Est-ce
une de mes soudaines crises d'hypersensibilité ?
Ce
matin, j'étais assis dans le train, et j'ai vu un jeune garçon
monter à la station Hatsuishi. On était samedi, de bonne heure, et
le train n'était pas bondé.
Ce
garçon devait avoir dans les 13, 14 ans. A sa posture, sa façon de
se tenir dans l'espace, de regarder autour de lui, j'ai tout de suite
senti qu'il était handicapé. Rien de flagrant, juste des petits
signes qui mis bout à bout devenaient éloquents. Probablement pas
très handicapé, juste une forme de difficulté à appréhender les
rapports sociaux, j'imagine. D'ailleurs, il portait un uniforme
scolaire, preuve qu'il était en capacité d'être scolarisé. Je ne
suis pas médecin, et quand bien même je le serais, il serait
outrancier de poser un diagnostique rien qu'en observant quelqu'un
quelques secondes. Je ne pose pas de diagnostique, je donne seulement
mes impressions.
Les
yeux de ce garçon semblaient quelque peu apeurés. Quelque-chose
dans ses mouvements de tête le montrait craintif. Je l'ai même vu
faire une sorte de petit ojigi dans le vide, un ojigi destiné à
personne en particulier. L'ojigi (prononcé odjigui) est impossible à
traduire en français, le seul mot qu'on possède est « courbette »,
parfaitement inadapté puisqu'il a une connotation de soumission,
voire même de ridicule. Au Japon, l'ojigi est une salutation
respectueuse, qu'elle serve à dire bonjour ou au revoir, à exprimer
des excuses ou des remerciements. Quand il est nettement marqué,
l'ojigi s'effectue en s'inclinant vers son interlocuteur. Dans sa
forme la plus légère, l'ojigi se réduit à un simple hochement de
tête. C'est un ojigi comme ça que j'ai vu ce jeune homme faire dans
le vide, un hochement de tête rapide comme quand on a furtivement
bousculé quelqu'un de façon involontaire. Mais il n'avait bousculé
personne, c'était comme s'il s'excusait simplement d'être là. Ses
lèvres bougeaient imperceptiblement, il parlait tout seul, ou
peut-être parlait-il à quelqu'un. Et il continuait à regarder
autour de lui comme si le monde était une menace pour lui, ou comme
s'il craignait d'être une menace pour le monde. A chaque fois que
les portes s'ouvraient, il se déplaçait vivement de façon à ne
pas gêner les personnes qui montaient ou descendaient, il s'écartait
un peu comme beaucoup de gens le font, mais un peu plus que ce que
font beaucoup de gens. Il fuyait. J'ai ressenti sa peur. Il avait
peur des gens.
J'ignore
totalement pourquoi, et j'ignorerai toujours pourquoi, mais une
énorme vague de tendresse est montée en moi en observant ce garçon.
Soyez assurés que je ne suis pas du genre à m'apitoyer sur les
handicapés, et d'ailleurs ce n'est nullement son handicap qui m'a
touché, mais l'inquiétude dans ses yeux, dans ses mains, dans ses
pas. J'avais envie de lui sourire, pour le rassurer, mais il ne me
regardait pas. J'avais envie de le prendre par les épaules et de lui
dire « Tout va bien. N'aie pas peur. Il n'y a pas de danger. »
Je ne l'ai pas fait, bien sûr, trop conscient que j'étais sans
doute en train de projeter mon imaginaire sur lui, même si je
n'étais peut-être pas si éloigné de son imaginaire à lui.
Nous
sommes descendus au terminus, il marchait toujours de son pas mal
assuré, comme si un Mal invisible le suivait. Je suis allé prendre
ma correspondance parmi la foule. C'est tout.
Et
je n'arrêtais pas de penser à lui, de me dire que j'aurais aimé
faire quelque-chose pour lui. Je ne me disais pas « le
pauvre », je me disais juste « mon ami, mon frère, mon
fils, je voudrais t'aider, j'aurais voulu t'aider, t'apaiser. »
C'est
peut-être un effort pour rationaliser cette irrationnelle vague de
tendresse, mais j'ai cherché à comprendre pourquoi je m'étais à
ce point senti en empathie avec ce garçon. Je me suis construit une
interprétation faiblarde dont je me suis pourtant contenté. Je me
suis dit que ce garçon était un peu à l'image de la société
japonaise. C'est peut-être à ça qu'il m'a fait penser. Les
individus sont tellement enserrés dans des attendus qu'ils hésitent
parfois à exister. C'est comme si même le corps était de trop.
Voilà, je me suis construit un symbole, c'est plus facile comme ça.
Ce jeune homme représentait les Japonais écrasés sous le poids de
leurs propres conventions sociales. C'est simplement ce que j'ai
voulu voir car en vérité, les Japonais ne disparaissent pas sous
leur propre culture, ils la vivent d'une façon que nous ne pouvons
pas pénétrer, de même qu'en vérité, je n'ai pas pénétré une
seule seconde dans les pensées du jeune homme. Je n'ai fait
qu'imaginer, de mon œil, pris dans ma vague.
Et
moi, extérieur et compatissant, souffrant ou ayant souffert d'autres
souffrances ou de souffrances similaires, je l'aimais comme j'aime
les Japonais, ou des Japonais, certains Japonais aux épaules
fragiles, moi qui ne suis pas tellement fort non plus. Ce garçon,
j'avais envie de le prendre pas les épaules et de lui dire « Je
t'aime. »