samedi 28 mars 2020

Kusatsu onsen

Quatre heures de bus depuis la capitale, il faut vraiment être motivé pour se rendre à Kusatsu onsen. Justement, j'étais motivé. Pourquoi ? Parce que Kusatsu onsen, c'est un peu la Mecque des onsen. Laissez-moi vous raconter.
Kusatsu onsen est une station thermale située en pleine montagne, à une heure de route environ après Ikaho. Alors que j'avais quitté Tôkyô le midi sous un soleil radieux et une douceur printanière, je suis arrivé à destination sous une pluie battante et j'ai aussitôt été saisi par le vent givré descendu des sommets encore blancs. Il restait d'ailleurs quelques congères éparses dans le village, mais le niveau d'enneigement n'était pas suffisant pour maintenir ouverte la station de ski attenante.
La première chose qui marque, dès qu'on descend du bus, c'est cette puissante odeur de soufre qui règne dans toute la ville, ce parfum si caractéristique habituellement qualifié d'odeur d’œuf pourri. J'avais déjà pu sentir la même chose dans certains onsen à Hakone, mais ici, les effluves sont bien plus fortes.
Bon, j'ai connu des ryokan plus luxueux et plus confortables que Iijimakan, c'est le moins qu'on puisse dire. Equipement minimum, lavabo dans le couloir, murs défraichis... Le principal intérêt de cet établissement, c'est que le personnel est très jeune, et l'ambiance est particulièrement détendue. En plus, les repas sont copieux, ce qui, pour un gourmand comme moi, est tout autant appréciable que fatal (depuis cette visite, je me suis mis d'urgence au régime). Par ailleurs, c'est anecdotique mais pittoresque, l'auberge élève un oiseau (je ne m'y connais pas, je crois qu'il s'agit d'une perruche) en liberté. Pîchan - c'est son nom - ne rentre dans sa cage que pour dormir, mais le reste du temps, il se balade à son gré autour de l'accueil et fait copain avec les visiteurs. D'habitude, j'aime pas trop les piafs, mais celui-ci était sympa, c'était rigolo.
Pour ce qui est du onsen en lui-même, je n'en avais jamais testé d'aussi chaud. L'eau qui jaillit est à plus de 50° ! Même pour un Japonais, impossible de se baigner tel quel, et il faut, la mort dans l'âme, ouvrir le robinet d'eau froide pour tenter de faire baisser la température. Pourquoi la mort dans l'âme ? Parce que l'eau de source est chargée de nutriments bienfaisants, et la couper, c'est un peu comme, pour un amateur de vin, couper un grand cru pour l'adoucir. En tout cas, même en ajoutant de l'eau froide, ça reste très difficile de s'immerger dans le bain, et j'ai dû finalement opter pour un autre bassin, alimenté par une source différente, beaucoup plus abordable.
Le lendemain, s'il faisait toujours aussi froid, le ciel était totalement découvert et le soleil inondait l'espace. La première chose incontournable, quand on visite Kusatsu onsen, c'est le yubatake, littéralement le "champs d'eau chaude". Il s'agit de la place centrale de la ville, où une des sources perce la roche pour remplir d'abord un bassin, avant d'être acheminée dans des sortes de canaux en bois, pour enfin se déverser en cascade dans un second bassin. L'eau est très, très chaude, et la vapeur forme d'épais nuages qui masquent parfois la vue, c'est vraiment impressionnant. Cette source est celle-là même qui fournit le premier bain dans lequel j'avais vainement tenté de me plonger la veille. Alentour, d'autres sources font surgir une eau à 95° !
L'odeur du soufre est incroyable. On pense souvent que le soufre est nocif pour la santé, et on l'associe couramment à des images infernales. En fait, le soufre est non seulement bienfaisant pour notre corps, mais il est même totalement indispensable à notre organisme. Ses bénéfices médicaux sont nombreux. Sa mauvaise réputation vient peut-être de son odeur, mais j'avais déjà remarqué qu'on s'y habitue très vite, on peut même sans problème la trouver agréable. Moi, je m'en suis empli les poumons, une vraie cure. L'eau qui coule ici est si fortement chargée en soufre que des concrétions se forment sur la roche, la teintant de ce jaune clair typique. Dans le fond du bassin, par je ne sais quel procédé chimique, tout est recouvert d'un vert émeraude magnifique.
