samedi 21 mars 2020

Quatre ans...

Chaque année, je tente de brosser un bilan provisoire de mon expatriation. Difficile de renouveler l'exercice sans me répéter. Je voudrais pourtant m'astreindre, aujourd'hui encore, à ce rituel que je trouve important pour prendre du recul, et qui, j'espère, vous aide à avoir de ma vie au Japon une vision plus globale que les morceaux de quotidien que je vous livre au fil des semaines et des mois. Si vous n'avez pas lu ces précédents billets-anniversaires, ou bien si vous désirez vous rafraichir la mémoire, je vous invite à les relire avant de poursuivre votre lecture. Cette fois-ci, je vais essayer de faire plus court, promis.
Je ne voudrais pas tomber dans d'affligeants poncifs en m'exclamant "comme le temps passe vite !", mais c'est tout de même étrange à dire : ça fait exactement quatre ans que je vis au Japon.

 

Comment ça va ?
Ça va bien, merci. Je me sens toujours en harmonie avec mes choix, cohérent avec moi-même. Je ne suis pas, mais alors pas du tout lassé du Japon, et je me sens très heureux de vivre ici. Même si ce pays n'est pas le mien, et ne le sera jamais, je me sens à ma place, car le Japon répond toujours à mes attentes d'inattendu. Je suis épanoui dans cette déstabilisation, j'ai exactement ce que je voulais. Vis-à-vis de ma démarche, du chemin que je me suis construit, ma présence ici me semble parfaitement légitime.
Le gros point noir reste la barrière linguistique. Si je me réfère à mes années de collège, et même mes années de lycée, je n'ai jamais été très doué pour les cours de langue. C'est tout de même un comble pour quelqu'un qui est devenu prof de Français Langue Étrangère ! Mais force est de constater qu'après tout ce temps passé en immersion, je suis encore loin d'être bilingue. Certes, mon apprentissage du japonais se fait un peu en dilettante, alors forcément, je ne progresse pas aussi vite que si je m'y consacrais intensément. Happé par le rythme du quotidien, d'autres priorités se sont imposées à moi. Il serait judicieux de ma part de reprendre le contrôle de tout ça.
Heureusement, je suis en couple depuis plus de deux ans avec une femme qui se trouve être - vous ne serez pas étonnés - japonaise, et ça, ça change ma vie. Sans elle, je serais probablement un peu perdu, et bien plus isolé que je ne le suis. Elle m'aide pour tout, traduit pour moi, corrige mon japonais, organise nos sorties... Elle constitue un pilier puissant dans ma vie de chaque jour, et je ne peux pas mesurer ce que je lui dois. Au delà de ce soutien "logistique", Kumiko m'ouvre également une fenêtre sur la culture japonaise, et sa présence à mes côtés enrichit considérablement ma découverte du pays. J'espère que, réciproquement, je sais lui apporter mon recul sur sa propre culture, en l'éclairant de mon point de vue déraciné. Vous allez le voir par la suite, cette notion de réciprocité est fondamentale dans ma conception actuelle de l'interculturalité. En tout cas, merci pour tout, Kumiko.



Quand le culturel...
Je ne vais pas répéter tout ce que j'ai écrit les années précédentes, mais oui, définitivement, nous sommes inexorablement formatés par la culture où nous étions baignés lorsque notre conscience du monde s'est originellement formée. Notre perception du réel ne peut se produire que strictement encadrée par les repères qui nous ont été transmis par le milieu (c'est-à-dire les individus, l'éducation, la société...) qui nous entourait lorsque nous avons appris comment s'établissaient les relations à autrui et aux objets, à tous les objets, concrets ou abstraits, avec lesquels nous étions en contact, car en retour, ces contacts ont forgé ce que nous sommes. Notre identité est née grâce à l'altérité, et c'est précisément notre identité qui nous permet d'appréhender le monde. On ne peut pas penser avec le cerveau d'un autre.
Avec beaucoup d'empathie et de sagacité, on peut tout juste imaginer ce qui se passe dans l'esprit de quelqu'un, mais il subsistera toujours une part de mystère. Si ce quelqu'un est très différent de nous, l'entreprise devient totalement impossible.
Les Japonais étant très différents de moi, leur système de pensée m'est complètement inaccessible. La culture japonaise étant aux antipodes de celle qui m'a vu naitre, je ne possède aucun point d'appui sur lequel je pourrais tenter de mettre en place une grille de lecture fiable quant à l'ensemble du système signifiant que représente une culture (toute proportion gardée : nous sommes tous des êtres humains, avec des bras, des jambes, etc., on a besoin de se nourrir, etc. ; notre nature peut donc éventuellement nous procurer une petite base commune nous permettant de communiquer).
En aucun cas je ne remets en cause cette prégnance de la culture sur la conception du réel. Mais...

