Quelle étrange sensation que de regarder ce chiffre augmenter chaque année. Huit. Comme une petite graine qu'on a plantée il y a longtemps, et qui a germé sous nos yeux sans qu'on réalise vraiment que la marche du temps faisait son œuvre. Et puis on prend soudainement conscience que cette petite graine est devenue un arbre. Ça fait huit ans que j'habite au Japon.
En quelques mots et beaucoup d'images, par où commencer le bilan de cette année ? Commençons par ma vie quotidienne.
Ma situation professionnelle n'a pas changé. Je travaille toujours en indépendant, à mon propre compte et pour deux entreprises avec qui je m'entends très bien. Il y a certains apprenants que je suis depuis des années, des nouveaux, d'autres ont arrêté. Mon apprenant le plus jeune a 5 ans, le plus âgé doit avoir dans les 75 ans. J'ai des grands débutants et des gens qui sont presque parfaitement bilingues. Certains étudient très sérieusement et progressent vite, pour d'autres, c'est, comment dire, c'est plus difficile. Voilà ma routine non routinière : c'est toujours la même chose et ça varie tout le temps. Le plus important, c'est que je suis vraiment très heureux dans mon travail. Je me sens utile et légitime dans ce que je fais. Je me sens à ma place.
Tantôt, je croule sous les demandes, tantôt je traverse des périodes plus calmes. Quand c'est intense, je m'en sors bien financièrement, mais quand le travail se raréfie, mes économies fondent à vue d'œil. Et si j'ai le malheur de prendre quelques jours de vacances, je me retrouve sur la paille. C'est inconfortable, mais moins que de déprimer dans son boulot.
Quelquefois, c'est vrai, je sature. Certes, je me plais dans mon rôle de prof, mais il m'arrive d'avoir le sentiment que si je ne m'éclatais pas dans mon métier, je n'aurais pas grand-chose pour m'éclater. A peine le temps de faire un peu de sport, pas vraiment d'amis ici, un quotidien toujours obstrué par la barrière linguistique, pas facile de recharger ses batteries. L'année dernière, il y a eu des tunnels particulièrement obscurs.
Pour garder mon énergie, parce qu'on n'a pas le choix, j'ai trouvé deux échappatoires. La première a été d'aller fréquenter les natsu-matsuri pendant tout l'été pour y danser le bon-odori. Je vous avais raconté ça en détail dans un long article, j'espère que ça vous aura intéressés. La deuxième a été mon petit voyage à Hokkaidô en janvier. Une vraie pause, un vrai changement de décor, tout en restant au Japon. Je vous avais raconté ça dans deux articles, et ceux qui me suivent sur mon compte professionnel Instagram ont pu voir quantité de photos presque en direct.
J'ai quitté mon pays natal parce que j'avais un besoin d'ailleurs, un besoin d'expériences. J'ai ce que j'ai voulu, mais je crois qu'il est impossible d'échapper à la répétition parfois lancinante des jours. Même quelqu'un qui changerait d'univers - de travail, d'environnement, de rythme - tous les six mois rentrerait lui aussi dans une forme d'habitude. Même repu, je ne suis jamais rassasié. C'est mon moteur et mon malheur. Comme un junkie de Burroughs, comme un vampire d'Anne Rice, avide de sang neuf, j'ai souvent la sensation de suivre à la trace une substance m'entrainant dans un monde fantasmé qui ne peut conduire qu'à une chute abyssale. Vais-je rencontrer une chenille fumant son houka ou un chat énigmatique ? Vais-je rencontrer la reine de cœur ?
Si mon esprit divague constamment, le Japon n'est pas le pays des merveilles, loin s'en faut, et je ne l'ai d'ailleurs jamais idéalisé tel. Le fait est que pour l'instant, il est encore le seul fluide apte à me faire sentir vivant. Quel est le vôtre ?
