jeudi 24 octobre 2024

Avec le temps

 Ginza est un quartier d'affaires au cœur de la capitale, où les immeubles flambant neufs donnent à la cité une image d'ultra-modernité. Il survit pourtant, au milieu de ces blocs de verre et de fer, un ilot de nostalgie, vestige d'un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaitre. C'est l'immeuble Okuno, ou Okuno building.


Construit au début des années 30, ce bâtiment était à l'époque, lui aussi, considéré comme ultra-moderne, non seulement du fait de sa structure métallique qui lui permettait de résister aux séismes, mais aussi de son ascenseur, équipement nouveau et encore rare.

Malgré l'évolution permanente des normes antiincendies et antisismiques, l'immeuble a miraculeusement réussi à sauver sa peau alors qu'autour, des constructions de plus en plus hautes, lumineuses et sécurisées s'aggloméraient comme sur le théâtre d'une expérience baroquement futuriste.
Au début des années 2000, le vaillant vieillard était toujours debout, et, ses habitants séculaires déménageant les uns après les autres vers une résidence céleste bien plus élevée que les immeubles alentour, et sans doute plus paisible, ce sont des galeries d'art qui se sont installées dans ce qui furent des appartements. L'excellente idée qu'ont eue les nouveaux occupants est de ne pas avoir cherché à moderniser les lieux. Certes, quelques aménagements ont été réalisés ça et là, en particulier dans lesdits appartements, mais toutes les parties communes sont restées telles quelles. Il est par exemple toujours possible d'emprunter l'ascenseur, dont les grilles se ferment manuellement. La peinture n'a pas été refaite depuis des lustres, et s'écaille comme si le bâtiment était à l'abandon. Le lino non plus n'a pas été changé et la trace des millions de pas évoque des lignes de vies invisibles qui sont passées par là des millions de fois.
Ainsi, l'immeuble est non seulement le témoin d'un temps révolu, mais aussi le témoin du temps qui s'écoule. Le site est enveloppé d'un charme vétuste et à déambuler dans ces couloirs, on en vient à se demander si on est un train de visiter une maison fantôme, ou bien si ce sont nous, les fantômes.


On ne peut visiter l'immeuble Okuno que les jours d'ouverture au public, c'est gratuit, et malgré la renommée du site, les promeneurs ne se bousculent pas. Outre les galeries d'art et d'artisanat, donc, on y trouve aussi de petites boutiques d'antiquités très rares et très chères. Décidément, le passé est un luxe qu'il est bon de considérer quelques instants. Arrêter le temps. S'arrêter.










mardi 10 septembre 2024

Alors on danse

 L'année dernière, je vous ai déjà raconté en long et en large le bon-odori, et je vais essayer de ne pas me répéter. Car cet été encore, je suis allé danser dans les natsu-matsuri, ce qui m'a permis de me plonger plus profondément dans ce pan de la culture insulaire. Il faut dire que, ne prenant pas de vacances, la danse est la meilleure échappatoire qui s'offre à moi pour briser ma cadence de travail, comme un contrepoint à la redondance des jours. Un autre rythme, la nuit tombée.


A Noël, je décore mon appartement de guirlandes et de boules on ne peut plus traditionnelles, et cet été, je l'ai décoré aux couleurs des matsuri : calicots typiques des yatai (stands de nourriture), yaki-soba, takoyaki ou kakigōri, et puis pastèque, poissons rouges, veste de matsuri, cochon à encens, lampions, etc. Ainsi, même en étant chez moi, j'avais déjà le cœur en fête.
Mais j'avais beau écouter en boucle les chansons des matsuri, ça ne suffisait pas, évidemment. Tous les weekends, je me suis donc rendu dans différents quartiers, certains que je connaissais, d'autres nouveaux, multipliant les découvertes.

Parmi les expériences renouvelées, je suis par exemple retourné au matsuri d'Edogawadai, à côté de chez moi. J'y ai croisé quelques anciennes élèves de Gyōsei, c'était sympa, même si certaines se rappelaient de moi bien plus que je ne me rappelais d'elles. Edogawadai n'est pas un matsuri très traditionnel. Certes, on avait bien les yatai et la yagura (estrade), mais la sélection musicale, si elle contenait effectivement quelques classiques du bon-odori, comme Tōky
ō ondo, comportait surtout des morceaux plus modernes, comme YMCA (oui, c'est très relatif quand je dis "moderne"). L'ambiance était particulièrement jeune, on se serait un peu cru dans une discothèque à ciel ouvert.
Je suis aussi retourné à Nerima, dans le tout petit matsuri où ils nous avaient accueillis si chaleureusement, ma demoiselle et moi, au point de nous faire monter sur la yagura. Cette année encore, on y a eu droit (non, je n'ai pas les images !), et comme ils sont toujours aussi gentils, on y est allés deux jours de suite, le samedi et le dimanche.
Dans les expériences nouvelles, je suis allé à un matsuri organisé sur le toit d'un grand magasin. Je pense que c'était avant tout une grosse opération commerciale, mais le matsuri était malgré tout assez traditionnel, et en plus, il y avait des brumisateurs géants, très rafraichissants.

