Mes
chers amis japonais, ceux que je connais et ceux que je ne connais
pas...
Voilà
presque une décennie que vous m'accueillez dans votre pays, et je
vous en suis fort reconnaissant. De toute évidence, cette expérience
est la plus forte de ma vie, elle m'enrichit d'une façon qu'il
serait impossible de quantifier, me transforme comme peu
d'expériences l'ont fait durant mes cinquante premières années, en
ouvrant mon horizon et en élargissant à l'infini le champ des
possibles. Vous m'avez apporté et vous continuez à m'apporter
beaucoup, beaucoup plus que ce que j'aurais osé espérer.
Durant
ces quelques années à partager votre vie quotidienne, votre
culture, à savourez vos paysages et me nourrir de votre cuisine, à
découvrir vos habitudes, vos habitudes partagées aussi bien que
celles qui vous caractérisent individuellement, j'ai eu le temps de
réfléchir et de remettre en cause ma propre culture, mes
certitudes, j'ai eu de nombreuses occasions de questionner ma propre
identité. Ma culture d'origine est si éloignée de la vôtre que
chaque jour est pour moi un voyage, le plus beau des voyages, celui
où on rencontre l'autre en même temps que l'on se rencontre
soi-même.
Je
mesure l'ampleur de ce qu'il me reste à découvrir et à tenter
d'éclaircir. C'est une exploration sans fin, qui me procure autant
de joie qu'elle m'oblige à l'humilité. Aussi, c'est en toute
humilité que j'aimerais vous poser quelques questions. Beaucoup de
questions, en fait. Pour avancer dans ma compréhension du monde,
j'ai envie, j'ai besoin de vous comprendre davantage.
Car
en effet, au fil des ans, les questionnements sans réponse qui ont
pu émerger ne concernaient pas que ma propre personne, mais
également votre peuple, vous tous, Japonais, en tant que groupe et
en tant qu'individus.
Mais
reprenons au début.
Pourquoi
ai-je choisi votre pays pour m'expatrier ? Les raisons sont,
cela va de soi, multiples et complexes, mais un des traits qui m'a
fortement attiré dans votre culture est le rapport que vous
entretenez traditionnellement avec la nature. De longue date, le
Japon est enraciné dans un substrat bouddhiste et taoïste, deux
courants de pensée tournés vers la quête d'équilibre, équilibre
intérieur, le fait de se sentir en paix, et équilibre extérieur,
dans un désir d'harmonie avec les autres, les autres étant ici les
autres humains tout autant que les montagnes, les oiseaux, les
pierres et le vent. Implantée sur les terres japonaises, cette
relation à l'environnement propre à ces deux religions a pu
s'enrichir d'une humilité et d'une vénération des éléments liées
à la force des phénomènes naturels que sont notamment les séismes
et les tsunamis.
Même si les religions ont pris moins de place dans la société actuelle, il résulte de cette histoire un culte de la nature encore nettement vivace et visible de nos jours. La pratique du hanami en est peut-être l'exemple le plus remarquable, mais il en existe tant d'autres. Ainsi, quand vous prenez votre bain quotidien, vous rejouez la purification qu'offrent les onsen, sources thermales jaillies des entrailles de cette mère nourricière. Le mont Fuji lui-même garde dans vos cœurs un caractère sacré. C'est jusque dans les konbini, supérettes pourtant bien indifférentes au sort des éléments naturels, qu'on retrouve le cycle des saisons, avec chaque mois des spécialités qui marquent le passage du temps, gâteaux à la patate douce en automne et glaces au melon en été par exemple.
Mais
quelque-chose a changé.
Le
monde a changé.
Nos
modes de vie ont ravagé les ressources de la planète, et les
émissions de gaz à effet de serre inhérentes à ces modes de vie
ont déclenché un bouleversement du climat aussi fatal qu'à présent
inexorable.