J'aime le Japon, il m'attendrit, m'ouvre l'esprit, m'étonne encore, et parce que je l'aime, je m'inquiète pour lui. Engoncé dans des certitudes qui lui ont été dictées par d'autres, le Soleil levant pourrait bien mourir d'immobilisme. Certes, la rigidité qui régit les règles sociales tacites de cette société n'est non seulement pas une surprise, mais elle a ses raisons d'être. Pas une surprise, puisque je la connaissais avant de venir ici, et comment aurais-je pu l'ignorer, alors qu'elle est si souvent caricaturée dans l'Hexagone. Ses raisons d'être, parce que cette inflexibilité sert de ciment social, elle est ce qui donne aux Japonais leur sentiment d'unité, et partant, de solidarité et de respect. La régularité rend le quotidien plus facile. Par ailleurs, une société aux habitudes strictes n'empêche pas nécessairement l'épanouissement personnel, car il y a toujours un moyen de slalomer entre les piliers puissants qui soutiennent ce peuple.
Le souci, selon mon point de vue d'Occidental, c'est que la rigueur que les Japonais se font un honneur de s'imposer leur applique des œillères qui limitent leur monde et ainsi ralentissent l'évolution de leur culture. On peut y voir le garant des traditions, et s'en réjouir. Si la culture japonaise s'était totalement dissoute dans la mondialisation, il n'y aurait plus de cérémonie du thé, plus de hanami, plus de onsen, le kendô se serait transformé pour devenir un sport olympique aussi populaire que le judo, les restaurants à thème barjots se seraient assagis pour convenir à tous les touristes, les excès auraient laissé la place à l'uniformité. Je ne peux donc que me réjouir, moi aussi, de la préservation de ce qu'on pourrait appeler, avec un milliard de guillemets, "l'identité japonaise" (je vous en mets pas un milliard par souci de lisibilité).
Pourtant, poussé à l'extrême, ce conservatisme présente un revers de médaille qui pose question. Ainsi, lorsque la dernière miss Japon, Karolina Shiino, a été élue, beaucoup se sont félicités du renouveau qu'elle symbolisait, puisque cette jeune femme est d'origine ukrainienne (elle a été naturalisée en 2022). Bien sûr, de nombreuses voix se sont élevées en réaction, se lamentant que cette personne ne représentait pas le Japon. Rien de surprenant, le racisme est universel. Ce qui me chiffonne, c'est que quelques jours après cette nomination, un journal a révélé la liaison que Karolina avait eue avec un homme marié, et que la jeune femme a été contrainte de rendre sa couronne. Non, elle n'a pas trompé son mari, puisqu'elle est célibataire, mais elle a déshonoré son titre en bravant les valeurs traditionnelles (alors que l'adultère est monnaie courante chez les couples mariés). En fait, cette anecdote est assez typique de la société japonaise, car la vie privée des célébrités est souvent scrutée et dénoncée au moindre écart, comme si les personnalités publiques se devaient de présenter une pureté qui n'existe pas dans la vie réelle.
On pourrait disserter longuement sur l'évolution naturelle d'une culture et la préservation nécessaire des racines, qui semblent deux directions antinomiques. Comme tous les peuples du monde, je crois, les Japonais bataillent entre ces deux dynamiques. Mais la vérité, toujours selon mon point de vue d'Occidental, c'est que le Japon s'est déjà un peu perdu, et je pense que ça remonte à 1854. Aujourd'hui non plus, je ne vais pas vous refaire l'Histoire du Japon, mais en très résumé : le Japon est resté fermé pendant des siècles, entretenant un système féodal loin de ce que l'Occident appelait, et appelle encore, la modernité. Moi qui suis très attaché à la notion d'échanges interculturels, je ne peux pas défendre cette fermeture. Mais je peux encore moins défendre le commodore Perry qui, depuis ses puissants bateaux de guerre américains, est venu braquer ses canons vers Tôkyô pour obliger le gouvernement nippon à s'ouvrir, parce que tout de même l'Occident avait beaucoup de choses à vendre, et tant pis si c'était avec un revolver sur la tempe mais les Japonais étaient priés d'acheter, parce que c'est comme ça, parce que c'est le commerce, parce que la force c'est la loi.