Je me suis également rendu dans un matsuri qui rassemblait essentiellement des habitués, et qui se déroulait sous une autoroute ! Celui-ci, on ne pouvait pas le trouver par hasard en sortant du métro ou en faisant ses courses. De plus, les danses qu'on y pratiquait étaient assez complexes, difficilement accessibles aux débutants, et par ailleurs, la plupart des danseurs étaient incroyablement doués. Avec un tel haut niveau, je n'ai pas vraiment pu m'intégrer dans la ronde, mais je n'ai pas regretté pour autant d'être venu, car malgré l'étrange austérité du site, c'était vraiment magnifique à regarder.
Bien sûr, il y a eu quelques ratés.
Je pense par exemple au matsuri de Sugamo, où au bout de dix minutes, un orage terrible a soudainement éclaté et il s'est mis à pleuvoir des hallebardes, faisant fuir tout le monde dans la panique. Du coup, l'évènement a naturellement été annulé. Mais pas de problème : comme on était samedi soir, on a pu se rattraper le dimanche soir, au sec cette fois-ci.
Le matsuri le plus frustrant de cette année, je crois que c'était celui de Jimbōchō. Le comité organisateur, sans doute un peu fauché, n'avait pas cru bon d'investir dans une sono qui tient la route. La sono n'a donc pas tenu la route. En urgence, il a fallu trouver une solution de rechange : ils ont diffusé les musiques sur un téléphone portable, et placé des micros face au haut-parleur de ce téléphone ! Ai-je besoin de vous décrire la qualité du son ? On reconnaissait à peine les morceaux, et quand les musiciens frappaient le taiko (tambour), on n'entendait plus qu'une cacophonie innommable. En plus, de tous les matsuri que j'ai connus, ces joueurs de taiko étaient les pires que j'ai jamais vus, on aurait cru leur première leçon, et rares étaient les moments où ils jouaient en rythme. En fait, c'était tellement pourri que c'en était drôle. J'ai bien ri mais quand même, je ne retournerai pas à Jimbōchō l'année prochaine.
Concernant les taiko, justement, il y a toujours un moment où les danses se suspendent pour laisser place à une démo, et c'est souvent époustouflant. Cette année, la démonstration, le concert plutôt devrais-je dire, le plus incroyable auquel j'ai assisté, c'était à Suitengūmae, au matsuri sous l'autoroute, décidément d'une très haute teneur. Vous trouverez quelques images plus bas. Dans cette petite vidéo, je n'ai pas voulu vous montrer des échantillons représentatifs comme l'année dernière (parce que justement, je l'ai déjà fait l'année dernière), mais j'ai laissé tel quel les moments que j'ai enregistrés, parce que le taiko, ça s'apprécie surtout comme ça, dans la longueur et le développement.