... se frotte à l'individuel

Mais la société japonaise pas plus que la société française n'est composée de clones qui pensent exactement la même chose exactement au même moment sous le prétexte qu'ils ont été imprégnés de la même culture. Pourquoi ? 
D'une part, parce que même au sein d'une culture identique, chacun vit des expériences différentes, qui font de chacun une personne unique. C'est dans cette intervalle qui nous sépare que le libre arbitre éclot : puisque mon voisin ne fait pas la même chose que moi, je peux me comparer, et éventuellement m'en inspirer.
D'autre part, comme je l'ai déjà dit, nous avons la capacité d'apprendre, et l'apprentissage nous transforme. L'altérité à laquelle nous sommes confrontés au moment de l'élaboration primaire de notre compréhension des évènements est certes décisive, mais pas définitive. Cette altérité subsiste tout au long de notre vie, et elle peut influer sur nous, pour peu que nous y soyons ouverts. Pour dire les choses simplement, ce que nous considérons comme normal, parce que c'est ce que nous a appris notre culture, n'est peut-être pas aussi normal que ça, en tout cas n'est pas fondamentalement normal. Vous considérez que c'est normal de manger avec une fourchette et un couteau parce que c'est ainsi qu'on fait dans votre culture, et vous ne vous posez pas la question à chaque fois de vous mettre à table, mais vous savez parfaitement qu'on peut manger avec les doigts ou avec des baguettes, choses normales dans d'autres cultures. Il s'agit-là d'un exemple assez simple, mais cette façon de penser, cette conscience de la différence devrait en fait être valable pour tout. Malgré la domination de notre culture d'origine sur notre façon d'être, nous ne sommes pas totalement prisonniers d'un système. Vous pourriez, si vous le désiriez, apprendre à manger avec les doigts ou avec des baguettes. C'est en particulier grâce à cette capacité d'évoluer que je peux, malgré tout ce que j'ai prétendu plus haut, m'adapter et m'intégrer un tant soit peu à la culture japonaise.
Avec le temps, mon point de vue s'est légèrement décalé. Sans renier aucunement la dimension culturelle qui nous constitue, je considère aujourd'hui davantage la dimension individuelle qui se développe naturellement en chacun de nous. Ce n'est pas contradictoire, c'est complémentaire. Chacun est libre d'évoluer en dehors du chemin tracé par sa culture. Je ne dis pas que c'est facile, je dis que c'est possible. Vous considérez que c'est normal de manger, disons, un bol de céréales et de boire du thé au petit-déjeuner parce que c'est ce qu'on fait en France (je schématise), mais si vous décidiez à la place de manger du poulet et un bol de riz, vous ne pourriez plus dire que c'est ce qu'on fait, ce serait juste une autre manière de faire. Et si progressivement, tout le monde se mettait à changer ses habitudes, alors on pourrait dire que la société a changé, et vous avez participé à ce changement. A partir du moment où vous prenez conscience qu'il existe d'autres façons de faire (encore faut-il en prendre conscience, ce qui n'est pas évident), quoi que vous ferez désormais résulte d'un choix.
Quand on me dit : "c'est comme ça qu'on fait au Japon" (quel que soit le sujet, mettons par exemple des heures supplémentaires à rallonge sans être payé - meuhnon, n'y voyez pas là un exemple personnel😑), quand on me dit, donc, "c'est normal ici", j'ai envie de répondre (mais je ne peux pas toujours le faire) : "c'est comme ça que tu fais, mais il suffirait que tu fasses autrement pour que les choses soient autrement". C'est un peu facile de se cacher derrière des habitudes culturelles en disant "c'est pas de ma faute, c'est comme ça". Le choix existe, peut-être pas toujours, je ne suis pas si naïf, mais au moins parfois. Les choses peuvent changer si on décide de les changer. La question n'est pas toujours de savoir si ce qu'on fait est conforme à notre culture, mais aussi conforme à notre morale, à notre propre personnalité. Pour ça, il faut savoir se détacher des carcans de sa culture pour juger par soi-même. C'est valable pour moi, expatrié, comme pour mes hôtes. "A Rome, fais comme les Romains", je suis bien d'accord, mais l'humilité ne doit pas nous empêcher de garder notre esprit critique. L'expatriation, ce n'est pas toujours une culture confrontée à une autre culture, ça peut aussi être un individu qui rencontre d'autres individus. Mes choix ne sont pas toujours complètement téléguidés par mon origine française, mais par ma propre conception de ce qui est juste ou pas. Je ne suis pas la France, je ne suis pas les Français.
Qu'on ne se méprenne pas : je ne lance pas là un appel au changement à destination des Japonais. Outre le fait d'être arrogant, ce serait parfaitement vain. Le Japon est un pays très conservateur, dont les habitudes culturelles évoluent très lentement. Les Japonais sont souvent réfractaires aux changements, et je ne suis de toute façon pas venu ici pour prétendre imposer ma vérité aux autres. Mon positionnement correspond plutôt à une invitation à l'ouverture d'esprit, une main tendue pour que chacun puisse être à l'écoute d'autrui. Le Japon m'apprend et m'apporte tant, j'aimerais réciproquement montrer aux personnes que je rencontre qu'il existe d'autres façons de faire, d'autres façons de penser.
Qu'est-ce que ça change ? Tout.