La petite ville de Kusatsu est charmante, avec de nombreux bâtiments en bois. Partout, ce ne sont que onsen et hôtels, le thermalisme est clairement la principale activité de la région. Beaucoup de visiteurs se promènent en yukata, ces kimonos légers, mais, mon dieu, ils doivent avoir super froid aux jambes ! J'ai cru voir que certains yukata qu'ils portaient étaient bien épais, mais comme le ryokan Iijimakan est plutôt du genre modeste (pour ne pas dire loqueteux), je n'aurais jamais pris le risque de m'aventurer dehors en hiver avec mon yukata... Ceci dit, pour se réchauffer les pieds, on peut compter sur les nombreux ashiyu, onsen pour les pieds, gratuits et à disposition un peu partout. Pour faire une pause lors de leur promenade, nombreux sont ceux qui se déchaussent et viennent prendre place autour du bassin en bavardant tranquillement. Moi j'ai choisi une autre façon de me réchauffer : un verre d'amazake, une boisson chaude à base de riz, douce, légèrement épaisse et tellement exquise. On peut aussi déguster des gâteaux cuits à la vapeur (les boites en bois contenant ces gâteaux sont directement posées sur les émanations des sources), ou bien des œufs mollets plongés dans l'eau naturellement chaude.
Dans le genre très surprenant, on trouve aussi un jardin tropical. Poussé par la curiosité, je suis allé le visiter. Il s'agit d'un dôme géant qui abrite une sorte de mini-zoo, hébergeant des animaux qu'on ne trouve habituellement que sous les climats tropicaux. Je ne suis pas sûr, mais je crois que la chaleur produite sous le dôme provient en fait des sources thermales. On y trouve des crocodiles (ou caïmans, je sais jamais), perroquets, serpents, tortues, lémuriens, cabiaïs, etc., le genre de bestioles que j'avais pu croiser lors de mon voyage en Guyane, il y a des siècles de cela. Vous connaissez, je crois, mon opinion sur les zoos. Même si je reconnais que ça fait plaisir de voir ces animaux d'aussi près, je me sens toujours un peu tristoune en sortant. Même les crocos, pourtant pas l'animal le plus sympathique de la Création, font de la peine dans leur petits enclos.
Beaucoup plus séduisant et beaucoup plus local, l'attraction touristique immanquable de Kusatsu, ce sont les yumomi. Je vous ai expliqué plus haut la réticence qu'ont les Japonais à couper l'eau de source. Pour la refroidir, mieux vaut la remuer avec une planche, et tant qu'à faire, en rythme et en chanson. C'est ce dont se chargent traditionnellement les yumomi. J'ai adoré ce mini-spectacle, j'ai trouvé ce chant si émouvant ! Même si là, coronavirus oblige, ces dames portaient toutes un masque. Les visiteurs peuvent s'essayer au touillage de l'eau, l'ambiance est bon enfant. Ah, si seulement j'avais eu une yumomi sous la main pour venir rafraichir mon bain le jour d'avant !
On peut facilement quitter le centre-ville à pied par de petites rues qui montent légèrement en suivant les cours d'eau. Le décor est tout de suite plus bucolique mais la grosse surprise vient de la rivière. En montagne, habituellement, l'eau des torrents est glaciale. Ici, elle est si chaude que de la vapeur s'en échappe en permanence ! Quand il fait froid, rien de tel que de plonger ses mains dans le cours d'eau pour se réchauffer inopinément.
Le soir venu, la ville change de visage. Des illuminations colorent le yubatake, évoquant pour moi ces espèces de lampes psychédéliques des années 70 aux motifs sans cesse changeants. On peut aussi penser aux films de Jean Rollin, ça reste dans mes références. Quand il fait -2°, en pleine nuit sur un petit chemin de montagne, et qu'on enlève ses chaussures pour se baigner les pieds dans l'eau chaude du torrent, tandis que le paysage vibre entre le bleu électrique et le violet byzantin, c'est une expérience surréaliste que je ne suis pas près d'oublier !