Certains,
comme le neuropsychologue Sébastien Bohler, pensent que nos
comportements responsables de ces changements sont dans la nature
humaine. Notre striatum, une structure de notre cerveau liée au
circuit de la récompense, nous pousserait à chercher la
satisfaction immédiate au détriment du calcul à long terme. Ce
serait donc la physiologie même de notre cerveau qui nous ferait
consommer sans nous soucier des conséquences de cette consommation,
afin d'obtenir un plaisir immédiat. Bien que cette théorie soit
intéressante, elle est toutefois souvent contestée. D'autres, comme
le passionnant Vincent Mignerot, pensent que la cause de nos
comportements serait liée à notre capacité d'adaptation. Tout au
long de l'évolution, les êtres humains ont pu acquérir la capacité
biologique, probablement cognitive, d'abstraire les propriétés du
réel et de symboliser des effets physiques, nous permettant de
produire des outils planifiés. Ce serait grâce à cette compétence
que, par exemple, nous aurions pu nous affranchir de la régulation
entre les proies et leurs prédateurs, et nous développer en
dominant les contraintes matérielles. En résumé, notre espèce
s'est montrée tellement efficace à dominer les autres qu'elle en
aurait ignoré les limites de sa puissance, ou plutôt qu'elle aurait
transcendé ces limites.
Quels
sont les résultats du développement de l'espèce humaine ?
Dans un premier temps, nous avons considérablement allongé notre espérance de vie, vaincu des maladies et des famines, étendu nos savoirs, amélioré notre confort. Nous avons créé des arts, des moyens de communication et de transport, des structures sociétales et des systèmes politiques destinés à entretenir cette dynamique.
Au
milieu du 19e siècle, notre capacité à maitriser le monde matériel
a connu un essor brutal avec la révolution industrielle, liée en
grande partie à l'extraction massive du charbon. Grâce à cette
source d'énergie, nous sommes alors passés d'une société
artisanale à une société commerciale, ce qui nous a permis de
pousser encore plus loin nos victoires sur les éléments, et de nous
lancer dans la conquête spatiale, de créer le cinéma,
l'anesthésie, le four à micro-ondes et le ski nautique.
Le
problème, et c'est là où je veux en venir, c'est que tous ces
acquis ont nécessité le prélèvement de matières premières,
c'est-à-dire de morceaux de nature, comme par exemple des minerais,
du bois ou de la graisse animale, et encore et toujours des sources
d'énergie, comme le pétrole et l'uranium. D'autre part, la
transformation des éléments utilisés a engendré de gigantesques
sommes de déchets sous forme de pollution terrestre, atmosphérique
et maritime. Mais nous ne nous sommes pas arrêtés là. Après la
Seconde guerre mondiale, l'économie de marché a connu ce qu'on
appelle désormais la grande accélération. Non seulement nous avons
persisté à ignorer les conséquences de notre consommation, mais
nous avons multiplié nos prélèvements et nos déchets à un rythme
sans précédent dans l'histoire de l'humanité. Quand je dis
« nous », je parle du global nord, parce que les
populations du global sud, bien que généreusement fournisseuses en
ressources humaines et matérielles, n'ont tiré proportionnellement
que peu de bénéfices de l'essor de cette économie. Et
ironiquement, ce sont elles qui subissent en premier lieu les effets
néfastes de notre insatiable demande.
Les
effets néfastes ? Tout le monde les connait, maintenant :
sécheresses, inondations, glissements de terrains, etc.
Vous pourriez être tentés de croire que ces catastrophes sont
naturelles, et que nos modes de vie n'ont rien à voir avec les
problèmes environnementaux qui se multiplient. Détrompez-vous.
Nombreux sont les auteurs, scientifiques ou économistes, à l'instar
de Kôhei Saitô, à avoir démontré de façon précise et sans
équivoque que c'est notre époque industrielle qui nous pousse à
produire toujours plus, et donc à détruire et polluer toujours
plus. « Faire croitre l'économie pour augmenter les profits
est l'essence même du capitalisme. » (Kôhei Saitô) C'est
bien la croissance qui est la cause de la destruction du vivant, ou
plus exactement de l'accaparement du vivant par une toute petite
partie de la population, ceux qu'on désigne souvent comme les 1%,
c'est-à-dire les 1% les plus riches. Il y a fort longtemps, Lao-tseu
nous mettait déjà en garde contre ceux qui contrôlent le marché :
« Rejette l'industrie et son profit, les voleurs et les bandits
disparaitront. » Notre économie ne vaut que dans le profit
croissant et à court terme, et le réel danger est que cette
production exponentielle d'objets de consommation se déroule plus
vite que, d'une part, le renouvellement des matières premières
nécessaires à leur fabrication, et d'autre part, la capacité
d’absorption des rejets par les écosystèmes. En bref, les
ressources diminuent et la pollution augmente.