Il y a une autre tradition, lors des natsu-matsuri, dont je ne crois pas vous avoir déjà parlé, ce sont les mini feux d'artifice. Le japonais utilise le même mot que pour les feux d'artifice qu'on projette vers le ciel, mais ceux des matsuri se tiennent à la main. Ce sont surtout les enfants qui adorent ça, mais les adultes 
aussi s'amusent avec. On allume une tige en papier, qui se consume en produisant des étincelles. On n'en trouve pas partout, mais j'ai vu des jeunes dans un parc près de chez moi qui en faisaient bruler, c'était drôlement beau. Au matsuri de Jimbōchō, le comité en avait acheté une grande quantité qu'ils ont distribuée aux enfants (c'était donc là qu'était passé leur budget !), instants magiques que d'assister au spectacle des étincelles dans les yeux des petits. Ils ne pouvaient quand même pas se planter sur tout, dans ce matsuri !
En ce qui concerne les musiques, on retrouve bien entendu les classiques, de Tanko bushi à Kawauchi otokobushi, mon préféré du moment, et des chansons pop. Vous vous souvenez peut-être que la nouveauté de l'année dernière, c'était une vieille chanson de Boney M, Bahama Mama. On a pu l'entendre encore par-ci par-là cette année, mais les organisateurs avaient sans doute décidé de faire dans la surenchère du kitsch, et le "nouveau" morceau (qui tournait quasiment en boucle au matsuri de Shinjuku), c'était Livin' On A Prayer de Bon Jovi. Oh my god, que cette musique est laide ! Autant je m'amusais bien sur Boney M, autant là, ça m'a donné un peu d'acné. Heureusement que je n'ai pas parié mes couilles que je ne danserai jamais sur du Bon Jovi, mais ça m'a rappelé à quel point il ne faut pas se prendre au sérieux. Le bon-odori, c'est une fête populaire, pas un bal de monsieur l'ambassadeur.
Autre nouveauté : une chanson issue d'une attraction de Disneyland Tokyo, Jamboree Mickey. Sur un rythme frénétique, une chorégraphie qui ne l'est pas moins vous épuise en trente secondes. J'ai essayé de suivre, en vain. A se demander si tous les danseurs, enfants compris, n'avaient pas inhalé nasalement des substances énergisantes interdites. Je vous mets le lien (cliquez ci-dessus sur le titre de la chanson), en espérant que vous y aurez accès depuis votre zone géographique. Si vous parvenez à refaire toute la chorégraphie, envoyez-moi la vidéo, s'il vous plait, ça m'intéresse vraiment.
Enfin, on a exhumé une pépite des années 90, Matsuken Samba de Ken Matsudaira, une chanson très festive, qui s'accorde bien, selon moi, avec l'atmosphère des matsuri. En dansant, tout le monde affichait un grand sourire, on sentait le bonheur de faire les fous tous ensemble, un de mes grands souvenirs de cet été.
Et puisque c'est bien ça dont il s'agit, parlons un peu des danses.
L'année dernière, j'avais commencé à suivre des cours avec une association, la Kōchōkai, mais le niveau était vraiment trop élevé pour moi, et après m'être échiné pendant des mois à essayer d'améliorer ma grâce pas du tout naturelle, j'ai laissé tomber. Après tout, les chorégraphies qu'on apprenait là-bas étaient réservées aux initiés, dont je ne fais pas partie, et ne sont dansées qu'en de rares occasions. J'ai préféré me concentrer sur les chorégraphies les plus courantes, en apprenant sur le tas, comme les locaux. Les années précédentes, j'étais très réticent à l'idée de me lancer comme ça, mais j'ai pris confiance en moi, et je maitrise maintenant suffisamment de danses pour me permettre d'en estropier quelques-unes. Si je ruinais toutes les danses, j'aurais sans doute honte, mais comme je me débrouille pas trop mal sur plusieurs morceaux, on ne peut pas me soupçonner de me moquer des traditions japonaises. En fait, j'ai le sentiment d'avoir découvert là le véritable esprit du bon-odori. Le vrai plaisir n'est pas tant de danser sur les chansons qu'on connait, mais d'apprendre de nouvelles danses, et de les répéter jusqu'à ce que ça devienne beau. On regarde les autres faire, on copie les plus doués, et petit à petit, on intègre et on s'approprie les mouvements. Quand on est à l'aise, on peut tenter des gestes plus amples, de petites ornementations des mains, des balancements de la tête, voire même, on peut chantonner en dansant (mais pas du Bon Jovi). Quand on y arrive, c'est là qu'on s'amuse le plus.
Pour apprendre les chorégraphies qui demandent plus de travail, ou si, comme moi, on n'est pas un danseur né et qu'on a besoin de beaucoup répéter afin de ne pas donner l'impression de faire la danse de Saint-Guy, on peut trouver des tas de vidéos sur YouTube. Et puisque votre humble serviteur a trainé ses guêtres dans tout le nord de Tōkyō depuis le début de l'été, il n'est pas impossible que vous voyez ma trombine passer sur certaines de ces vidéos, comme sur celle-ci par exemple (attention, c'est très court, de 2'30 à 2'50 !) :


A force de fréquenter les matsuri, on finit par repérer certaines têtes. Pas précisément dans cette vidéo, mais de ci de là, j'ai repéré un couple de garçons qui dansent avec beaucoup d'élégance, il y a ce sportif qui danse comme s'il faisait un marathon, il y a cette dame que je regarde toujours parce qu'elle me sert de modèle, et puis un jour, j'ai même rencontré un des professeurs de la Kōchōkai, l'association où je prenais des cours !
Ce que je n'avais pas réalisé, c'est que, logiquement, à montrer mon museau partout, j'ai moi aussi fini par être repéré. Un jour que ma demoiselle et moi dansions à Nerima, une jeune fille seule dansait près de nous, et nous avons échangé quelques mots. Que ne fut pas ma surprise quand elle nous a dit : "Ah, vous deux, je vous avais déjà vus à l'asagao-matsuri de Uguisudani ! Je vous avais remarqués parce que vous dansez très bien !" Quelle étrange sensation que de se faire reconnaitre dans la plus grande ville du monde ! Tant pis pour l'humilité, mais je dois confesser avoir ressenti une certaine fierté, toutefois aussitôt relativisée par la ferme conviction que je ne danse pas si bien que ça. N'allez pas imaginer que je suis devenu célèbre dans les natsu-matsuri ou que je suis un danseur hors-pair. Juste, je me fais plaisir. Et ce plaisir, je souhaite vous le transmettre autant que possible, à travers mes mots et mes images.