Le lendemain matin, grosse surprise au réveil : il est tombé au moins 20 centimètres de neige pendant la nuit ! Et ça continue. Le décor a encore complètement changé. La ville est toute blanche, le ciel tout gris, l'atmosphère toute voilée... et la chaussée très glissante ! Du coup, la station de ski d'à côté à rouvert de façon impromptue.
J'ai beau souffler sur mes mains, elles sont devenues presque insensibles. Je fais un dernier petit tour en ville pour prendre des photos en tremblant de tout mon corps, avant de me réfugier dans le confort rassurant d'un paisible café poka-poka, tout chaud-tout chaud, pour déguster un revigorant shiruko, délicieux potage de haricots rouges à la pâte de riz grillée.
Il sera bientôt temps de reprendre le bus, et pour une fois, je ne suis pas pressé de retrouver une météo plus clémente.



samedi 21 mars 2020

Quatre ans...

Chaque année, je tente de brosser un bilan provisoire de mon expatriation. Difficile de renouveler l'exercice sans me répéter. Je voudrais pourtant m'astreindre, aujourd'hui encore, à ce rituel que je trouve important pour prendre du recul, et qui, j'espère, vous aide à avoir de ma vie au Japon une vision plus globale que les morceaux de quotidien que je vous livre au fil des semaines et des mois. Si vous n'avez pas lu ces précédents billets-anniversaires, ou bien si vous désirez vous rafraichir la mémoire, je vous invite à les relire avant de poursuivre votre lecture. Cette fois-ci, je vais essayer de faire plus court, promis.
Je ne voudrais pas tomber dans d'affligeants poncifs en m'exclamant "comme le temps passe vite !", mais c'est tout de même étrange à dire : ça fait exactement quatre ans que je vis au Japon.

 

Comment ça va ?
Ça va bien, merci. Je me sens toujours en harmonie avec mes choix, cohérent avec moi-même. Je ne suis pas, mais alors pas du tout lassé du Japon, et je me sens très heureux de vivre ici. Même si ce pays n'est pas le mien, et ne le sera jamais, je me sens à ma place, car le Japon répond toujours à mes attentes d'inattendu. Je suis épanoui dans cette déstabilisation, j'ai exactement ce que je voulais. Vis-à-vis de ma démarche, du chemin que je me suis construit, ma présence ici me semble parfaitement légitime.
Le gros point noir reste la barrière linguistique. Si je me réfère à mes années de collège, et même mes années de lycée, je n'ai jamais été très doué pour les cours de langue. C'est tout de même un comble pour quelqu'un qui est devenu prof de Français Langue Étrangère ! Mais force est de constater qu'après tout ce temps passé en immersion, je suis encore loin d'être bilingue. Certes, mon apprentissage du japonais se fait un peu en dilettante, alors forcément, je ne progresse pas aussi vite que si je m'y consacrais intensément. Happé par le rythme du quotidien, d'autres priorités se sont imposées à moi. Il serait judicieux de ma part de reprendre le contrôle de tout ça.
Heureusement, je suis en couple depuis plus de deux ans avec une femme qui se trouve être - vous ne serez pas étonnés - japonaise, et ça, ça change ma vie. Sans elle, je serais probablement un peu perdu, et bien plus isolé que je ne le suis. Elle m'aide pour tout, traduit pour moi, corrige mon japonais, organise nos sorties... Elle constitue un pilier puissant dans ma vie de chaque jour, et je ne peux pas mesurer ce que je lui dois. Au delà de ce soutien "logistique", Kumiko m'ouvre également une fenêtre sur la culture japonaise, et sa présence à mes côtés enrichit considérablement ma découverte du pays. J'espère que, réciproquement, je sais lui apporter mon recul sur sa propre culture, en l'éclairant de mon point de vue déraciné. Vous allez le voir par la suite, cette notion de réciprocité est fondamentale dans ma conception actuelle de l'interculturalité. En tout cas, merci pour tout, Kumiko.