Sous quelle forme se manifeste notre pillage de l'environnement ? Pour donner un exemple concret : l'année dernière, la gouverneure de Tōkyō, Yuriko Koike, a autorisé la destruction d'une partie de la forêt de Jingu Gaien, poumon vert de la capitale, pour y construire des immeubles et des stades de rugby et de base-ball. Comme le rapportait un article de Ouest France du 10 octobre 2024, le compositeur Ryûichi Sakamoto, peu avant sa mort, a même adressé une lettre à Mme Koike pour lui demander de renoncer à sacrifier ce morceau de nature empreint de spiritualité aux yeux des Tokyoïtes. En vain : les travaux ont commencé. Il n'y a pas que dans la capitale que la végétation disparait, le massacre est similaire à Nagareyama, où j'habite, et je n'ai aucune raison de croire qu'il s'agit là de cas isolés. Les scientifiques, comme le professeur Takako Yamaguchi de l'université Hosei, ne cessent pourtant de nous avertir que seuls les espaces boisés sont à même de modérer les vagues de chaleur qui, c'est inéluctable, seront de plus en plus fréquentes et mortelles, ainsi que les pluies diluviennes auxquelles nous devons nous préparer. Il faudrait stopper l'artificialisation des sols et végétaliser le plus possible les espaces urbains. Dès lors, pensez-vous que la décision de Mme Koike soit correcte ?
Mais
il serait un peu trop facile d'accuser nos responsables politiques,
car leur réponse est toute trouvée : s'ils prennent des
décisions mortifères, c'est simplement parce qu'il y a de la
demande. Même s'il s'agit là d'une immonde mauvaise foi, puisqu'en
vérité les citoyens ne demandent pas qu'on rase leurs forêts, et
que ces opérations immobilières servent avant tout les intérêts
de grands groupes industriels, cela ne nous empêche pas de nous
remettre en question.
Au
Japon, la natalité est en baisse depuis plusieurs années. Par
ailleurs, et c'est une des conséquences de cette baisse, on trouve
plus de huit millions de maisons inoccupées. Malgré cela, vous continuez à faire construire des
maisons neuves, qui nécessitent d'arracher à la Terre une quantité
phénoménale de bois et de granulats. Je comprends et je ne dénigre
aucunement le besoin de reconnaissance sociale qui vous pousse à
dépenser votre argent en vous conformant à des schémas culturels
qui vous ont été légués. Mais
avez-vous conscience du massacre dont vous vous rendez complices en
opérant de tels choix ?
Je suis sincèrement navré de vous l'annoncer, mais le temps de la
maison quatre murs est révolu. Vous pensez certainement qu'une
maison neuve apportera davantage de bonheur que de désagréments à
votre famille. Mais quand vos enfants réaliseront l'ampleur de la
catastrophe à laquelle vous avez participé, quand ils réaliseront
le fossé qui sépare le quotidien dont notre génération a
bénéficié et celui que leur génération subira, il y a peu de
chances qu'ils vous pardonnent. Pourrez-vous
alors les regarder droit dans les yeux et leur dire : « J'ai
fait ce choix pour ton bonheur » ?
Vos enfants vous riront au nez, s'ils ont encore le cœur à rire.
Alors, afin de satisfaire
vos besoins de reconnaissance sociale de façon responsable, et tant
qu'à vous endetter sur quinze, vingt ans ou plus, ne serait-il pas
plus judicieux d'investir dans des maisons déjà existantes, quitte
à les rénover ? Cela
serait largement moins délétère pour le vivant, et ne vous
apporterait pas moins de bonheur. Je sais que c'est ce même besoin
de reconnaissance sociale qui vous incite à acheter des voitures
aussi énormes que des corbillards, qui sont préjudiciables à la
vie aussi bien de par leur fabrication que par leur entretien. Mais
ces valeurs culturelles, dont vous avez hérité, cela vous
semble-t-il à ce point insurmontable de les remettre un tant soit
peu en cause ? Ce
faisant, pourtant, vous redeviendriez maitres de vos vies.
