jeudi 21 avril 2016

Quartier lointain
Ça fait exactement un mois que j'habite au Japon, et presque autant que j'y ai trouvé un logement fixe. Comme vous l'avez sans doute déjà remarqué, l'objectif de ce blog n'est pas de faire un quelconque reportage sur mon pays d'accueil. Mes photos en tant que touriste, vous les avez déjà vues. Mon propos est plutôt d'essayer de vous faire partager un Japon de tous les jours, un Japon qui n'a rien de sensationnel, mais qui m'intéresse, justement, pour son aspect "normal", un Japon des petits détails, en fait, mon Japon. Et là, je me sens bien frustré. Je ne suis pas un photographe professionnel, et mon talent ne suffit pas à transmettre les émotions subtiles que je ressens ici. A Tôkyô, c'est facile : où que vous posiez votre objectif, vos photos sont réussies. A Nagareyama, tout est si "normal" (j'ai toujours eu du mal avec ce mot, je ne peux pas l'utiliser sans guillemets !) que je ne sais pas comment vous montrer la beauté de la banalité.
J'adore mon quartier parce qu'il n'a rien de spécial. J'ai voulu prendre des photos de cette atmosphère où la vie semble s'écouler tranquillement, mais comme vous pouvez le voir, je n'ai pas réussi à capturer cette douce sensation presque vide, presque mélancolique. Seul la banalité transparait sur ces images.
 C'est le chemin que j'emprunte tous les matins pour aller au travail. Et tous les matins, je savoure ce calme, que certains jugeraient peut-être ennuyeux, mais que je trouve pour ma part plein de sérénité. On croise des gens qui sortent leurs poubelles, il n'y a pas beaucoup de chats mais les corbeaux sont énormes. Je croise aussi des collégiens, et leur uniforme a encore pour moi un côté exotique, veste à col Mao pour les garçons, marinière pour les filles. Ils passent parfois à vélo, pas un seul ne néglige de porter son casque blanc. Je suis un peu gêné, je n'ose pas leur demander de les prendre en photo.
 Je voudrais vous montrer le bruit du vent léger dans les bambous, je sais que quand on a du talent, on peut prendre un bruit en photo, mais moi, je ne sais pas faire ça. Je voudrais vous faire entendre ce silence des rues à peine perturbé par le son des pneus sur la chaussée, mais ici, vous ne voyez que la chaussée.
Si je pouvais, je vous ferais sentir le parfum des repas qui se préparent dans l'intimité des foyers, ce parfum de curry ou de riz bouilli qui s'échappe du cloisonnement familial par les interstices des volets coulissants et vous rencontre l'espace d'un instant, c'est comme un petit morceau de vie qui témoigne du secret des maisons.
Quand je longe les champs de légumes - il y en a quelques-uns sur mon trajet - et que le Soleil commence déjà à réchauffer l'air suspendu au-dessus de la terre retournée, je respire parfois l'odeur des poireaux frais, pas encore cueillis, qui exhalent une délicieuse amertume, glorification biologique du cycle des saisons dans toute sa simplicité.
J'aimerais aussi vous faire sentir le vent tiède, de plus en plus chaud à vrai dire, qui annonce ce que tout le monde m'a dit : au Japon, l'été est presque tropical. Les fleurs roses et chatoyantes ont quitté les branches des arbres, les bourgeons éclosent, on voit de plus en plus d'insectes. Ça fait quelques jours que je n'allume plus du tout mon chauffage, mais le temps change si vite que je garde encore le souvenir de la fraicheur printanière. Pourtant, la saison avance aussi lentement qu'inexorablement. Il arrive que le ciel se charge soudainement de noir. Avant d'être tropical, l'été sera orageux, je m'y attends. Mais tout ça, je ne sais pas le prendre en photo...
En fait, pour vous aider à saisir ce que peut être ce Japon de la simplicité quotidienne, je ne peux que vous recommander la lecture des livres de Jirô Taniguchi. Même pour ceux qui ne lisent habituellement pas de BD, et même pour ceux qui ont de fortes réticences à l'idée d'ouvrir une bande dessinée japonaise, l'oeuvre de Taniguchi pourrait modifier votre perception des choses, en vous apportant un regard neuf, loin des stéréotypes, sur la culture japonaise, et au-delà, sur la culture occidentale. Son livre le plus célèbre est sans doute Quartier lointain, mais mon préféré, celui que je vous conseille, est L'homme qui marche. Taniguchi sait décrire avec merveille la fausse vacuité d'un homme qui marche dans son quartier, à la rencontre des petits riens qui constituent l'essence même de la vie. Avec Taniguchi, la banalité devient poétique.

J'ai cherché, à travers cet article, à vous faire partager un peu de cet indicible quotidien qui rythme mes nouveaux repères, indicible car comment expliquer un tel amour pour ce qui n'a aucun relief, comment justifier que je remarque des choses qui n'ont rien de remarquable ?... Suis-je si conformiste que je me sens en harmonie avec la platitude ? Ne serais-je qu'un pitoyable naïf qui s'extasie devant le vide ? C'est possible mais, peut-être par réflexe de sauvegarde de mon amour-propre, c'est autre chose que je ressens au fond de mon cœur. Pour résumer, disons simplement que je suis heureux d'être là, et tant pis pour les platitudes.



6 commentaires:

  1. Merci pour ce petit moment de poésie du quotidien. Et oui: l'homme qui marche est un vrai régal dans ce domaine: il ne se passe absolument rien et ça fait du bien.

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  2. J'aime ! Cette sérénité arrive jusqu'à moi en te lisant... Ça fait du bien 😘

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  3. Ménon, ce n'est pas de la platitude.
    Le bonheur est fait de petits riens. Ce dont tu parles ce sont ces petits riens subtils qui font le bonheur d'être en vie, de sentir le vent doux sur soi et d'apprécier de traverser, par bribes senteurs couleurs, la vie des autres.
    Merci pour ce partage et belle vie au Japon !

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  4. Eh bien tu m ébahis chaque jour davantage,jamais je n avais perçu le poète sous la carapace du "petit Ludo";on ne voit pas grandir les enfants;continue de nous enchanter de tes enchantements.Mauricette

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  5. Mon frère, cet article m'a donné envie d'exhumer et de relire "L'Orme du Caucase" de Taniguchi que tu m'avais offert voilà fort longtemps, bien avant tes premiers voyages au japon, alors que tu avais déjà ce goût et cette attirance pour la culture Nippone. J'avoue que grâce à tes articles, je l'ai relu d'un autre œil, certains détails me sont apparus, d'autres ont pris sens. Merci pour ton Blog.

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  6. Je crois que j'adorerais vivre au Japon :)

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