Quand le culturel...
Je ne vais pas répéter tout ce que j'ai écrit les années précédentes, mais oui, définitivement, nous sommes inexorablement formatés par la culture où nous étions baignés lorsque notre conscience du monde s'est originellement formée. Notre perception du réel ne peut se produire que strictement encadrée par les repères qui nous ont été transmis par le milieu (c'est-à-dire les individus, l'éducation, la société...) qui nous entourait lorsque nous avons appris comment s'établissaient les relations à autrui et aux objets, à tous les objets, concrets ou abstraits, avec lesquels nous étions en contact, car en retour, ces contacts ont forgé ce que nous sommes. Notre identité est née grâce à l'altérité, et c'est précisément notre identité qui nous permet d'appréhender le monde. On ne peut pas penser avec le cerveau d'un autre.
Avec beaucoup d'empathie et de sagacité, on peut tout juste imaginer ce qui se passe dans l'esprit de quelqu'un, mais il subsistera toujours une part de mystère. Si ce quelqu'un est très différent de nous, l'entreprise devient totalement impossible.
Les Japonais étant très différents de moi, leur système de pensée m'est complètement inaccessible. La culture japonaise étant aux antipodes de celle qui m'a vu naitre, je ne possède aucun point d'appui sur lequel je pourrais tenter de mettre en place une grille de lecture fiable quant à l'ensemble du système signifiant que représente une culture (toute proportion gardée : nous sommes tous des êtres humains, avec des bras, des jambes, etc., on a besoin de se nourrir, etc. ; notre nature peut donc éventuellement nous procurer une petite base commune nous permettant de communiquer).
En aucun cas je ne remets en cause cette prégnance de la culture sur la conception du réel. Mais...

... se frotte à l'individuel

Mais la société japonaise pas plus que la société française n'est composée de clones qui pensent exactement la même chose exactement au même moment sous le prétexte qu'ils ont été imprégnés de la même culture. Pourquoi ? 
D'une part, parce que même au sein d'une culture identique, chacun vit des expériences différentes, qui font de chacun une personne unique. C'est dans cette intervalle qui nous sépare que le libre arbitre éclot : puisque mon voisin ne fait pas la même chose que moi, je peux me comparer, et éventuellement m'en inspirer.
D'autre part, comme je l'ai déjà dit, nous avons la capacité d'apprendre, et l'apprentissage nous transforme. L'altérité à laquelle nous sommes confrontés au moment de l'élaboration primaire de notre compréhension des évènements est certes décisive, mais pas définitive. Cette altérité subsiste tout au long de notre vie, et elle peut influer sur nous, pour peu que nous y soyons ouverts. Pour dire les choses simplement, ce que nous considérons comme normal, parce que c'est ce que nous a appris notre culture, n'est peut-être pas aussi normal que ça, en tout cas n'est pas fondamentalement normal. Vous considérez que c'est normal de manger avec une fourchette et un couteau parce que c'est ainsi qu'on fait dans votre culture, et vous ne vous posez pas la question à chaque fois de vous mettre à table, mais vous savez parfaitement qu'on peut manger avec les doigts ou avec des baguettes, choses normales dans d'autres cultures. Il s'agit-là d'un exemple assez simple, mais cette façon de penser, cette conscience de la différence devrait en fait être valable pour tout. Malgré la domination de notre culture d'origine sur notre façon d'être, nous ne sommes pas totalement prisonniers d'un système. Vous pourriez, si vous le désiriez, apprendre à manger avec les doigts ou avec des baguettes. C'est en particulier grâce à cette capacité d'évoluer que je peux, malgré tout ce que j'ai prétendu plus haut, m'adapter et m'intégrer un tant soit peu à la culture japonaise.
Avec le temps, mon point de vue s'est légèrement décalé. Sans renier aucunement la dimension culturelle qui nous constitue, je considère aujourd'hui davantage la dimension individuelle qui se développe naturellement en chacun de nous. Ce n'est pas contradictoire, c'est complémentaire. Chacun est libre d'évoluer en dehors du chemin tracé par sa culture. Je ne dis pas que c'est facile, je dis que c'est possible. Vous considérez que c'est normal de manger, disons, un bol de céréales et de boire du thé au petit-déjeuner parce que c'est ce qu'on fait en France (je schématise), mais si vous décidiez à la place de manger du poulet et un bol de riz, vous ne pourriez plus dire que c'est ce qu'on fait, ce serait juste une autre manière de faire. Et si progressivement, tout le monde se mettait à changer ses habitudes, alors on pourrait dire que la société a changé, et vous avez participé à ce changement. A partir du moment où vous prenez conscience qu'il existe d'autres façons de faire (encore faut-il en prendre conscience, ce qui n'est pas évident), quoi que vous ferez désormais résulte d'un choix.
Quand on me dit : "c'est comme ça qu'on fait au Japon" (quel que soit le sujet, mettons par exemple des heures supplémentaires à rallonge sans être payé - meuhnon, n'y voyez pas là un exemple personnel😑), quand on me dit, donc, "c'est normal ici", j'ai envie de répondre (mais je ne peux pas toujours le faire) : "c'est comme ça que tu fais, mais il suffirait que tu fasses autrement pour que les choses soient autrement". C'est un peu facile de se cacher derrière des habitudes culturelles en disant "c'est pas de ma faute, c'est comme ça". Le choix existe, peut-être pas toujours, je ne suis pas si naïf, mais au moins parfois. Les choses peuvent changer si on décide de les changer. La question n'est pas toujours de savoir si ce qu'on fait est conforme à notre culture, mais aussi conforme à notre morale, à notre propre personnalité. Pour ça, il faut savoir se détacher des carcans de sa culture pour juger par soi-même. C'est valable pour moi, expatrié, comme pour mes hôtes. "A Rome, fais comme les Romains", je suis bien d'accord, mais l'humilité ne doit pas nous empêcher de garder notre esprit critique. L'expatriation, ce n'est pas toujours une culture confrontée à une autre culture, ça peut aussi être un individu qui rencontre d'autres individus. Mes choix ne sont pas toujours complètement téléguidés par mon origine française, mais par ma propre conception de ce qui est juste ou pas. Je ne suis pas la France, je ne suis pas les Français.
Qu'on ne se méprenne pas : je ne lance pas là un appel au changement à destination des Japonais. Outre le fait d'être arrogant, ce serait parfaitement vain. Le Japon est un pays très conservateur, dont les habitudes culturelles évoluent très lentement. Les Japonais sont souvent réfractaires aux changements, et je ne suis de toute façon pas venu ici pour prétendre imposer ma vérité aux autres. Mon positionnement correspond plutôt à une invitation à l'ouverture d'esprit, une main tendue pour que chacun puisse être à l'écoute d'autrui. Le Japon m'apprend et m'apporte tant, j'aimerais réciproquement montrer aux personnes que je rencontre qu'il existe d'autres façons de faire, d'autres façons de penser.
Qu'est-ce que ça change ? Tout.