Car si jusqu'ici, c'était surtout le global sud qui était touché par la catastrophe environnementale, le global nord ne peut plus l'ignorer : les incendies de grande ampleur au Canada, à Los Angeles ou à Ōfunato, dans le nord-est du Japon, ne sont que des exemples parmi les plus voyants, qui montrent que nous sommes entrés dans une nouvelle ère, comme le rappelait un article paru dans le Japan Times du 11 janvier 2025. Les kokusho, vagues de chaleur caniculaire, se multiplient, chaque année battant le record de l'année précédente. Lors de l'été 2024, le plus chaud depuis que les relevés de température existent au Japon, 123 personnes sont mortes rien que pour le mois de juillet et rien que pour la ville de Tōkyō. La chaleur extrême a également un impact sur ce que l'on mange, et chacun d'entre nous a pu amèrement constater l'augmentation du prix du riz, due en partie aux mauvaises récoltes (mais pas seulement, j'y reviendrai plus bas). Par ailleurs, c'est jusqu'au goût et à la qualité du riz qui sont affectés de manière négative. En outre, notre tendance à la surconsommation n'engendre pas que le dérèglement climatique, elle provoque aussi la chute de la biodiversité. Nous détruisons les insectes pollinisateurs en détruisant leur habitat, les fruits et les légumes dont nous nous nourrissons ont de plus en plus de mal à pousser, et pour palier ce problème nous les arrosons d'intrants tous plus néfastes les uns que les autres pour la santé. Même les vitamines disparaissent de nos fruits. Notre nourriture devient du poison, comme l'a fort bien démontré Laure Ducos dans son livre Les frites viennent des patates. L'agro-industrie ne nous nourrit pas, elle nous tue. Quant à l'eau que nous buvons, des ingénieurs comme Charlène Descolonges ne cessent de nous informer de sa mauvaise qualité à cause des résidus chimiques et des micro-plastiques qu’on y trouve. Kôhei Saitô précise qu'il est estimé que chaque semaine, nous ingérons l'équivalent d'une carte de crédit en plastique.
Pour
en revenir au réchauffement climatique en soi, des études ont
montré qu'il représentait de surcroît des dangers psychiatriques,
favorisant dépressions, suicides et homicides. Un futur
de plus en plus violent, est-ce ce que nous désirons ?
Un article du Japan Times du 10 janvier 2025 relatait que les
perspectives de respecter les accords de Paris s'éloignent, et que
le réchauffement s'accélère au-delà des prévisions. Même la mer
n'échappe pas aux vagues de chaleur, à tel point qu'on parle à
présent d'incendies sous-marins.
Quand on vit sur une ile, il y a de quoi s'inquiéter.
Mais
vous inquiétez-vous vraiment ?
J'ai souvent eu l'occasion d'aborder ces thèmes avec vous, et j'ai parfois eu comme réaction de votre part que tout cela ne vous intéressait pas beaucoup. Vous me dites qu'il y a des sujets plus importants, comme par exemple l'économie. Mais l'économie est intrinsèquement reliée à ces thèmes, puisque comme le précisait un article du Japan Times daté du 12 janvier 2025, les couts liés au changement climatique au Japon sont parmi les plus élevés au monde. Cet article rappelait en outre que si les émissions de gaz à effet de serre se poursuivaient sur la trajectoire actuelle, le Produit Intérieur Brut connaitrait une chute vertigineuse, d'autant plus terrible qu'elle ne serait pas anticipée. Le Japon va sombrer dans la pauvreté. Par ailleurs, les couts des assurances ont déjà augmenté, et aucune inversion de la tendance ne se dessine. Plusieurs régions risquent même fort d'être déclarées inassurables. Cela ne vous inquiète pas ?
