dimanche 9 décembre 2018

Le Krampus
Pour une fois, je ne vais pas vous parler du Japon mais de l'Autriche ! Car, comme c'est le cas pour Halloween ou Noël, les Japonais aiment faire leurs des coutumes venues d'ailleurs. Pour un pays qu'on dit plutôt fermé, le Japon se nourrit en vérité abondamment de l'influence étrangère. La tradition que je vais vous présenter est certes encore loin d'être intégrée à la culture japonaise, mais elle pourrait bien, au fil des ans, y trouver sa place. Il s'agit d'une tradition autrichienne appelée Krampus.
Si je m'en réfère à Wikipédia (car je n'avais moi-même jamais entendu parler de cette légende quand j'habitais en Europe), le Krampus est une créature mythique folklorique associée à saint Nicolas, lui-même à l'origine de notre Père Noël. Saint Nicolas, c'est le type sympa qui vient distribuer des friandises aux enfants qui ont été gentils, on connait. Mais pour l'équilibre, il fallait bien inventer quelque chose pour les enfants qui n'ont pas été sages. Dans certains pays, l'alter ego négatif de saint Nicolas s'appelle le père Fouettard. Tout de noir vêtu (ou de rouge, suivant les régions), celui-ci vient en général fouetter les enfants récalcitrants pour leur apprendre les bonnes manières, non mais. Il devrait venir faire un tour à l'école Gyôsei, il y aurait du boulot pour lui.
Le Krampus (ou simplement Krampus, si on considère que c'est son petit nom), c'est la version extrême du père Fouettard, son apogée horrifique. On le représente le plus souvent comme une bête à cornes, une sorte de bouc démoniaque, parfois avec une longue langue pendante, et sa particularité est d'être absolument terrifiant à voir, bien plus que le père Fouettard. En Europe de l'est, le Krampus défile en grognant dans les rues à l'approche de Noël, muni de chaines ou de cloches (les mêmes attributs que le père Fouettard), et il distribue des coups de fouets à tous ceux qui n'ont pas été cool avec leurs parents et/ou leur prof de français. Les costumes de Krampus, les masques en particulier, sont véritablement effrayants, à faire passer une fête d'Halloween pour une réunion de Bisounours. Ceux que vous voyez sur ces photos ont été importés d'Autriche. Parmi toutes ces créatures, je ne sais pas si une d'entre elles représente le Krampus officiel, ou si elles ont toutes droit à l'appellation Krampus. Franchement, même vous, en tant qu'adultes, vous ne les trouvez pas totalement effroyables ?
En ce début décembre, je me suis rendu à Itabashi, un quartier du nord de Tôkyô, pour assister au quatrième défilé du Krampus organisé au Japon. Déjà, moi qui croyais avoir été gentil cette année, je suis tombé de haut, parce qu'avec tous les coups de fouets que je me suis pris dans les jambes, j'ai dû faire pas mal de bêtises sans m'en rendre compte. Pardon petit Jésus. Mais moi, c'est rien. Parmi les enfants assistant à la parade, il y en avait certes quelques-uns que ça faisait bien rire, et qui se faisaient prendre en photo avec les gros messieurs pas beaux tout poilus. Mais pour d'autres enfants, la dimension festive de l'évènement n'était pas - mais alors pas du tout - évidente ! Les hurlements que j'ai entendus ce jour-là n'avaient rien d'un jeu, et les visages terrorisés de ces petits garçons et de ces petites filles continuent d'hanter ma mémoire. Il faut dire, chers lecteurs, que votre humble serviteur est un ex-traumatisé qui en a cuit. Quand je vous parle de trauma, je sais de quoi je cause, et en présence de tous ces enfants en larmes, je ne peux que compatir. Leurs cris réveillent en moi une douleur solitaire et profonde que j'ai trop souvent connue.
Certes, personnes n'était obligé de venir assister à la parade, mais je ne suis pas sûr que tous les enfants présents étaient parfaitement informés de ce qui les attendaient ce jour-là. Je reste très partagé. Doit-on permettre à un enfant d'approcher ses peurs pour apprendre à les dompter ? Après tout, ça a semblé bien marcher pour certains d'entre eux. Voire même, quelques pots de colle s'amusaient à aller faire chier les acteurs qui défilaient, et les services de sécurité avaient fort à faire pour calmer les plus excités. Mais pour ceux qui ne savaient pas ?... Pour tous ces enfants qui ne prenaient aucun plaisir à voir apparaitre devant eux des créatures que leurs pires cauchemars n'auraient jamais fait naitre ? Quel est le bénéfice affectif, psychologique ? J'ai beau réfléchir, et lutter pour mettre de côté mes cicatrices personnelles, je ne vois que souffrance inutile. Soumettre un enfant à un tel spectacle, quand c'est vécu avec autant d'angoisse, j'appelle ça de la maltraitance, voire de la torture psychologique. Et visiblement, ils sont quelques parents à n'éprouver aucun scrupule à torturer leurs enfants. Ce qui m'inquiète le plus, c'est que j'ai le vague sentiment que c'est le type de tradition qui a tout pour s'implanter confortablement au Japon. Quitte à importer des coutumes étrangères, je me dis qu'il vaudrait mieux choisir les meilleures que les pires...
       