Afin de ne pas refaire la même vidéo que l'année dernière, j'ai tenté un style différent, j'espère que ça vous plaira.
Voici la vidéo des taiko.
Et puisque j'ai pris des centaines de photos, je vous en propose une sélection dans ce diaporama.



mardi 3 septembre 2024

L'été en pente douce

 L'été n'est pas encore terminé, mais la haute saison s'éteint doucement, laissant la place à celle des typhons, qui arrivent les uns après les autres. Il fait toujours très chaud, mais ce n'est pas moi qui vais m'en plaindre. J'ai choisi en toute connaissance d'habiter dans une région du globe où les mois de juillet et d'aout sont torrides, et même si c'est parfois difficile, j'assume. Laissez-moi vous raconter un peu cet été 2024. Et comme j'ai envie de vous raconter plein de choses, ça va être un peu long, alors posez-vous et prenez votre temps. C'est l'été !


Dès le mois de juin, j'ai cessé de dormir dans mon lit pour dormir sur mon lit, et assez rapidement, avec le ventilateur braqué sur moi, fenêtres grandes ouvertes. Je n'aime pas beaucoup le climatiseur, car l'idée de respirer un air artificiel m'est assez désagréable. Ceci dit, il m'est arrivé de craquer au milieu de la nuit. Le ventilateur, brassant de l'air chaud, ne suffit pas toujours à nous rafraichir, et quand on se réveille en sueur à 2 heures du matin, l'oreiller trempé, il faut parfois se résoudre à fermer les fenêtres et allumer l'air conditionné pour trouver le sommeil et être capable de travailler le lendemain.

J'ai pris l'habitude, avant de me coucher, de sortir sur mon balcon prendre l'air quelques minutes. Un soir, savourant la douceur de la brise apportant une relative fraicheur (comparé à l'intérieur de l'appartement), je me suis dit que l'idéal serait de dormir sur mon balcon. Après tout, pourquoi pas ? Eh oui, pourquoi pas ! Hop ! j'ai sorti mon futon, mon oreiller et ma couette, et j'ai dormi à la belle étoile ! Comme quand j'étais petit, dans le jardin de ma grand-mère, en admirant la Lune et les astres scintillants. Merveilleux. J'avais disposé de l'encens répulsif contre les moustiques, et pas un seul n'est venu m'embêter. Il parait d'ailleurs qu'il y avait moins de moustiques, cette année, à cause de la chaleur extrême. J'ai vu aussi beaucoup moins de mantes religieuses. C'est dommage ; c'est beau, une mante religieuse. Vous savez quoi ? J'ai super bien dormi, dehors. A tel point que j'ai renouvelé l'expérience à deux ou trois reprises. Pas trop chaud, pas trop froid, vraiment parfait. J'ai adoré.
S'il est difficile de se passer totalement de la clim', il est absolument impossible de se passer d'un ventilateur. Ce serait comme se priver de chauffage en plein hiver. Dans la rue, dans le train, beaucoup de personnes sont munies d'un mini-ventilateur portable, qu'elles tiennent face à leur visage pour essayer de ne pas fondre sur place. En ce qui me concerne, je préfère l'élégance du geste de l'éventail. J'en ai toujours un dans mon sac. On voit aussi de plus en plus des sortes de gros colliers qui vous maintiennent la nuque au frais. Ça se présente comme ces blocs qu'on met dans la glacière, mais en forme de boudin arrondi. Je n'ai jamais essayé, mais ça doit être pas mal. Dans le train par contre, sur certaines lignes, la clim' est parfois beaucoup trop forte, et même si le froid soudain qui vous saisit quand vous pénétrez dans le wagon peut sur le coup sembler le bienvenu, on se retrouve rapidement à greloter, surtout si on est déjà dégoulinant de transpiration. C'est à tel point qu'on trouve maintenant des wagons à la climatisation modérée, de façon à ne pas avoir l'impression d'entrer dans un réfrigérateur.
Pour se rafraichir, le mieux est encore d'aller à la piscine, mais je vous ai déjà raconté ça dans mon précédent article, je ne vais pas revenir sur ce sujet.

Il y a aussi les salles de cinéma, climatisées, ça va de soi. Je suis allé passer une nuit dans mon cinéma favori, à Ikebukuro, où sont diffusés des films qu'on ne voit pas ailleurs en général. Des vieux films français, des films de monstres japonais, tout ce qu'on appelle le cinéma de genre, tendance art et essai. Là, c'était trois films d'horreur, de 23h à 5h30, vraiment excellents. Je ne connaissais pas l'actrice anglaise Mia Goth, elle est époustouflante (si vous avez l'occasion, regardez donc Pearl). Par contre, pour enchainer avec une leçon en ligne une fois rentré chez moi le matin, c'était moins évident. Au cinéma, j'ai surtout vu un film japonais que je vous recommande chaudement : Mononoke (à ne pas confondre avec Princesse Mononoke de Hayao Miyazaki). Il s'agit de la déclinaison ciné d'une série télé, et on a rarement vu des images d'une telle beauté dans un dessin animé japonais. A chaque plan, on a envie de demander au projectionniste de faire un arrêt sur image pour se perdre dans les milliers de détails. Les couleurs vives sont étourdissantes, les décors, plus symboliques que réalistes, nous plongent dans un imaginaire totalement onirique, la poésie qui nait de l'ensemble est envoutante.