Certains
d'entre vous me disent que les tensions internationales sont plus
importantes que les questions écologiques. Mais vous n'êtes pas
sans savoir que les enjeux des tensions internationales sont toujours
liés à des problèmes de ressources. Or, les ressources dont nous
avons besoin pour faire fonctionner la société actuelle fondent
comme neige au soleil, comme le répètent depuis des années des
spécialistes du domaine comme Philippe Bihouix. Que
ce soit au sujet des terres rares, nécessaires aux nouvelles
technologies, et dont la Chine détient le quasi-monopole, ou des
gisements de pétrole ou de gaz naturel (présents dans les iles
Senkaku, sur lesquelles lorgne la Chine), que ce soit les ressources
de l'Ukraine, déjà à feu et à sang, les tensions sont là et
c'est bientôt la planète entière qui va s'embraser. Alors
vraiment, on s'en fout ?
Certains
d'entre vous reconnaissent qu'ils sont inquiets mais me disent qu'on
ne peut rien y faire. Si, on peut faire des choses, et soyez bien
assurés que pendant qu'on ne fait pas, les politiciens font.
Un
article du Japan Times du 13 janvier 2025 expliquait que le
gouvernement japonais n'avait nullement l'intention de se passer des
énergies fossiles. Un article du Monde daté du 18 février 2025
précisait que cependant, le Japon s'engageait à réduire ses
émissions de gaz à effet de serre de 60%, annonce qui constituait
une source de grande autosatisfaction de la part du gouvernement.
Gouvernement qui oubliait au passage que pour respecter les accords
de Paris, il faudrait réduire ces émissions de 81%. L'article
détaille également que si la consommation d'électricité est en
hausse, c'est en partie à cause de l'énergie requise pour faire
tourner l'Intelligence Artificielle, et de la production de
semi-conducteurs... qui une fois sur le marché consommeront encore
plus d'énergie.
Pour
faire baisser les émissions, vos élus misent sur le nucléaire,
mais est-ce bien raisonnable dans le pays des tsunamis et des
tremblements de terre ? Vous reprendrez bien un peu de
Fukushima ?
Même dans le camp conservateur, des voix commencent à s'élever
pour rejeter le nucléaire.
Alors
certes, des efforts sont faits, comme dans la ville de Chiba, ainsi
que le relatait un article du Japan Times du 2 mars 2025. Mais
l'auteur de cet article expliquait que ces efforts relevaient surtout
de la communication et du bruit politiques, et étaient quoi qu'il en
soit insuffisants. Nous n'y arriverons pas comme ça.
Pendant ce temps, les stocks de riz diminuent, à tel point que le gouvernement n'a plus d'autre choix que de puiser dans les réserves nationales, destinées normalement à faire face aux situations de crise. Comme je le disais plus haut, les prix augmentent, mais paradoxalement, les revenus des agriculteurs baissent. Encore une question : où va l'argent ? Un article paru dans Médiapart le 1er avril rapportait une manifestation d'agriculteurs ayant eu lieu le 30 mars dernier à Tōkyō, en avez-vous entendu parler ? Quand j'en ai discuté avec vous, vous ne le saviez pas. Ces mouvements sociaux révèlent l'incompétence du gouvernement à comprendre et à faire face à la situation. Nobuhiro Suzuki, professeur à l'université de Tōkyō et auteur de Le Japon sera le 1er pays à mourir de faim, alerte depuis des années sur le taux d'autosuffisance très bas du pays. En cas de guerre (très probable avec la Chine, au sujet de Taïwan ou des iles Senkaku comme je le disais plus haut), le Japon n'aura peut-être pas le moyen d'être ravitaillé.
Mais
qu'on se rassure : le gouvernement est en train de mettre en place une agence pour faire face aux phénomènes extrêmes. Ce sera
sans doute très utile, mais plutôt que de réparer les dégâts et
d'intervenir en cas de désastre, ne serait-il pas plus prudent
d'anticiper et d'empêcher les catastrophes de se produire ?
Est-ce
que vous avez vraiment confiance en vos dirigeants, pensez-vous
qu'ils vous permettront de finir vos vies dans des conditions qui ne
soient pas déplorables, et qu'ils permettront à vos enfants de
manger à leur faim et vivre en sécurité ?
Qu'est-ce
que nous pouvons faire ? Faire payer les sacs en plastique dans
les konbini ne suffira pas à inverser la dynamique funeste, pas plus
que d'installer des mangeoires à oiseau sur votre balcon (d'autant
plus qu'on m'a informé récemment que c'était interdit). Ce n'est
pas avec de petits aménagements à l'intérieur du système actuel
que nous pourrons sauver l'humanité d'elle-même, c'est tout le
système qu'il faut changer.