Changer le monde ?

C'est mon credo : si tu ne crois pas, fondamentalement et sans aucune naïveté, que tu peux changer le monde, tu ne mérites pas d'être prof.
Est-ce que j'ai pour ambition de changer le monde ? D'une certaine façon, oui, même si ça peut paraitre très prétentieux dit comme ça. Je change le monde parce que j'existe. Par ma simple présence, comme tout un chacun partout sur la Terre, je participe à l'humanité, à son histoire et à son évolution. C'est ce que nous faisons tous. Ma personnalité influe naturellement et inexorablement sur mon entourage, de la même façon que les gens qui m'entourent influent sur moi, et ce quel que soit l'endroit où je me trouve sur la planète, que ce soit au sein de ma propre culture ou bien plongé dans une autre. Que je partage ou pas l'opinion de mes interlocuteurs, tous m'enrichissent de leurs idées, de leur sensibilité, certains me renforcent dans mes convictions (par empathie ou par réaction), font naitre en moi de nouveaux combats, et tous me permettent d'affiner ma vision du monde. Il n'y a aucune raison pour que la réciproque ne soit pas également vraie. Par ce qu'ils diffusent autour d'eux, les humains changent l'humanité.
Je change le monde en m'opposant quand je ne suis pas d'accord (vous l'aurez peut-être compris, je fais surtout allusion ici à mon cadre professionnel). Certes, les choses évoluent lentement et pas autant que je le souhaiterais, d'où un certain agacement, mais maintenant, ma directrice ne peut plus prendre ses décisions comme si le monde entier était soumis à sa volonté. Elle a un caillou dans sa chaussure qui lui rappelle certaines réalités qu'elle préfèrerait ignorer, comme par exemple le fait de savoir que se détacher un peu de son travail rend le travailleur plus épanoui. Cette idée non rentable à priori (mais parfaitement rentable si on considère qu'un travailleur épanoui est plus performant) lui échappe totalement. On peut tout à la fois pointer du doigt un manque d'ouverture interculturelle et de la bêtise personnelle. Je ne suis d'ailleurs pas seul dans ma lutte, nous sommes plusieurs à nous démener pour tenter de faire admettre à cette femme la nécessité de prendre en compte autrui et, accessoirement, d'enseigner à cette adorable personne le sens du respect (si on part du principe que, par exemple, nous demander de travailler trois semaines de suite sans prendre un jour de repos avec des dimanches non payés est un manque de respect). J'ai bien conscience qu'elle peut se débarrasser de tous ces cailloux d'un simple geste, mais ça ne change rien à la justesse de la démarche. Il faut agir parce que sinon la vie n'a pas de sens. Ce n'est pas une question de culture, c'est la raison d'être de l'humanité.
Mais je change le monde aussi - et c'est surtout dans ces moments-là que ça me rend heureux - en classe, à travers tout ce que j'essaye d'apporter aux enfants. Je suis professeur de langue, c'est important pour moi : j'associe, dans de jeunes esprits de surcroît, d'autres mots aux concepts, pour faire émerger d'autres concepts. Je m'efforce de transmettre une langue nouvelle et la culture qui va avec, une certaine ouverture d'esprit, j'essaye de développer leur imagination, de leur apprendre que leurs principales limites sont dans leur tête... J'initie mes élèves à l'histoire de l'art (art en relation avec la francophonie, pour rester dans le cadre de mes cours), parce que je suis convaincu que la confrontation à l'art stimule l'imaginaire et que la nouveauté (nouveau pour mes élèves : Gauguin, Doisneau, Kandinsky et bien d'autres) libère la pensée. Je leur parle aussi beaucoup d'environnement, je leur dis que c'est eux qui construiront le monde de demain, et que c'est à eux de décider de leur avenir.
Tout ceci vous parait manquer de modestie ? Je ne nourris pourtant aucune illusion sur ce que je fais. J'ai bien présent à l'esprit la petitesse de mes actions. Je ne suis qu'un grain de sable sur la plage. Mais que resterait-il d'une plage sans grain de sable ?