Chercher le frais, ça peut aussi se faire en se rapprochant de l'océan. Pour moi, l'été est synonyme de mer, et chaque année, je m'offre une journée de break sur la plage la plus près de chez moi (non : la moins loin !). C'est un peu compliqué parce qu'il n'y a pratiquement pas de bus, et depuis la gare, il faut effectuer les 10 derniers kilomètres en autostop. A
lors que le stop n'est pas du tout dans la culture locale, j'ai rarement galéré, et discuter avec des gens du coin est toujours sympa. Même des femmes seules acceptent de me prendre, et certaines vont jusqu'à faire un détour de plusieurs kilomètres pour m'emmener à destination. Je ne reste pas forcément très longtemps sur le sable. J'ai juste besoin de me poser paisiblement, de jouer un peu avec les vagues, de sentir l'iode, d'écouter le grondement des rouleaux. Cette année, j'y suis allé en semaine, il n'y avait donc presque personne, les bars provisoires étaient en cours de démontage, ça sentait la fin de saison, un petit parfum de nostalgie, triste et doux. Et avant de rentrer, j'aime aller manger des fruits de mer dans un restaurant calme et lumineux, en regardant l'horizon azur. Mes rituels. Alors que le ciel assez nuageux le matin était passé à légèrement voilé durant la journée, me permettant de profiter du soleil et de prendre quelques couleurs, en arrivant chez moi, le temps s'est soudainement obscurci et il s'est mis à tomber des trombes, prémices du typhon qui s'approchait. J'ai vraiment eu de la chance, ce jour-là.

Côté kendō, le trimestre a été clôturé par une petite cérémonie où les enfants ont reçu leurs distinctions (grade ou compétition). Après, comme l'année dernière, ils ont cassé des pastèques, que nous avons ensuite mangé dans une ambiance familiale et chaleureuse. Pour autant, les entrainements de kendō ne s'arrêtent pas pendant l'été, mais pour éviter les grosses chaleurs, on pratique le asa-geiko, littéralement "entrainement du matin", c'est-à-dire de 6h à 7h. Il faut être motivé mais c'est super agréable. Et le 1er septembre, la rentrée a été marquée par un barbecue, dans une ambiance toujours aussi familiale et chaleureuse.



Avec tout ça, on pourrait penser que je me suis bien reposé cet été. En vérité, il n'en est rien, j'ai continué à travailler comme d'habitude. J'ai même travaillé le dimanche matin après mon entrainement de kendōpuisque j'avais bloqué mes samedis soirs pour aller danser (je vous raconterai ça plus tard). J'ai également encadré un stage intensif pendant trois jours, intéressant mais épuisant. Toutefois, j'avais réservé un court séjour dans le sud, histoire de souffler un coup, et je m'étais organisé pour me mettre en congé. Mais la veille du départ, ce que je pressentais et craignais est arrivé : séjour annulé pour cause de typhon. C'est un euphémisme de dire que j'étais vraiment dépité. Même si je m'y attendais, j'ai eu un choc en recevant le mail d'annulation. Trois jours de vacances, ça ne me semble pas une dinguerie, quand mes amis français prennent au moins deux semaines. Certes, je suis au Japon, mais rien ne m'oblige fondamentalement à me tatamiser ( = à devenir japonais), et le besoin de se reposer me semble humain, et pas forcément lié à ma nationalité. Du coup, j'ai passé la journée du lendemain coincé chez moi, à broyer un noir qui n'avait rien à envier à celui du ciel tourmenté, tempêtueux et détrempé. J'ai pensé à mon ami d'enfance qui s'est fait enlever un poumon, à une amie très chère qui s'est fait enlever un sein, et je me suis dit qu'on ne sait pas ce qui peut m'arriver demain. Même si j'adore mon boulot, j'ai aussi besoin de m'en éloigner pour pouvoir profiter pleinement de la vie avant de mourir. Une vie, une seule.
J'ai reporté ce séjour d'un mois, mais septembre étant également riche en typhons, rien ne garantit que je pourrai partir. Si je pars, je vous raconterai, sinon, je n'aurai rien à raconter.

Le typhon passé, le soleil est revenu cogner dur. Puisque je m'étais mis en congé, autant essayer d'en profiter, et j'ai enfourché mon vélo. J'ai refait la balade que j'avais faite il y a trois ans, jusqu'à la baie de Tōkyō. C'est toujours aussi sympa et terriblement éprouvant. Mais malgré le plaisir de pédaler, je ne pouvais me défaire d'une certaine amertume en songeant à mes vacances escamotées.
J'aurais tellement, tellement aimé m'échapper. Mais non, pas le choix. Pas toujours de la chance.
Alors on danse.
Mais ça, ce sera pour un prochain billet.