J'avoue
que quand j'ai commencé à me pencher sur ces questions, il y a
quelques années, j'ai été tenté d'être partisan d'une dictature
verte. Considérant d'une part, l'urgence de la situation, et d'autre
part, l'inertie de la population, j'avais le sentiment que seules des
mesures fortes et coercitives étaient à même de nous procurer un
semblant d'espoir. Mais plus j'étudie ces thèmes, et plus je
comprends que la justice environnementale ne peut exister sans une
justice sociale, dans laquelle doivent être impliqués les citoyens.
C'est à nous de décider ce que nous voulons faire de nos vies.
Même
si j'ai cité ci-dessus de nombreux articles, je reconnais que les
journaux japonais restent timides sur le sujet. S'ils en parlent si
peu et si mal, c'est parce qu'aucun journal japonais n'ose aborder le
fond du problème, à savoir que c'est le consumérisme qui est
responsable du drame que nous vivons. Et si aucun journaliste
n'aborde le sujet sous cet angle, c'est que les journaux japonais
sont tous financés par de grands groupes industriels. Pour eux,
affirmer que le libéralisme est la cause de la catastrophe
reviendrait à se tirer une balle dans le pied. D'ailleurs, le Japon
a beau être une démocratie, il est classé 66ᵉ
concernant la liberté de la presse (la France est 25ᵉ,
ce n'est pas glorieux non plus). D'après
ce que je sais, il existe très peu de médias indépendants au
Japon, la presse ne peut donc que se contenter d'entretenir le
système actuel, en maintenant dans l'opinion générale l'idée que
seule la croissance pourra nous permettre de trouver « des
solutions ». Par ailleurs, ceux qui, sur YouTube par exemple,
font entendre une voix alternative, ont rapidement tendance à tomber
dans les méandres des théories du complot et l'ignorance des
réalités scientifiques. Moi-même, conscient de mes biais, je me
force à chercher des informations dans des médias qui vont à
l'encontre de mes convictions, afin de m'obliger à prendre du recul.
Qu'est-ce que j'y trouve ? Que le réchauffement climatique
serait dû à l'éruption d'un volcan en Indonésie, et que, Dieu ne
nous permettant pas de connaitre l'avenir, nous devons rester
prudents quant aux projections scientifiques.
Dans le même ordre d'idées, je ne sais pas sur quel site une de vos
compatriotes est allée chercher l'information qui dit que si les
Japonais arrêtaient la chasse à la baleine, lesdits cétacés
videraient la mer de ses poissons en les mangeant tous ! En
France, une telle contrevérité scientifique ferait rire, mais cette
Japonaise semblait croire dur comme fer à ce qu'elle avait lu.
Consulter des informations alternatives est donc important, mais il
est tout aussi fondamental de multiplier les sources afin de faire le
tri.
Régulièrement,
la JMA, Agence Météorologique Japonaise, tire le signal d'alarme
sur la situation mondiale, mais est-ce vraiment relayé ?
Entendez-vous des réactions des politiques ? Des journalistes ?
Des scientifiques ? Des citoyens ?
Alors une fois de plus, que faire ? Plusieurs moyens d'action sont à notre disposition. Le premier est d'aller voter, car même si aucun personnage politique n'est à la hauteur des enjeux (pas plus au Japon qu'en France, d'ailleurs), un vote peut marquer une tendance, manifester des préoccupations. Mieux que voter : se présenter aux élections. Interpellez vos élus, par écrit ou quand ils viennent parader dans les évènements publics. Vous pouvez aussi vous rapprocher d'une association, militer. Allez voir du côté de Greenpeace ou de Friend Of The Earth par exemple, à vous de faire votre choix en fonction de votre sensibilité. Vous pouvez participer à des jardins collectifs, organiser des discussions, intervenir dans des écoles, longue est la liste des moyens de résister.
Mais
surtout, nous devons « changer de boussole », pour
reprendre le titre d'un livre de Olivier De Schutter. La boussole
actuelle, c'est le PIB, érigé en religion à tel point qu'il semble
impossible de remettre en cause cette économie. Elle nous a apporté
tellement de bonheur, comment y renoncer ? Ce ne sont pas les
vieux croulants qui nous dirigent qui vont comprendre en premier que
le monde dans lequel ils ont grandi et se sont épanouis est terminé.