 

Pourquoi pensé-je que cette tradition a toute sa place dans la culture japonaise ? D'une part, la dimension grotesque (pas dans le sens de ridicule mais dans le sens d'excessif et d'inquiétant) de l'évènement me semble répondre aux gouts des Japonais, si j'en juge la façon dont ils se sont approprié Halloween (vous pouvez relire mon article sur le sujet ici) ; ensuite, la cruauté perverse du défilé du Krampus peut même se rapprocher, d'une certaine manière, de la fascination pour le morbide qu'on trouve dans la littérature noire japonaise, Edogawa Ranpo en étant un exemple frappant ; et puis il y a encore cette appétence pour le déguisement présente dans des tas de pans de la culture nippone, depuis les cosplays jusqu'aux jeux érotiques. Mais surtout, la tradition du Krampus ressemble fort à une tradition purement japonaise, le Raihô-shin, qui vient d'être inscrite sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l'Unesco. On peut toutefois considérer qu'au contraire, la place du Krampus (j'entends par là, son rôle social et symbolique) étant déjà occupée par le Raihô-shin, le démon venu d'Europe de l'est ne pourra rester qu'en marge.
Le Raihô-shin est un rituel lors duquel des démons effectuent une visite dans les maisons des particuliers (mais je crois que la cérémonie peut également se dérouler dans la rue), au moment de la nouvelle année. Il existe plusieurs déclinaisons de cette tradition, la plus célèbre étant le Namahage (prononcez "nama-hagué", avec un H aspiré). Le Namahage est originaire du nord de l'ile de Honshu (l'ile principale de l'archipel), du côté de la préfecture d'Akita. Les démons, portant masques et costumes à l'aspect effrayant, réclament des enfants désobéissants ou paresseux pour les emporter avec eux, et les parents répondent qu'il n'y en a pas chez eux. Puis, par principe, les démons terrorisent encore un petit coup les enfants avant de repartir. Bien que les enfants soient généralement en larmes, ce rituel est considéré comme une source de bénédiction. Cherchez l'erreur. Je fais chaque jour mon maximum pour m'ouvrir l'esprit et intégrer en moi ma culture d'accueil, et je sais bien que d'un point de vue ethnologique, mon regard empreint de culture occidental n'a que peu de valeur, mais il me faudra sans doute vivre longtemps au Japon avant de pouvoir banaliser ces pratiques dans mon esprit. D'ici-là, le Krampus se sera peut-être implanté au Pays du Soleil Sanglant...

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