vendredi 23 mai 2025

Une après-midi au théâtre

 Il existe plusieurs formes de théâtre traditionel au Japon. J'avais déjà pu assister à une représentation de kabuki quand j'habitais en France. L'année dernière, j'ai vu un spectacle de bunraku (marionnettes). Mais ce que je voulais absolument voir depuis des années, c'était du nô (parfois orthographié "noh", afin de marquer l'allongement du "o"). Eh bien, voilà une nouvelle activité de ma liste "à faire" que je peux annoter d'un "fait".✅

Le nô est une forme très ancienne de théâtre, dont les origines remontent au 13e siècle (en gros, notre Moyen Âge), réputée pour être particulièrement hermétique. Je voulais savoir pourquoi. Déjà, le kabuki, censé être une version populaire du nô, je n'avais pas trouvé ça franchement facile d'accès. Certes, c'est coloré et l'histoire n'est pas trop difficile à suivre, mais si on n'est pas ouvert d'esprit et surtout d'oreille, les sonorités et la gestuelle du kabuki peuvent chambouler nos repères. En ce qui me concerne, j'avais considéré ce spectacle comme une excellente introduction à la culture théâtrale japonaise, et je suis heureux que ce premier contact ce soit fait avec une représentation de Tamasaburô Bandô, décoré du titre de Trésor National Vivant pour sa contribution à la préservation de cet art ancestral.
Mais le nô, c'est un peu la forme la plus pure des arts scéniques japonais. Peu d'Occidentaux le connaissent vraiment, et très peu le pratiquent (le père d'Amélie Nothomb en est un des rares contrexemple). A chaque fois qu'un créneau se libérait pour moi, je consultais le site officiel du théâtre national, mais les dates de représentations ne correspondaient jamais à mes disponibilités. Jusqu'à ce que je comprenne pourquoi : la page anglaise du site est incomplète, et ne propose qu'une petite sélection du programme. Et puis vendredi dernier, une de mes étudiantes m'a informé qu'un spectacle aurait bien lieu ce dimanche, et qu'elle avait un billet puisque son beau-frère jouait dans la pièce, et qu'à cause d'une toux tenace, elle ne pouvait pas assister à la représentation ! Cette chère étudiante m'a donc proposé de me retrouver devant le théâtre pour me faire cadeau de son billet (qui, normalement, coute un bras). Parfait timing.
On s'est donc retrouvés comme convenu, mais pas le temps de palabrer puisqu'en plus du billet d'entrée, j'avais droit à un bentō (plateau repas) et qu'il me restait à peine 30 minutes pour faire la queue au restaurant du théâtre et avaler en vitesse ma collation.
Ensuite, je suis entré dans la salle, pas très grande mais somptueuse de sobriété, avec ses couleurs bois naturel. En vérité, j'étais ému. J'étais le seul Occidental, ce qui me procurait l'impression un peu stupide d'accéder à un rituel secret. Je me suis fait guider jusqu'à mon siège, et presque aussitôt, les lumières se sont tamisées. N'ayant pas du tout eu le temps de me renseigner, je ne savais absolument pas à quoi m'attendre. Ouvrir grand mes yeux et mes oreilles et prendre ce que je pouvais prendre, tel était mon état d'esprit.