Il y a quelque chose que je n'aimais pas du tout en France, c'est que je trouvais que l'été ressemblait au printemps, et que le printemps ressemblait à l'hiver, et que l'hiver ressemblait à l'automne. Au Japon, les saisons sont si marquées que le temps qui fait nous fait sensiblement éprouver le temps qui passe. Une vie, une seule.

Vous vous souvenez de votre oncle ou du cousin de votre grand-père, qui revenait d'un voyage à Jakarta ou à Chicago, quand vous étiez petits ? On fermait les rideaux et il nous faisait une soirée diapo. Un pêle-mêle un peu foireux comme ça, c'est ce que je vous propose de découvrir ici.




samedi 17 août 2024

La piscine

 J'ai longtemps hésité avant d'écrire ce billet, parce que je n'avais que des choses négatives à dire sur la façon de faire japonaise, et que je ne voulais pas trop passer pour un expatrié qui critique sa culture d'accueil, comme un Occidental aux réflexes colonisateurs qui ne voit le monde qu'à travers le prisme de son nombril élevé au rang de référent idéal. La raison qui me pousse à finalement rédiger cet article n'est pas que j'ai enfin des choses positives à dire sur le sujet qui m'amène aujourd'hui, mais au contraire encore plus de choses négatives. Il faut bien que je passe ma frustration quelque part, que ce blog serve aussi à ça !