Changer le monde ?

C'est mon credo : si tu ne crois pas, fondamentalement et sans aucune naïveté, que tu peux changer le monde, tu ne mérites pas d'être prof.
Est-ce que j'ai pour ambition de changer le monde ? D'une certaine façon, oui, même si ça peut paraitre très prétentieux dit comme ça. Je change le monde parce que j'existe. Par ma simple présence, comme tout un chacun partout sur la Terre, je participe à l'humanité, à son histoire et à son évolution. C'est ce que nous faisons tous. Ma personnalité influe naturellement et inexorablement sur mon entourage, de la même façon que les gens qui m'entourent influent sur moi, et ce quel que soit l'endroit où je me trouve sur la planète, que ce soit au sein de ma propre culture ou bien plongé dans une autre. Que je partage ou pas l'opinion de mes interlocuteurs, tous m'enrichissent de leurs idées, de leur sensibilité, certains me renforcent dans mes convictions (par empathie ou par réaction), font naitre en moi de nouveaux combats, et tous me permettent d'affiner ma vision du monde. Il n'y a aucune raison pour que la réciproque ne soit pas également vraie. Par ce qu'ils diffusent autour d'eux, les humains changent l'humanité.
Je change le monde en m'opposant quand je ne suis pas d'accord (vous l'aurez peut-être compris, je fais surtout allusion ici à mon cadre professionnel). Certes, les choses évoluent lentement et pas autant que je le souhaiterais, d'où un certain agacement, mais maintenant, ma directrice ne peut plus prendre ses décisions comme si le monde entier était soumis à sa volonté. Elle a un caillou dans sa chaussure qui lui rappelle certaines réalités qu'elle préfèrerait ignorer, comme par exemple le fait de savoir que se détacher un peu de son travail rend le travailleur plus épanoui. Cette idée non rentable à priori (mais parfaitement rentable si on considère qu'un travailleur épanoui est plus performant) lui échappe totalement. On peut tout à la fois pointer du doigt un manque d'ouverture interculturelle et de la bêtise personnelle. Je ne suis d'ailleurs pas seul dans ma lutte, nous sommes plusieurs à nous démener pour tenter de faire admettre à cette femme la nécessité de prendre en compte autrui et, accessoirement, d'enseigner à cette adorable personne le sens du respect (si on part du principe que, par exemple, nous demander de travailler trois semaines de suite sans prendre un jour de repos avec des dimanches non payés est un manque de respect). J'ai bien conscience qu'elle peut se débarrasser de tous ces cailloux d'un simple geste, mais ça ne change rien à la justesse de la démarche. Il faut agir parce que sinon la vie n'a pas de sens. Ce n'est pas une question de culture, c'est la raison d'être de l'humanité.