En
France, quand les citoyens achètent des choses, on dit qu'ils « ont
le moral. » Voilà qui m'a toujours laissé dubitatif. N'y
a-t-il pas d'autre moyen de s'épanouir qu'en dépensant son argent ?
Passer du temps avec ses proches, marcher en forêt, jouer de la
guitare, faire du bénévolat... Nous devons repenser notre rapport à
la société de consommation en nous demandant, à chaque achat :
en ai-je vraiment besoin ? Bien sûr, c'est difficile de
résister, tout étant fait pour contrôler nos comportements, de la
publicité à l'obsolescence programmée en passant par les
algorithmes des réseaux sociaux. Et si nous n'avons pas vraiment
besoin de consommer, le système se charge alors de créer des
besoins. Difficile de résister, mais pas impossible. A-t-on besoin
d'un robinet qui se déclenche tout seul quand on approche les mains
(réellement vu dans une maison japonaise), ou est-ce du superflu ?
Préfère-t-on être servi par un humain ou par un robot ?
(précision pour mes compatriotes français : oui, les robots
qui font le service se multiplient dans certains restaurants
japonais).
Pour
terminer, je voudrais vous poser une dernière question :
avez-vous conscience que les
carottes que vous achetez au supermarché sont gratuites ?
Ce que vous payez, c'est le salaire de l'agriculteur (un tout petit
peu), le transport et la logistique, le salaire du caissier (un tout
petit peu) et la marge du supermarché (énorme). Mais la carotte en
elle-même est gratuite. Que cette carotte nous aide à méditer.
Il y aurait encore beaucoup de thèmes à aborder mais je vais m'arrêter ici. Je n'ai pas parlé, par exemple, du sujet de la géo-ingénierie, que certains considèrent comme un espoir, alors qu'elle ne constitue qu'une menace supplémentaire à l'équilibre planétaire. Je n'ai pas non plus traité du techno-solutionnisme, car j'avais déjà évoqué ce sujet lors d'un précédent billet sur ce blog, de même que la monétisation des communs (comme l'eau) qui n'aboutirait qu'à une sordide fuite en avant. Je n'ai pas parlé de la montée du niveau de la mer qui, au Japon, est – ou tout au moins devrait être – un fort sujet de préoccupation, Tōkyō risquant littéralement de disparaitre sous les eaux, un peu comme dans le célèbre roman La submersion du Japon. Je ne suis pas ingénieur ou économiste, je ne suis spécialiste d'aucun des domaines dont j'ai voulu vous parler dans cette lettre. Je ne suis qu'un citoyen inquiet, qui brule d'envie de vous connaitre et vous comprendre davantage. Un petit Français qui vit au Japon.
On
pourrait très bien me reprocher mon ton moralisateur, alors que
moi-même je n'agis pas. C'est vrai, mon statut d'étranger limite
fortement mes moyens d'action. Je ne peux ni voter ni me présenter
aux élections. Ma voix porte très peu, j'en ai bien conscience. Par
ailleurs, je ne prétends aucunement être parfait. Par exemple, pour
faire traduire ce texte, je n'ai eu d'autre choix que d'utiliser Chat
GPT, ce qui va plutôt à l'encontre de mes idéaux. A ma minuscule
échelle pourtant, j'essaye simplement d'être responsable, mais ce
n'est pas mon propos aujourd'hui d'établir une liste de ce que je
fais pour tenter d'être en accord avec mes idées. Mon seul pouvoir,
ma seule force, c'est d'ouvrir le débat avec vous en vous adressant
ces mots, aussi humblement que possible. Évidemment, ce que j'ai
écrit dans cette lettre est tout aussi valable pour mes amis
français, ceux que je connais et ceux que je ne connais pas.
Chers
amis japonais, ceux que je connais et ceux que je ne connais pas, je
vous ai posé beaucoup de questions, se trouvera-t-il parmi vous
quelques personnes qui accepteraient d'y répondre ? C'est à
vous de prendre la parole.
Très
chaleureusement,
Ludovic