Sans conclusion 
Je l'ai dit et j'insiste : je ne suis pas venu au Japon en me disant que j'allais prêcher la bonne manière de penser, mais pour m'enrichir de la diversité du monde. Ce que moi je transmets aux Japonais (et aux Chinois, Vietnamiens, Coréens, Anglais, Américains, etc., bref, tous les gens que je rencontre) en retour est un échange spontané. Par ailleurs, en me transformant moi-même au contact de la culture japonaise, je transforme aussi ma culture d'origine.
Devenir enseignant au Japon est probablement une des plus belles choses qui soit arrivée dans ma vie, et qui plus est, enseigner à des enfants représente à mes yeux un bonheur que je n'aurais pas pu imaginer. Je n'ai pas d'enfant, mais les graines que je sème en espérant en voir germer quelques-unes sont une façon de laisser une trace de mon passage sur Terre. Mes élèves sont mes enfants.
Ma vie au Japon continue à se dérouler en alternant la routine et les découvertes. Je suis loin, très loin d'être blasé. J'en veux encore. Quand je fais mon jogging en admirant le Soleil se coucher près du mont Fuji, teintant de mille nuances orange le ciel enflammé, et que la délicate silhouette du volcan s'embrase de rouge, tandis que les nuages bleu-gris semblent se consumer lentement avant de plonger dans la nuit cendrée, je me dis que vraiment, je suis heureux d'être ici.

