samedi 17 août 2024

La piscine

 J'ai longtemps hésité avant d'écrire ce billet, parce que je n'avais que des choses négatives à dire sur la façon de faire japonaise, et que je ne voulais pas trop passer pour un expatrié qui critique sa culture d'accueil, comme un Occidental aux réflexes colonisateurs qui ne voit le monde qu'à travers le prisme de son nombril élevé au rang de référent idéal. La raison qui me pousse à finalement rédiger cet article n'est pas que j'ai enfin des choses positives à dire sur le sujet qui m'amène aujourd'hui, mais au contraire encore plus de choses négatives. Il faut bien que je passe ma frustration quelque part, que ce blog serve aussi à ça !

Reprenons au début.
J'adore l'eau, j'adore nager, et ce depuis tout petit. J'adore le contact de l'eau sur ma peau, j'adore la légèreté des mouvements que permet cette espèce d'apesanteur, j'adore cette fluidité de l'onde. Manque de bol : il n'y a pas de piscine municipale à Nagareyama. Enfin si, il y en a plusieurs, mais elles n'ont que des bassins extérieurs. C'est super en été, nager en plein soleil, le pied. Mais en été seulement. Les piscines de ma ville ne sont donc ouvertes que deux mois sur douze, c'est pas beaucoup. Franchement, ça ne me ferait pas peur de nager en extérieur en hiver, du moment que l'eau est chauffée. Je l'ai souvent fait les dimanches matins à Villejuif, alors que le Soleil se levait à peine, et que la surface du bassin était recouverte d'une douce brume vaporeuse. Mais ici, non. A partir de début juillet, je consacre donc la majorité de mes créneaux libres à aller nager, et j'en profite au maximum jusqu'à fin aout. La première grosse différence entre la France et le Japon, c'est qu'en France, vous restez à la piscine le temps que vous voulez. S'il y a des bassins extérieurs, il n'est pas rare qu'ils soient agrémentés d'aires de piquenique, et on peut donc y passer sa journée en famille ou entre amis, dans l'eau ou sur l'herbe, c'est la sortie du jour. Pas au Japon. Ici, l'établissement n'est ouvert que par tranches de 1h30. On ne peut donc profiter des installations que pendant cette durée. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu'on peut nager pendant 1h30, parce qu'au bout de 40 minutes : coup de sifflet, tout le monde sort de l'eau car les maitres-nageurs doivent vérifier si personne ne reste collé au fond du bassin. On a donc une pause obligatoire de 10 minutes.
En fait, au Japon, la natation, ou même le simple fait de s'amuser dans l'eau, sont considérés comme des activités à haut risque, et le principe de précaution y est appliqué d'une façon qui, à nous Occidentaux, parait pour le moins excessive. Déjà, la profondeur maximum est d'environ 1,50 m, ce qui limite fortement les risques de noyade. On ne peut donc pas plonger, et de toute façon, c'est interdit, et même sauter, c'est interdit. Et si par malheur vous vous asseyez sur le bord du bassin avec l'intention manifeste de vous glisser dans l'eau, un maitre-nageur vous rappellera à l'ordre : c'est interdit. Vous devez obligatoirement utiliser l'échelle. Du coup, même par curiosité culturelle, je n'ai jamais essayé de sortir de l'eau autrement que par l'échelle, pour voir ce qu'on me dirait.
A part ça, c'est à peu près comme en France. Il y a deux lignes pour ceux qui souhaitent faire des longueurs (une ligne pour l'aller, une pour le retour), le reste du bassin étant dédié à ceux - les enfants, principalement - qui veulent s'amuser. Il n'est pas rare que je sois le seul, ou peu s'en faut, à faire des longueurs.
Au début, j'ai été très surpris en découvrant toutes ces règles nouvelles pour moi, mais je les ai assimilées comme une partie de la culture japonaise. Maintenant, j'ai mes habitudes. J'arrive à l'ouverture, je dis bonjour-bonjour tout sourire-sourire aux maitres-nageurs (qui me connaissent, puisque je suis en général le seul Occidental), et ils me répondent bonjour-bonjour tout sourire-sourire aussi. Je nage un kilomètre en alternant 100 mètres brasse et 100 mètres crawl, puis je fais une longueur en apnée, je reviens en brasse tranquille, et c'est tout. Je m'en vais en disant merci-merci tout sourire-sourire, et on me répond merci-merci tout sourire-sourire aussi. Je ne discute avec personne, ni ne m'attarde sur les bords du bassin. Je nage sans chercher la performance (j'ai toujours mis 25 minutes pour effectuer mon kilomètre), je nage juste parce que ça me fait du bien. Je nage pour faire circuler le sang dans mes veines et l'air dans mes poumons, pour faire bouger mes articulations, pour décrasser mes fibres musculaires. C'est la fatigue la plus saine que je connaisse. Je nage avec des paddles, ces espèces de plaquettes en plastique qui se fixent sur les mains pour mieux appuyer sur l'eau, et bien faire travailler les bras et les épaules. Une fois, je suis venu avec mes palmes pour faire travailler mes jambes, et j'ai bien sûr demandé l'autorisation avant de les utiliser, même si j'étais tout seul dans ma ligne d'eau ce jour-là. Le maitre-nageur n'avait jamais été confronté à cette requête, et ignorait lui-même si c'était autorisé, alors il est allé dans le bureau vérifier le règlement, et est revenu deux minutes plus tard en me disant que c'était autorisé si c'était des palmes en silicone et interdit si c'était des palmes en plastique. J'ai ouvert de grands yeux en regardant mes machins : silicone ou plastique ? Je n'en avais aucune idée. J'ai demandé au maitre-nageur, qui à son tour a ouvert de grands yeux. Puis il m'a regardé avec un petit sourire, et il m'a dit : "Bah, ça doit être du silicone, on va dire, hein..." Je vous raconte tout ça pour vous faire bien comprendre que le staff sait parfaitement que je n'emmerde personne. C'est important pour la suite.
