lundi 11 février 2019

Les maisons
Quand je suis arrivé au Japon, il y a maintenant presque trois ans, je me suis établi à Nagareyama pour des raisons pratiques, puisque c'est dans cette ville que je travaille. Je vous avais livré mes premières impressions ici. A cette époque, je me souviens que j'avais eu l'occasion de discuter avec un homme d'à peu près mon âge qui avait grandi à Nagareyama. Il m'avait raconté que dans son enfance, tout autour de sa maison n'étaient que champs et forêts, et que les habitations étaient soit regroupées en hameaux, soit totalement isolées comme dans une pure zone rurale. Aujourd'hui, Nagareyama est une cité-dortoir un peu cossue. Les activités et les centres d'animation y sont rares, les autochtones ne rentrant en général à la maison que pour dormir. Cette situation s'explique notamment par la proximité de la ville avec Tôkyô d'un côté, et Tsukuba (important centre de recherche universitaire spécialisé en particulier dans les hautes technologies aéronautiques) de l'autre, chacun de ces pôles aux deux extrémités de la principale ligne de train traversant la région. Malgré les changements décrits par mon interlocuteur, je m'étais étonné du caractère rural qui subsistait à Nagareyama. Mais au Japon, les choses évoluent vite, très vite...
Petit retour en arrière, pour bien situer de quoi on parle. Nagareyama est une ville de la banlieue nord de Tôkyô, à une vingtaine de kilomètres à vol d'oiseau, et une trentaine de minutes en train du centre de la capitale. Il n'y a pas d'activité particulière, pas de grande entreprise, pas de bureau, pas de building... Pas beaucoup de restaurants, pas de bar sympa, pas beaucoup de salles de jeux... Quelques barres d'immeubles mais surtout beaucoup de maisons individuelles, et les services qui vont avec : commerces de proximité, hôpitaux et autres services médicaux, écoles, etc. Bref, une pure ville de banlieue, très éloignée cependant des connotations souvent attachées à ce mot en français. En clair : ce n'est pas une banlieue qui craint (mais en même temps : y a-t-il des banlieues qui craignent au Japon ?!). Éparpillés parmi ces zones d'habitations, il restait, il y a trois ans, encore de nombreux espaces non construits. Certains étaient consacrés aux cultures potagères, quand d'autres étaient tout simplement vacants. Je me souviens en particulier d'une sorte de jardin communautaire où poussaient fleurs et légumes, sur le chemin qui mène de chez moi à l'école. En fait, Nagareyama me faisait un peu penser à Canteleu, la ville où j'ai grandi dans la banlieue rouennaise, avec ses champs qui se découvraient subitement aux détours des lotissements blancs.
Mais en l'espace de trois années, la ville a incroyablement changé. Je suis incapable de compter le nombre de bâtiments que j'ai vu sortir de terre, mais de tous ces espaces vacants, beaucoup ont disparu, laissant place à des maisons ou à de petits immeubles. Presque tous les champs ont été rasés, et les pelleteuses sont à l'oeuvre. Si le terrain est trop petit ou trop pentu, on dépose des tonnes et des tonnes de terre pour créer de toutes pièces des parcelles plus grandes et plus planes. La vitesse de l'urbanisation est délirante, et alors que je ne réside ici que depuis peu de temps, me voilà déjà nostalgique d'une petite ville où la verdure avait toute sa place.
 
Ces photos ont été prises à un an d'intervalle. La demande en logement est probablement très forte, et il faut y répondre. Et quand un petit cimetière occupe un terrain non bâti (il existe de nombreux micro-cimetières disséminés ça et là, il faudrait que je vous parle de ça un jour), c'est autant de place perdue, et il arrive qu'on démolisse carrément le cimetière. En effet, démolir pour reconstruire semble un procédé parfaitement intégré dans les mœurs locales. Il faut avouer que l'histoire de la France et celle du Japon sont très différentes, et par conséquent, les références culturelles n'ont rien en commun.