jeudi 5 mars 2020

Coronavacances

Vous êtes plusieurs à vous inquiéter pour moi, alors voici quelques nouvelles pour vous rassurer, et pour vous raconter le coronavirus pas comme dans les journaux mais vécu à mon échelle individuelle. Tout d'abord : je suis en bonne santé. C'est la merde mais je vais bien.
Procédons à un petit retour en arrière pour voir comment tout ça est arrivé.
Tout commence en décembre, en Chine. Quelques malades, puis beaucoup de malades, quelques morts, puis beaucoup de morts... Je suis l'affaire de loin, comme tout le monde, sauf que pour nous au Japon, la Chine n'est pas si éloignée que ça, alors forcément, on garde un œil attentif, surtout que la situation évolue très vite.
Puis il y a ce passager qui a contracté le virus à Hong Kong, et qui le transmet à d'autres passagers sur le Diamond Princess, qui à leur tour le transmettent à d'autres passagers. Plus de 500 personnes infectées en quelques semaines. Là, la vigilance commence à se transformer en légère inquiétude. Un médecin, spécialiste des maladies infectieuses (il est intervenu en Afrique lors des épidémies d'Ebola), monte à bord du bateau et en redescend quelques heures plus tard, en panique. Il poste une vidéo pour alerter de la situation. Dans ce type de cas, explique-t-il, la première chose à faire est de délimiter une zone contaminée, séparée d'une zone saine. Or là, sur le bateau, il n'y a aucune séparation ! C'est comme si tout le bateau était une zone contaminée ! On peut bien faire passer des tests aux passagers, rien ne garantit que s'ils sont sains au moment de l'examen, ils le seront encore le jour suivant. La vidéo est supprimée, pour réapparaitre un peu plus tard. Sans s'accuser, le gouvernement reconnait veiller à ce que "de fausses rumeurs" ne se propagent pas, pour "éviter la panique". Effectivement, les gens commencent à raconter n'importe quoi. Un influenceur prétend qu'en France, on n'attrape pas le virus parce que les Français se protègent avec des huiles essentielles. Et il se plaint ensuite d'être surveillé de près par les autorités qui bloquent ses posts.
Mon problème, c'est que je ne fais pas confiance au gouvernement, mais je ne fais pas non plus confiance à ceux qui ne font pas confiance au gouvernement. Entre contrôle autoritaire et théorie du complot, la vérité se dilue.
Toujours est-il qu'on regarde le nombre de personnes infectées grossir de jour en jour, et la question n'est plus de savoir si ce ballon de baudruche rempli de coronavirus finira par exploser, mais quand il explosera.
Puis avec une gestion aussi chaotique de la crise, ce qui devait arriver arrive : une femme testée négative s'avère être positive une fois rentrée en Australie. Des cas identiques se produisent avec des passagers japonais, qu'on a laissé rentrer chez eux en métro. On débarque les passagers jugés sains, mais 23 d'entre eux n'ont en fait pas été testés. Ça y est, le virus déferle. Les cas se multiplient doucement un peu partout sur le territoire.
Une enseignante qui travaille dans la ville de Chiba est infectée, son établissement ferme aussitôt. Elle habite dans l'ouest de la préfecture de Chiba. Nagareyama, la ville où j'habite, se trouve dans l'ouest de la préfecture de Chiba. Gloups, ça se rapproche. Puis ce sont trois personnes infectées - probablement dans une salle de sport - à Ichikawa (tout près de Nagareyama), ça se précise. A l'école où je travaille, on nous parle de la situation presque tous les jours lors de la réunion du matin. Les enfants et tout le personnel doivent se désinfecter les mains plusieurs fois par jour, et faire des gargarismes (ici, c'est considéré comme super propre).
Bien sûr, le racisme anti-Chinois ne connait plus aucune retenue, bientôt suivi du racisme anti-Coréens. Si les Japonais savaient qu'en Occident, leurs compatriotes sont victimes du racisme anti-Asiatiques...
Ça fait déjà bien longtemps que dans les magasins on ne trouve plus de masque hygiénique ni d'alcool pour les mains. Il parait que les masques ne sont utiles que quand on est déjà infecté, pour éviter de contaminer son entourage. Mais personne n'est capable d'expliquer pourquoi le virus passe dans un sens alors qu'il ne passe pas dans l'autre. Et de toute façon, vu le temps d'incubation du coronavirus, on risque de contaminer beaucoup de monde sans s'en rendre compte, il vaudrait donc mieux porter un masque pour ne pas participer à l'expansion de l'épidémie. Les Japonais en portent souvent, alors objectivement, ça ne change pas beaucoup le paysage, sauf que les masques sont devenus une denrée précieuse. Des petits malins font des réserves pour les revendre dix fois leur valeur sur internet. Rien n'arrête les vautours. Des rumeurs courent sur les réseaux sociaux : on annonce une pénurie de papier hygiénique, de mouchoirs en papier, de couches-culottes et des serviettes hygiéniques. Rien ne justifie une telle crainte, mais c'est trop tard, les gens se précipitent pour en acheter. Résultat : pénurie de papier hygiénique, de mouchoirs en papier, de couches-culottes et des serviettes hygiéniques. Comme ça, les paranoïaques peuvent crier : "Vous voyez qu'on avait raison ! Le gouvernement nous ment !" On parle déjà de pénurie de lait et d'argent liquide dans les distributeurs. Que faire ? Ne pas céder à la panique et se retrouver dans la mouise quand on en aura réellement besoin, ou bien être prudent et faire comme tout le monde, et ainsi participer à la rupture de stock ?