Reprenons au début.
J'adore l'eau, j'adore nager, et ce depuis tout petit. J'adore le contact de l'eau sur ma peau, j'adore la légèreté des mouvements que permet cette espèce d'apesanteur, j'adore cette fluidité de l'onde. Manque de bol : il n'y a pas de piscine municipale à Nagareyama. Enfin si, il y en a plusieurs, mais elles n'ont que des bassins extérieurs. C'est super en été, nager en plein soleil, le pied. Mais en été seulement. Les piscines de ma ville ne sont donc ouvertes que deux mois sur douze, c'est pas beaucoup. Franchement, ça ne me ferait pas peur de nager en extérieur en hiver, du moment que l'eau est chauffée. Je l'ai souvent fait les dimanches matins à Villejuif, alors que le Soleil se levait à peine, et que la surface du bassin était recouverte d'une douce brume vaporeuse. Mais ici, non. A partir de début juillet, je consacre donc la majorité de mes créneaux libres à aller nager, et j'en profite au maximum jusqu'à fin aout. La première grosse différence entre la France et le Japon, c'est qu'en France, vous restez à la piscine le temps que vous voulez. S'il y a des bassins extérieurs, il n'est pas rare qu'ils soient agrémentés d'aires de piquenique, et on peut donc y passer sa journée en famille ou entre amis, dans l'eau ou sur l'herbe, c'est la sortie du jour. Pas au Japon. Ici, l'établissement n'est ouvert que par tranches de 1h30. On ne peut donc profiter des installations que pendant cette durée. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu'on peut nager pendant 1h30, parce qu'au bout de 40 minutes : coup de sifflet, tout le monde sort de l'eau car les maitres-nageurs doivent vérifier si personne ne reste collé au fond du bassin. On a donc une pause obligatoire de 10 minutes.
En fait, au Japon, la natation, ou même le simple fait de s'amuser dans l'eau, sont considérés comme des activités à haut risque, et le principe de précaution y est appliqué d'une façon qui, à nous Occidentaux, parait pour le moins excessive. Déjà, la profondeur maximum est d'environ 1,50 m, ce qui limite fortement les risques de noyade. On ne peut donc pas plonger, et de toute façon, c'est interdit, et même sauter, c'est interdit. Et si par malheur vous vous asseyez sur le bord du bassin avec l'intention manifeste de vous glisser dans l'eau, un maitre-nageur vous rappellera à l'ordre : c'est interdit. Vous devez obligatoirement utiliser l'échelle. Du coup, même par curiosité culturelle, je n'ai jamais essayé de sortir de l'eau autrement que par l'échelle, pour voir ce qu'on me dirait.
A part ça, c'est à peu près comme en France. Il y a deux lignes pour ceux qui souhaitent faire des longueurs (une ligne pour l'aller, une pour le retour), le reste du bassin étant dédié à ceux - les enfants, principalement - qui veulent s'amuser. Il n'est pas rare que je sois le seul, ou peu s'en faut, à faire des longueurs.
Au début, j'ai été très surpris en découvrant toutes ces règles nouvelles pour moi, mais je les ai assimilées comme une partie de la culture japonaise. Maintenant, j'ai mes habitudes. J'arrive à l'ouverture, je dis bonjour-bonjour tout sourire-sourire aux maitres-nageurs (qui me connaissent, puisque je suis en général le seul Occidental), et ils me répondent bonjour-bonjour tout sourire-sourire aussi. Je nage un kilomètre en alternant 100 mètres brasse et 100 mètres crawl, puis je fais une longueur en apnée, je reviens en brasse tranquille, et c'est tout. Je m'en vais en disant merci-merci tout sourire-sourire, et on me répond merci-merci tout sourire-sourire aussi. Je ne discute avec personne, ni ne m'attarde sur les bords du bassin. Je nage sans chercher la performance (j'ai toujours mis 25 minutes pour effectuer mon kilomètre), je nage juste parce que ça me fait du bien. Je nage pour faire circuler le sang dans mes veines et l'air dans mes poumons, pour faire bouger mes articulations, pour décrasser mes fibres musculaires. C'est la fatigue la plus saine que je connaisse. Je nage avec des paddles, ces espèces de plaquettes en plastique qui se fixent sur les mains pour mieux appuyer sur l'eau, et bien faire travailler les bras et les épaules. Une fois, je suis venu avec mes palmes pour faire travailler mes jambes, et j'ai bien sûr demandé l'autorisation avant de les utiliser, même si j'étais tout seul dans ma ligne d'eau ce jour-là. Le maitre-nageur n'avait jamais été confronté à cette requête, et ignorait lui-même si c'était autorisé, alors il est allé dans le bureau vérifier le règlement, et est revenu deux minutes plus tard en me disant que c'était autorisé si c'était des palmes en silicone et interdit si c'était des palmes en plastique. J'ai ouvert de grands yeux en regardant mes machins : silicone ou plastique ? Je n'en avais aucune idée. J'ai demandé au maitre-nageur, qui à son tour a ouvert de grands yeux. Puis il m'a regardé avec un petit sourire, et il m'a dit : "Bah, ça doit être du silicone, on va dire, hein..." Je vous raconte tout ça pour vous faire bien comprendre que le staff sait parfaitement que je n'emmerde personne. C'est important pour la suite.
Récemment, alors que je m'apprêtais à entamer mes longueurs, la maitre-nageuse est arrivée précipitamment vers moi toute gênée pour m'annoncer que je n'avais plus le droit d'utiliser mes paddles. J'ai dû faire une sale tête, à la fois surpris et dépité, parce que la maitre-nageuse était vraiment mal à l'aise, à joindre les mains en signe de prière, et à répéter "Excusez-moi, excusez-moi !" Je lui ai répondu que ce n'était pas de sa faute, et j'ai gentiment nagé à mains nues. Je n'ai pas eu l'occasion ensuite de parler avec elle, mais j'ai pu discuter avec un maitre-nageur. Voici, de mémoire, un résumé de notre conversation.
- Concernant cette nouvelle règle, au sujet de l'interdiction des paddles, c'est parce qu'il y a eu un accident ? Des problèmes ?
- Non, non, rien de tout ça.
Je me suis alors rappelé que souvent, les gens se plaignent de vous non pas directement à vous, mais à "qui de droit", et je me suis demandé si un petit vieux qui a l'habitude de nager à mes côtés ne se serait pas plaint pour une raison obscure, vexé, peut-être, que je nage plus vite que lui ou un truc comme ça. J'ai donc reformulé ma question plus précisément :
- Il y a eu des problèmes avec moi ?
- Non, non ! Pas du tout !
- Mais alors, c'est une nouvelle loi, c'est national ?
- Non, ça vient de la mairie de Nagareyama. Nous non plus, on n'a rien pigé. Le maire n'a jamais mis les pieds ici, nous ne l'avons jamais rencontré, on ne nous a pas consulté et il ne sait absolument pas comment ça se passe. Il prend ses décisions tout seul dans son bureau. C'est tombé comme ça, alors que tout se passait très bien.
Mhm, le maire, donc. Si vous avez suivi les épisodes précédents, vous aurez compris que cet imbécile est en bonne place pour devenir mon ennemi juré. Je ne sais pas où ce cher monsieur Izaki a pu entendre que les paddles étaient dangereuses au point qu'il fallait les interdire, mais c'est là que je m'interroge sur les excès du principe de précaution. Car même s'il y avait eu un problème, un blessé (quelqu'un qui se prend une paddle dans le nez et qui se met à saigner), est-ce que ça vaudrait la peine d'interdire totalement l'usage des paddles dans toute la ville ? Tous les jours, il y a des accidents de voiture, tous les jours il y a des gens qui meurent, c'est autre chose qu'un imaginaire nez qui saigne, est-ce qu'on interdit les voitures pour autant ? Honnêtement, je me sentais à deux doigts d'écrire au maire pour lui demander d'aller jusqu'au bout de sa logique et d'interdire les voitures à Nagareyama. Et puis je me suis rappelé que ma chère et tendre m'avait invité à me tenir tranquille, suite au caca nerveux que j'ai pondu quand on a rasé le petit bois devant mes fenêtres. Et puis c'est vrai que ça ne servirait à rien. Izaki a beau être un con fini, il a été élu et ne semble pas se placer dans une dynamique d'ouverture et de modération. Je n'ai pas entendu non plus qu'il avait prévu d'adapter le règlement aux nouvelles réalités, que ce fossile ignore. En effet, pour en revenir à la piscine, quand la température de l'air additionnée à la température de l'eau dépasse les 70°, les risques de coups de chaleurs sont trop élevés, et la piscine ferme. Or, ce qui était exceptionnel les années précédentes est devenu courant cette année. Au rythme où les choses vont avec l'accélération du réchauffement climatique, l'année prochaine, on risque de ne plus pouvoir utiliser du tout la piscine. La ville a beau être en plein "développement", on ne rase les arbres que pour construire des maisons individuelles, mais pas de biens communs, pas de piscine couverte, qui pourrait être ouverte toute l'année, pas de structure pour ombrager les bassins extérieurs. Ah, il y a un nouveau grand centre commercial qui a été construit. Où ça ? Juste à côté d'un autre grand centre commercial. Bravo, bravo, j'applaudis des quatre mains et des huit pieds, ça c'est une gestion drôlement pertinente de la ville, on voit comme il est intelligent, le bozo qui a décidé ça tout seul dans son bureau. Les fous au pouvoir.