Il n'y a pas de rideau, pas de décor. La scène est comme une simple terrasse carrée, et on y accède soit par une petite porte dérobée au fond, soit par une sorte de passerelle qui constitue une deuxième scène.
Les artistes arrivent. Il y a peu de musiciens, juste quelques percussions et une flute, le nô étant essentiellement chanté. Dans la première partie, les costumes sont très simples, veste noire et hakama gris (pantalon large traditionnel). Un chanteur - parfois une chanteuse, mais le nô a l'air d'être surtout pratiqué par des hommes - se tient en avant-scène, et derrière, le chœur (quatre ou cinq personnes suivant les "chansons") lui répond. Première surprise : j'avais déjà entendu du nô ! En effet, c'est bien des extraits de nô qu'on entend dans certains morceaux de la bande originale d'Akira. L'utilisation de la voix est vraiment très étrange, mais pas autant que la gestuelle du chanteur principal, qui arpente la scène en faisant des mouvements avec ses bras. De temps en temps, il tape puissamment du pied. Plusieurs artistes se succèdent ainsi, enchainant les tours de chant. Nouvelle surprise quand je vois une toute petite fille entrer et se placer à l'avant-scène. Elle ne doit pas avoir plus de cinq ou six ans, maximum ! Je n'imaginais pas qu'un art aussi austère puisse intéresser des enfants. Sa voix porte autant que celle des adultes (tous chantent sans micro), mais quand elle tape du pied, ça fait juste un simple poc, c'est trop mignon.
Une remarque intéressante, en passant : quand un personnage apparait, en français, on dit qu'il "entre". En japonais, on dit qu'il "sort". La perception de l'espace est complètement différente de ce qu'on connait. C'est comme si la scène - et peut-être la vie - était la matérialisation du monde invisible. Je ne peux pas m'empêcher d'y réfléchir, même si je sais que mon interprétation reste empreinte de ma culture. Après tout, en français aussi, on dit qu'un film ou qu'un livre est "sorti". On peut tout de même s'interroger : sorti d'où ?
Un peu plus tard, un groupe plus important d'acteurs fait son apparition. J'en déduis que les chants précédents constituaient l'introduction du récit. Cette fois-ci, les costumes sont luxuriants, et correspondent à des codes (que j'ignore) : tel type est un paysan, tel type un seigneur, tel type un samouraï, etc. Je suis étonné de voir que les sabres occupent autant de place dans la gestuelle. C'est encore une très jeune fille qui tient un des rôles principaux, elle doit avoir dans les douze ans. Autre facteur d'étonnement : des assistants aident les acteurs à ajuster leurs costumes au cours de la représentation, et leur épongent délicatement le visage.
Ne me demandez pas l'histoire : je n'ai strictement rien compris. Il n'y a pas suffisamment d'action pour pouvoir en déduire une quelconque narration, et les paroles sont dans un japonais archaïque, difficile à comprendre pour les Japonais eux-mêmes. J'ai d'ailleurs appris plus tard que parfois, les représentations étaient sur-titrées. Ce n'était pas le cas ici, mais j'ai vu que mon voisin suivait le texte sur un livret. Il n'y a pas, comme dans le théâtre ou l'opéra à l'occidentale, plusieurs actes. Tout s'enchaine jusqu'à la fin.
Mais à peine est-ce terminé, place au kyôgen !
La rigueur du nô symbolise une sorte d'idéal de ce que la vie devrait être, la légèreté du kyôgen représente plutôt ce que la vie est, de façon dérisoire. La pièce est courte, et chantée dans une langue plus contemporaine. Là encore, l'argument m'a échappé, mais j'ai compris qu'il s'agissait d'une histoire drôle. En français, on appellerait ça une farce.
Après un entracte, le deuxième spectacle commence. Il s'agit à nouveau de tours de chants. Nouvelle pause, puis débute ce que je pense être le troisième spectacle (à moins qu'il s'agisse de la suite du précédent). Cette fois-ci, certains acteurs sont masqués, et je me demande comment on arrive à les entendre malgré tout. Dégagé de toute compréhension et de toute référence, je ne peux me raccrocher qu'à mes sensations pures, et l'expérience en devient mystique. J'avoue que les 30 dernières minutes sont éprouvantes, mais je n'en apprécie pas moins l'intensité. Les sonorités ne sont pas très variées, et je ne sais jamais si le chant commence ou s'apprête à se terminer. La gestuelle ne m'est d'aucune aide. Et du coup, j'entre dans une espèce de boucle temporelle dans laquelle mes perceptions se déforment. Le rythme des percussions s'accélère insensiblement, j'ai le sentiment de plonger dans une espèce de trou noir sans fond, et ça n'en finit pas, et ça n'en finit pas. Je n'irais pas jusqu'à dire que je suis en transe, mais certainement dans un état second.
Et puis enfin, les dernières notes résonnent. Au total, ça aura duré environ cinq heures quarante-cinq, et si on retranche les deux pauses, ça fait tout de même cinq heures de spectacle.


Qu'est-ce que je retire de tout ça ?
Il y a d'abord toutes les différences que je vous ai décrites, la voix, la musique, la gestuelle, l'absence de décor, etc. Mes repères d'Occidental ont été pulvérisés, et c'est bien pour ça que je suis venu habiter dans ce pays. Il y a cette distorsion du temps, presque angoissante, que j'ai appréciée en tant que telle, mais que je ne suis pas sûr de vouloir revivre. Mais il y a surtout la notion d'espace que j'ai trouvée intéressante, là encore dans ses différences avec les arts scéniques occidentaux, parce que l'intervalle entre nos cultures m'a permis de réfléchir à la notion même de représentation. Je suis loin d'être un spécialiste, aussi je ne vais pas me lancer dans d'approximatives analyses de ce que montrer signifie, mais je voudrais juste, pour conclure, vous livrer quelques idées qui me sont venues suite à cette expérience.
Par exemple, en France, pour un spectacle de marionnettes, si on voit le manipulateur, la magie se brise, mais pas au Japon. De même, dans le nô, les assistants qui ajustent le costume des acteurs sur scène n'entravent en rien la notion de représentation. Par définition, sur scène, tout est "faux", mais j'ai senti que cette fausseté était assumée dans la mostration nippone, sans doute parce que l'essentiel n'est pas là.
J'ai l'impression que les arts occidentaux cherchent à imiter le réel. Même si la mise en scène implique une mise en forme de ce réel, l'apparence des choses - les décors par exemple - participe à l'identification de la chose représentée. Au Japon, c'est comme si ce qu'on voulait transmettre devait au contraire être débarassé de l'apparence, pour aller directement à l'essence des choses. Ce n'est pas que c'est moins réel ou moins réaliste, c'est que la réalité se situe à un autre niveau. Je me suis interrogé sur la façon dont au fil des siècles les codes scéniques se mettent en place, et ce qui les influence. Est-ce les éléments naturels, les rapports sociaux, la structure même de la langue ? Sans doute un mélange de tout ça, j'imagine.

Mes réflexions suivent leur chemin, mais je m'arrête ici. Comme vous le voyez, ce spectacle de nô a été très enrichissant pour moi ! Et j'espère un peu pour vous aussi, à travers ce billet.

vendredi 2 mai 2025

Presque du français

 Voilà une éternité que je ne vous ai pas livré quelques clichés de franponais. Mais il y a quelques temps, je suis allé dans un café au doux nom français de "A la campagne", qui, sur le site web en tout cas, promettait une ambiance typique du sud de la France. Je ne suis pas sûr de m'être senti complètement comme à Marseille, mais sur le menu au moins, j'ai eu ma dose de français approximatif, et ça m'a redonné envie de partager quelques images avec vous. Et tant que j'y suis, je vous livre un florilège en vrac, j'en ai encore des tonnes, comme ça...