dimanche 27 avril 2025

Un garçon

Est-ce une de mes soudaines crises d'hypersensibilité ?
Ce matin, j'étais assis dans le train, et j'ai vu un jeune garçon monter à la station Hatsuishi. On était samedi, de bonne heure, et le train n'était pas bondé.
Ce garçon devait avoir dans les 13, 14 ans. A sa posture, sa façon de se tenir dans l'espace, de regarder autour de lui, j'ai tout de suite senti qu'il était handicapé. Rien de flagrant, juste des petits signes qui mis bout à bout devenaient éloquents. Probablement pas très handicapé, juste une forme de difficulté à appréhender les rapports sociaux, j'imagine. D'ailleurs, il portait un uniforme scolaire, preuve qu'il était en capacité d'être scolarisé. Je ne suis pas médecin, et quand bien même je le serais, il serait outrancier de poser un diagnostique rien qu'en observant quelqu'un quelques secondes. Je ne pose pas de diagnostique, je donne seulement mes impressions.
Les yeux de ce garçon semblaient quelque peu apeurés. Quelque-chose dans ses mouvements de tête le montrait craintif. Je l'ai même vu faire une sorte de petit ojigi dans le vide, un ojigi destiné à personne en particulier. L'ojigi (prononcé odjigui) est impossible à traduire en français, le seul mot qu'on possède est « courbette », parfaitement inadapté puisqu'il a une connotation de soumission, voire même de ridicule. Au Japon, l'ojigi est une salutation respectueuse, qu'elle serve à dire bonjour ou au revoir, à exprimer des excuses ou des remerciements. Quand il est nettement marqué, l'ojigi s'effectue en s'inclinant vers son interlocuteur. Dans sa forme la plus légère, l'ojigi se réduit à un simple hochement de tête. C'est un ojigi comme ça que j'ai vu ce jeune homme faire dans le vide, un hochement de tête rapide comme quand on a furtivement bousculé quelqu'un de façon involontaire. Mais il n'avait bousculé personne, c'était comme s'il s'excusait simplement d'être là. Ses lèvres bougeaient imperceptiblement, il parlait tout seul, ou peut-être parlait-il à quelqu'un. Et il continuait à regarder autour de lui comme si le monde était une menace pour lui, ou comme s'il craignait d'être une menace pour le monde. A chaque fois que les portes s'ouvraient, il se déplaçait vivement de façon à ne pas gêner les personnes qui montaient ou descendaient, il s'écartait un peu comme beaucoup de gens le font, mais un peu plus que ce que font beaucoup de gens. Il fuyait. J'ai ressenti sa peur. Il avait peur des gens.
J'ignore totalement pourquoi, et j'ignorerai toujours pourquoi, mais une énorme vague de tendresse est montée en moi en observant ce garçon. Soyez assurés que je ne suis pas du genre à m'apitoyer sur les handicapés, et d'ailleurs ce n'est nullement son handicap qui m'a touché, mais l'inquiétude dans ses yeux, dans ses mains, dans ses pas. J'avais envie de lui sourire, pour le rassurer, mais il ne me regardait pas. J'avais envie de le prendre par les épaules et de lui dire « Tout va bien. N'aie pas peur. Il n'y a pas de danger. » Je ne l'ai pas fait, bien sûr, trop conscient que j'étais sans doute en train de projeter mon imaginaire sur lui, même si je n'étais peut-être pas si éloigné de son imaginaire à lui.
Nous sommes descendus au terminus, il marchait toujours de son pas mal assuré, comme si un Mal invisible le suivait. Je suis allé prendre ma correspondance parmi la foule. C'est tout.
Et je n'arrêtais pas de penser à lui, de me dire que j'aurais aimé faire quelque-chose pour lui. Je ne me disais pas « le pauvre », je me disais juste « mon ami, mon frère, mon fils, je voudrais t'aider, j'aurais voulu t'aider, t'apaiser. »
C'est peut-être un effort pour rationaliser cette irrationnelle vague de tendresse, mais j'ai cherché à comprendre pourquoi je m'étais à ce point senti en empathie avec ce garçon. Je me suis construit une interprétation faiblarde dont je me suis pourtant contenté. Je me suis dit que ce garçon était un peu à l'image de la société japonaise. C'est peut-être à ça qu'il m'a fait penser. Les individus sont tellement enserrés dans des attendus qu'ils hésitent parfois à exister. C'est comme si même le corps était de trop. Voilà, je me suis construit un symbole, c'est plus facile comme ça. Ce jeune homme représentait les Japonais écrasés sous le poids de leurs propres conventions sociales. C'est simplement ce que j'ai voulu voir car en vérité, les Japonais ne disparaissent pas sous leur propre culture, ils la vivent d'une façon que nous ne pouvons pas pénétrer, de même qu'en vérité, je n'ai pas pénétré une seule seconde dans les pensées du jeune homme. Je n'ai fait qu'imaginer, de mon œil, pris dans ma vague.
Et moi, extérieur et compatissant, souffrant ou ayant souffert d'autres souffrances ou de souffrances similaires, je l'aimais comme j'aime les Japonais, ou des Japonais, certains Japonais aux épaules fragiles, moi qui ne suis pas tellement fort non plus. Ce garçon, j'avais envie de le prendre pas les épaules et de lui dire « Je t'aime. »

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