Mais je change le monde aussi - et c'est surtout dans ces moments-là que ça me rend heureux - en classe, à travers tout ce que j'essaye d'apporter aux enfants. Je suis professeur de langue, c'est important pour moi : j'associe, dans de jeunes esprits de surcroît, d'autres mots aux concepts, pour faire émerger d'autres concepts. Je m'efforce de transmettre une langue nouvelle et la culture qui va avec, une certaine ouverture d'esprit, j'essaye de développer leur imagination, de leur apprendre que leurs principales limites sont dans leur tête... J'initie mes élèves à l'histoire de l'art (art en relation avec la francophonie, pour rester dans le cadre de mes cours), parce que je suis convaincu que la confrontation à l'art stimule l'imaginaire et que la nouveauté (nouveau pour mes élèves : Gauguin, Doisneau, Kandinsky et bien d'autres) libère la pensée. Je leur parle aussi beaucoup d'environnement, je leur dis que c'est eux qui construiront le monde de demain, et que c'est à eux de décider de leur avenir.
Tout ceci vous parait manquer de modestie ? Je ne nourris pourtant aucune illusion sur ce que je fais. J'ai bien présent à l'esprit la petitesse de mes actions. Je ne suis qu'un grain de sable sur la plage. Mais que resterait-il d'une plage sans grain de sable ?




Sans conclusion 
Je l'ai dit et j'insiste : je ne suis pas venu au Japon en me disant que j'allais prêcher la bonne manière de penser, mais pour m'enrichir de la diversité du monde. Ce que moi je transmets aux Japonais (et aux Chinois, Vietnamiens, Coréens, Anglais, Américains, etc., bref, tous les gens que je rencontre) en retour est un échange spontané. Par ailleurs, en me transformant moi-même au contact de la culture japonaise, je transforme aussi ma culture d'origine.
Devenir enseignant au Japon est probablement une des plus belles choses qui soit arrivée dans ma vie, et qui plus est, enseigner à des enfants représente à mes yeux un bonheur que je n'aurais pas pu imaginer. Je n'ai pas d'enfant, mais les graines que je sème en espérant en voir germer quelques-unes sont une façon de laisser une trace de mon passage sur Terre. Mes élèves sont mes enfants.
Ma vie au Japon continue à se dérouler en alternant la routine et les découvertes. Je suis loin, très loin d'être blasé. J'en veux encore. Quand je fais mon jogging en admirant le Soleil se coucher près du mont Fuji, teintant de mille nuances orange le ciel enflammé, et que la délicate silhouette du volcan s'embrase de rouge, tandis que les nuages bleu-gris semblent se consumer lentement avant de plonger dans la nuit cendrée, je me dis que vraiment, je suis heureux d'être ici.

2 commentaires:

  1. Avancer en se disant qu'on a fait le bon choix de vie, que demander de mieux pour poursuivre sa route avec sérénité?
    Bonne continuation sur le chemin du bonheur mon ptit Lu! ;)
    Et prends soin de toi...

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  2. Tu as trouvé le bonheur et le plus important est que tu en es conscient. C'est merveilleux 🤗 et ta transmission est essentielle auprès de tes enfants 😉 Je suis fière de toi 🙏

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