Récemment, alors que je m'apprêtais à entamer mes longueurs, la maitre-nageuse est arrivée précipitamment vers moi toute gênée pour m'annoncer que je n'avais plus le droit d'utiliser mes paddles. J'ai dû faire une sale tête, à la fois surpris et dépité, parce que la maitre-nageuse était vraiment mal à l'aise, à joindre les mains en signe de prière, et à répéter "Excusez-moi, excusez-moi !" Je lui ai répondu que ce n'était pas de sa faute, et j'ai gentiment nagé à mains nues. Je n'ai pas eu l'occasion ensuite de parler avec elle, mais j'ai pu discuter avec un maitre-nageur. Voici, de mémoire, un résumé de notre conversation.
- Concernant cette nouvelle règle, au sujet de l'interdiction des paddles, c'est parce qu'il y a eu un accident ? Des problèmes ?
- Non, non, rien de tout ça.
Je me suis alors rappelé que souvent, les gens se plaignent de vous non pas directement à vous, mais à "qui de droit", et je me suis demandé si un petit vieux qui a l'habitude de nager à mes côtés ne se serait pas plaint pour une raison obscure, vexé, peut-être, que je nage plus vite que lui ou un truc comme ça. J'ai donc reformulé ma question plus précisément :
- Il y a eu des problèmes avec moi ?
- Non, non ! Pas du tout !
- Mais alors, c'est une nouvelle loi, c'est national ?
- Non, ça vient de la mairie de Nagareyama. Nous non plus, on n'a rien pigé. Le maire n'a jamais mis les pieds ici, nous ne l'avons jamais rencontré, on ne nous a pas consulté et il ne sait absolument pas comment ça se passe. Il prend ses décisions tout seul dans son bureau. C'est tombé comme ça, alors que tout se passait très bien.
Mhm, le maire, donc. Si vous avez suivi les épisodes précédents, vous aurez compris que cet imbécile est en bonne place pour devenir mon ennemi juré. Je ne sais pas où ce cher monsieur Izaki a pu entendre que les paddles étaient dangereuses au point qu'il fallait les interdire, mais c'est là que je m'interroge sur les excès du principe de précaution. Car même s'il y avait eu un problème, un blessé (quelqu'un qui se prend une paddle dans le nez et qui se met à saigner), est-ce que ça vaudrait la peine d'interdire totalement l'usage des paddles dans toute la ville ? Tous les jours, il y a des accidents de voiture, tous les jours il y a des gens qui meurent, c'est autre chose qu'un imaginaire nez qui saigne, est-ce qu'on interdit les voitures pour autant ? Honnêtement, je me sentais à deux doigts d'écrire au maire pour lui demander d'aller jusqu'au bout de sa logique et d'interdire les voitures à Nagareyama. Et puis je me suis rappelé que ma chère et tendre m'avait invité à me tenir tranquille, suite au caca nerveux que j'ai pondu quand on a rasé le petit bois devant mes fenêtres. Et puis c'est vrai que ça ne servirait à rien. Izaki a beau être un con fini, il a été élu et ne semble pas se placer dans une dynamique d'ouverture et de modération. Je n'ai pas entendu non plus qu'il avait prévu d'adapter le règlement aux nouvelles réalités, que ce fossile ignore. En effet, pour en revenir à la piscine, quand la température de l'air additionnée à la température de l'eau dépasse les 70°, les risques de coups de chaleurs sont trop élevés, et la piscine ferme. Or, ce qui était exceptionnel les années précédentes est devenu courant cette année. Au rythme où les choses vont avec l'accélération du réchauffement climatique, l'année prochaine, on risque de ne plus pouvoir utiliser du tout la piscine. La ville a beau être en plein "développement", on ne rase les arbres que pour construire des maisons individuelles, mais pas de biens communs, pas de piscine couverte, qui pourrait être ouverte toute l'année, pas de structure pour ombrager les bassins extérieurs. Ah, il y a un nouveau grand centre commercial qui a été construit. Où ça ? Juste à côté d'un autre grand centre commercial. Bravo, bravo, j'applaudis des quatre mains et des huit pieds, ça c'est une gestion drôlement pertinente de la ville, on voit comme il est intelligent, le bozo qui a décidé ça tout seul dans son bureau. Les fous au pouvoir.

Il faut bien reconnaitre qu'au jeu de la comparaison France/Japon, le Japon gagne sur beaucoup de points, mais pas sur celui de la piscine. Comme je le disais en introduction, je sais que ces derniers temps, dans mes récents articles, j'ai pu paraitre un peu trop critique vis-à-vis du Japon, distillant une opinion culturo-centrée qui risquerait de passer pour de l'intolérance. Contrairement à ce que mon ton chambreur pourrait laisser penser, j'ai conscience de la délicatesse de ma démarche et je me surveille de près, mais je crois que cette liberté que je m'accorde est le signe d'un certain recul, qui me permet de pointer plus facilement qu'auparavant non seulement les bons côtés mais aussi les questions problématiques de la société japonaise.
Pour finir sur une note plus sympa, et puisque je ne peux pas vous montrer de photo de la piscine et que mon maillot de bain est totalement inintéressant, voici un document vidéo qui devrait vous faire entrevoir les racines de mon amour pour la natation. Autrefois, au cinéma, avant le film, il y avait les actualités, régionales le plus souvent. Voici les actualités de Rouen, ma ville natale, aux alentours de 1973. Le petit trou du cul avec un peignoir à mon nom, celui qui nage avec sa mère, c'est moi. Plouf.