A l'école, il ne reste que deux semaines de cours avant les vacances de printemps, qui marquent la fin de l'année scolaire. Mais la menace semble se rapprocher encore : le mercredi, on nous demande en urgence de préparer discrètement des devoirs, au cas où les élèves auraient à quitter l'école plus tôt que prévu. Le jeudi, le premier ministre Shinzo Abe annonce que toutes les écoles publiques doivent fermer, la priorité étant de protéger les enfants. (Tiens, mais au fait, aucun enfant n'a été infecté !...) Nous ne sommes pas une école publique, mais nous avons la pression. Si le moindre cas apparait, c'est un procès assuré, assuré de perdre. Le vendredi soir, réunion d'urgence : le lendemain, samedi, sera le dernier jour de classe de l'année. "Vous avez ce soir pour tout boucler."
D'ordinaire, avant les vacances, les élèves ramènent progressivement leurs affaires à la maison, c'est échelonné. Mais là bien sûr, on n'a pas eu le temps de s'organiser. Ils quittent donc tous l'école chargés de sacs plus lourds qu'eux, qu'ils trainent par terre dans un bruyant désordre. Quelques parents viennent à la rescousse. C'est peut-être un peu exagéré, mais je pense à ces images de la guerre, lors de l'exode rurale, quand tout le monde fuyait les grandes villes pour aller se mettre à l'abri dans les campagnes. Je pense aussi beaucoup à Terre brûlée, le roman d'anticipation hyper réaliste et ô combien prémonitoire de John Christopher. On a à peine le temps de leur dire "au revoir les enfants". Il n'y a pas vraiment d'émotion, il y a juste une sorte de malaise qui flotte dans l'air et un amer sentiment d'inachevé. Ça fait bizarre de se dire qu'on ne les reverra que dans plus d'un mois, et qu'ils seront passés dans la classe supérieure.
Pour les profs par contre, pas de vacances anticipées : on doit continuer à venir tous les jours, à l'heure habituelle. C'est vrai qu'il y a pas mal de travail à finir, comme remplir les bulletins scolaires par exemple. Pas de quoi cependant nous occuper pendant deux semaines. Mais bon, si on n'a plus rien à faire, il faut aller le dire à la direction qui nous trouvera une belle occupation. C'est pas le ménage qui manque. Pour éviter de se contaminer entre nous, on ne doit pas rester dans la salle des profs, chacun est assigné dans une salle de classe séparée. Ambiance.
On nous martèle les consignes de sécurité, dans et en dehors de l'école. Eviter les rassemblements, tout ça tout ça. La directrice pète un câble : un de mes collègues est musicien et il a prévu des dates de concerts. "Si vous faites ces concerts, pas la peine de revenir ici l'année prochaine" (l'année scolaire, c'est-à-dire dans quelques semaines). Même chose pour un autre qui va dans une salle de sport tous les jours : "Si vous continuez le sport, vous pouvez chercher du travail ailleurs." Elle s'excuse le lendemain. Trop tard, le mal est fait, tout le personnel est furieux.
Sur les réseaux sociaux, des parents rouspètent (pas spécialement ceux de nos élèves, certains parents). Que faire des enfants quand on travaille ? Qui va s'occuper d'eux ? Shinzo Abe a la réponse : "pour vous aider à vous organiser, nous allons ouvrir plusieurs centres de loisirs qui accueilleront votre chère progéniture dans la journée." Des centres de loisirs qui se trouvent pour la plupart... dans des écoles publiques ! C'est rigolo, hein ?
La torpeur s'installe. De plus en plus d'évènements sont annulés, comme par exemple la célébration de l'anniversaire de l'empereur ; de plus en plus de lieux publics ferment leurs portes. A l'école, on est au chômage technique, c'est les coronavacances ! Je prépare des activités pour l'année prochaine, c'est toujours ça de gagné. Et puis à part ça, j'évite de sortir, je préfère me faire livrer plutôt que d'aller au restaurant, je ne vais pas au ciné, pas au karaoké...
Voilà où en est la situation à ce jour.
C'est évidemment susceptible d'évoluer au quotidien.
D'habitude, je rechigne à publier un article sur ce blog si je ne l'ai pas relu 60 000 fois, mais c'est la première fois que j'écris un sujet en rapport avec l'actualité toute chaude, presque en direct. J'espère que je n'ai pas laissé passer trop de coquilles, et si oui, j'espère que vous me pardonnerez.
C'est la première fois aussi que je publie un article sans illustration. Désolé, j'ai pas réussi à prendre le virus en photo.