autour d'elle ! Une grande vague d'émotion m'emporte ! Il est déjà temps de la quitter, et alors que nous nous éloignons, Kitty n'en finit pas d'agiter ses mains pour nous dire au revoir. J'ai l'impression de me séparer d'un ami intime que je ne reverrai pas avant longtemps. J'ai l'impression d'avoir rencontré une personnification de la bonté et de l'affection. J'ai l'impression qu'on vient de me redonner l'innocence de mon enfance, pour me l'enlever aussitôt. J'ai l'impression qu'une lumière oubliée vient de se rallumer en moi. Je me retrouve sidéré et pantois. La même sensation évanescente a subjugué ma compagne. J'essaye de reprendre mes esprits.

Comment un protocole commercial aux si grosses ficelles a-t-il pu fonctionner sur moi ? Comment, malgré tout le recul que je croyais conserver, ai-je pu me laisser conquérir par un univers à mille lieues de mes intérêts et de ma personnalité ? 
Comment ai-je pu ressentir de la sincérité là où la veille encore je n'aurais pu voir que le summum de la niaiserie et de la stratégie mercantile forcément malhonnête ? Est-ce l'immersion dans le kawaii profond qui au bout de quelques heures a fini par m'imprégner d'une sensibilité particulière ? Est-ce qu'à force d'être ouvert d'esprit j'ai fini par en perdre tout sens critique ? Ou bien est-ce que le kawaii aurait trouvé une faille en moi, une blessure ancienne peut-être, fait vibrer une corde qui n'avait pas sonné depuis longtemps, qui n'avait peut-être jamais sonné ; est-ce que Kitty (et au-delà d'elle, ses créateurs), tel un habile thérapeute, aurait su mettre la lumière sur une de mes zones d'ombre ? Kitty, Jésus des temps nouveaux, aurait-elle réussi à me montrer le chemin de l'amour ? Bon sang, j'en suis tout retourné.
Ne vous privez pas d'en rigoler, moi aussi j'en rigole !


Cette rencontre inédite aux effets inattendus a provoqué chez moi de nombreuses réflexions, dont une en particulier, que je souhaite vous livrer ici en guise de conclusion. Toutes proportions gardées (et j'insiste sur ce point), cette expérience m'a diablement fait penser à l'impact des gourous sur leurs fidèles. Je me souviens de ces reportages où des adeptes se réunissent pour faire une accolade avec leur maitre spirituel, et qui témoignent ensuite avec une dévotion sincère de l'énergie qu'ils pensent avoir ainsi reçue. Je me suis toujours interrogé sur le pouvoir des sectes, incapable de comprendre comment elles pouvaient enrôler un si grand nombre de personnes cultivées, éduquées, dans des mécaniques parfois mortelles ? Naïf, je me croyais totalement à l'abri, je viens de réaliser que non, j'ai moi aussi mon talon d'Achille. Qui eut cru qu'il fut placé dans l'image d'une petite chatte blanche à ruban rouge ?