Rien qu'au cours du 20ème siècle, Tôkyô a été détruite deux fois : en 1923, suite à un incendie géant lui-même provoqué par un tremblement de terre, et en 1945, suite aux bombardements américains. Et quand je dis "détruite", ce n'est pas qu'un peu, hein. Les images font terriblement penser à celles d'Hiroshima après son anéantissement. Détruite et reconstruite. Les catastrophes, naturelles ou non, sont totalement inscrites dans le mode de pensée japonais. Il n'y a pas vraiment de plan d'urbanisme au Japon, c'est en partie ce qui donne à Tôkyô, quand on regarde la capitale dans son ensemble, son aspect de mosaïque hétéroclite : on démolit et on construit au fur et à mesure, à droite à gauche, en fonction des aléas et des opportunités. Au besoin, on reconstruit à l'identique, comme ce fut le cas pour le célèbre Pavillon d'Or, ravagé par les flammes et ressuscité comme un phénix. On peut encore citer l'exemple du château d'Ôsaka, magnifique à l'extérieur, tout en béton à l'intérieur. Peut-on considérer que c'est le même bâtiment ? Laisser vieillir ou préserver ? Pour les férus de philosophie, je vous renvoie à cette passionnante réflexion sur le bateau de Thésée. Quoi qu'il en soit, au Japon, si vous avez repéré une super boutique de glaces délicieuses, n'attendez pas pour y aller, elle aura peut-être cédé la place à un immense chantier trois mois plus tard, croyez-moi, c'est du vécu.
De ce fait, les Japonais sont sensiblement moins attachés que les Occidentaux à leurs logements. A Nagareyama, il n'y a pas que les terrains vagues que j'ai vu disparaitre. J'ai également assisté, à plusieurs reprises dans mon quartier, à la destruction de plusieurs maisons qui, en tout cas de l'extérieur, étaient encore tout à fait en bon état, pour laisser apparaitre des bâtiments plus neufs quelques mois plus tard. Cette photo était parue sur mon blog au tout début de mon exil nippon. C'était une maison au bout de ma rue. Voici ce qu'on trouve à la place aujourd'hui : une autre maison. D'ailleurs, au lieu de "quelques mois", il serait plus juste de dire "quelques semaines". Les murs tombent puis se dressent à un rythme que je ne saurais décrire.
Mais pour moi, le vrai choc a été la disparition de cette maison ancienne. Chaque matin, quand je passais devant en me rendant au travail, j'admirais son toit en tuile si traditionnel, et la majesté de cette grande bâtisse n'en finissait pas de me séduire. Et puis un jour, à mon grand étonnement, les bulldozers sont arrivés et ont tout fait tomber. Certes, les tuiles ont été préalablement prélevées et sans doute sauvées, mais pas de pitié pour le reste, j'en étais estomaqué. Pourtant, de toute évidence, il s'agit-là d'un symptôme de ma sensibilité occidentale, de mon attachement aux vieilles pierres (ou en l'occurrence, ici, aux vieilles planches), un attachement, comme je le disais plus haut, que les Japonais ne partagent pas nécessairement. Une vieille demeure n'est pas forcément synonyme de patrimoine, et sa fragilité peut même engendrer une forme d'insécurité. "C'est dangereux, il vaut mieux la casser" m'a-t-on dit. On remplace. Comme je le disais, l'éventualité d'un séisme majeur hante inconsciemment les esprits, rendant toute chose vouée à l'éphémère. A tout bout de champs, donc, on casse et on construit.
Et pour construire, là encore, tout est différent de nos conceptions occidentales. On commence par creuser des trous carrés ou rectangulaires, plus rarement ronds, bien propres, et toujours avec un petit escalier aménagé pour y descendre confortablement. Des grands trous, des petits trous, c'est très surprenant. Les explications que j'ai obtenues quant à ces fosses ne raccordent pas complètement avec ce que j'ai observé sur le terrain, mais il semble acquis qu'il y a un rapport avec la nature sismique des terres. Parfois, des baguettes sont plantées dans les fissures naturelles des sols, sans doute pour permettre quelques mesures, ne m'en demandez pas plus. Puis on rebouche tout et on construit. Je n'ai pas vu beaucoup de maison de maçon dans le coin, tout est du préfabriqué. Les armatures sont en bois et on fixe les murs dessus, et hop, c'est habité.
Ah, un dernier mot sur les murs, justement. Ce n'est pas parce que les Japonais sont moins matérialistes que nous concernant leur logement qu'ils en sont moins coquets pour autant. Les maisons ont beau n'être conçues que pour durer environ 25 ans, elles doivent être jolies. Apparence brique, pierre de taille, bois peint, voire enduit ou crépi pour faire plus vrai, le catalogue est vaste, mais ne vous y trompez pas : tout est en plastoc.
Voilà comment tout change si vite, voilà pourquoi mon interlocuteur "nagareyamien" ne reconnaissait pas la commune de son enfance.