L'ouverture n'a pas eu que des effets négatifs. Les Japonais ont su s'approprier ce que le monde occidental apportait, technologies et traditions. Grâce à ça, le Japon est à présent numéro un en matière de robotique, par exemple, et produit des super mangas avec des super robots dedans. J'adore, sans ironie. En matière de traditions, c'est jusqu'à Noël et la Saint Valentin qui se fêtent ici à la sauce nippone. Mais le cadeau était empoisonné. On ne se frotte pas impunément aux lois du commerce. Les Japonais, qui étaient traditionnellement très attachés à leur environnement, ont rompu avec leurs liens en se lançant à corps perdu dans cette frénésie appelée développement. Cette folie implique de détruire la nature pour produire des choses, pour vendre des choses et pour acheter des choses. Leur erreur est avant tout la nôtre, Occidentaux, ne l'oublions pas. Par servilité envers notre pseudo modèle, les Japonais ont avalé non seulement les bienfaits de l'ouverture interculturelle, mais aussi les pires travers de notre société. Le problème, c'est qu'à cause de la difficulté à changer de cap dont je parlais plus haut, le Japon est en train de s'autodétruire. Je ne vais pas développer ce point maintenant car j'y reviendrai dans un futur billet, mais juste à titre d'exemple : quand je travaillais dans une école primaire, à chaque évènement important (cérémonie, visite des parents, etc.), on nous demandait de porter un costume. Un costume-cravate, le costume obligatoire de l'employé de bureau. C'est comme ça, ici, me disait-on. C'est le Japon, me disait-on. Mais je crois que non, ce n'est pas le Japon. Si on m'avait demandé de porter un costume traditionnel, hakama, kimono, ce genre de chose, alors là oui, j'aurais pu l'entendre, mais le costume-cravate, c'est juste pour copier un monde importé. Ce costume est à présent tellement ancré dans les habitudes que les Japonais eux-mêmes croient qu'il est traditionnel. Pourquoi serait-il bon d'accepter une miss Japon d'origine étrangère et aux mœurs de monsieur et madame Tout-le-monde, et ne serait-il pas bon de copier les habitudes vestimentaires venues d'Europe ? J'aurais bien du mal à l'expliquer, mais je trouve important d'y réfléchir. Je reviens donc à ce que je disais : le Japon s'est perdu dans un modèle dicté par d'autres. Si ça ne concernait que le costume, la belle affaire, ce ne serait qu'une question de mode, pas de quoi fouetter un sushi. Quand il s'agit de préserver l'habitabilité de la planète, ça me fait moins rigoler. Bref, le Japon se prépare des jours sombres. J'y reviendrai, promis.
Voilà ce que je peux vous dire en regardant ce que j'ai vécu et ressenti cette année. Certains d'entre vous trouveront sans doute que ce bilan est plus noir que les précédents, plus négatif, et plus sévère envers le peuple japonais. Pour ma part, je crois que le temps et l'expérience m'apportent de la nuance et j'ai la prétention de nourrir un sentiment plus équilibré et donc, j'espère, plus riche.
Nonobstant la relative ombre que j'ai pu projeter, ne vous inquiétez pas pour moi, je ne déprime pas, loin de là, et si vous le croyez malgré tout c'est que vous m'avez mal lu, ou que je me suis mal exprimé. Si vous doutez encore, jetez donc un œil à ces nombreuses photos ci-dessous, et vous aurez une idée de mon bonheur d'être ici. Ces images me fascinent, j'y trouve une profondeur qui défie les mots pour entrer en résonnance avec mon essence. Ma vie intérieure bouillonne, une sève dense et ardente abreuve chaque fibre de mon corps, l'arbre a des branches secrètes, et je sais me cacher sous ses feuilles.