Il faut bien reconnaitre qu'au jeu de la comparaison France/Japon, le Japon gagne sur beaucoup de points, mais pas sur celui de la piscine. Comme je le disais en introduction, je sais que ces derniers temps, dans mes récents articles, j'ai pu paraitre un peu trop critique vis-à-vis du Japon, distillant une opinion culturo-centrée qui risquerait de passer pour de l'intolérance. Contrairement à ce que mon ton chambreur pourrait laisser penser, j'ai conscience de la délicatesse de ma démarche et je me surveille de près, mais je crois que cette liberté que je m'accorde est le signe d'un certain recul, qui me permet de pointer plus facilement qu'auparavant non seulement les bons côtés mais aussi les questions problématiques de la société japonaise.
Pour finir sur une note plus sympa, et puisque je ne peux pas vous montrer de photo de la piscine et que mon maillot de bain est totalement inintéressant, voici un document vidéo qui devrait vous faire entrevoir les racines de mon amour pour la natation. Autrefois, au cinéma, avant le film, il y avait les actualités, régionales le plus souvent. Voici les actualités de Rouen, ma ville natale, aux alentours de 1973. Le petit trou du cul avec un peignoir à mon nom, celui qui nage avec sa mère, c'est moi. Plouf.

vendredi 19 juillet 2024

Élections

 On l'a échappé belle... Ou plutôt, vous l'avez échappé belle, parce que moi, finalement, ça ne m'aurait pas affecté plus que ça dans ma vie quotidienne. Enfin si, un peu quand même. Parce que, en tant que prof de français (et donc de culture française), quand je parle de la France à mes apprenants, je leur parle d'une histoire qui s'est nourrie de la mixité, je leur parle du pays des droits de l'Homme, je leur parle de la Révolution française, qui est pour moi un élément fondamental - voire fondateur - de l'identité française. Un peuple qui se dresse face à l'autorité pour réclamer l'égalité. J'aurais eu l'air malin si l'extrême droite était passée.
Mais finalement, oui, le peuple s'est à nouveau dressé pour faire barrage à ces idées abjectes et à ce futur dangereux qu'on voyait poindre avec de gros sabots. L'honneur est sauf, mais quand même, c'est pas bien glorieux. Tant de racistes en France, tant de gens qui ont laissé infuser leur cerveau par des raccourcis racoleurs et des pensées faciles, il y a de quoi s'inquiéter. Je ne suis ni un éditorialiste politique ni un psychologue des masses, aussi je laisserai faire ceux dont c'est le métier, pour analyser les raisons profondes de ce mal-être. Je me dis juste qu'on a sauvé les meubles, mais que la maison continue de bruler.
Au Japon aussi, à Tôkyô plus précisément, il y a eu des élections le 7 juillet. Il s'agissait de désigner le ou la gouverneur de Tôkyô, l'équivalent d'un maire pour une ville (mais Tôkyô n'ayant pas le même statut qu'une ville, on ne parle pas, pour la Capitale, de maire mais de gouverneur). Cette élection a lieu tous les quatre ans. La candidate sortante, Yuriko Koike (prononcé ko-ï-ké) se présentait pour un troisième mandat. Elle a beau ne pas être extrêmement populaire, elle a été largement réélue, les Japonais étant par nature réticents au changement. Il faut dire qu'elle avait pris la précaution de se présenter en tant qu'indépendante et non sous l'étiquette de son parti (le Kômeitô, la droite dure), vu les casseroles que celui-ci se traine. En effet, le monde politique japonais n'est pas plus beau que son équivalent français, et les scandales de corruption et propos outranciers semblent faire parti du quotidien. Ceci dit, même en prenant ses distances avec son parti, c'est tout un poème, cette madame Koike. Par exemple, pour tenter d'endiguer la baisse de la natalité, gros problème au Japon, sa municipalité a lancé une appli de rencontre. Trop fort, l'idée. Surtout que pour s'inscrire, on doit fournir son avis d'imposition. Ben oui : qui aurait envie d'avoir un enfant avec un pauvre ? "Faites des gosses, mais seulement si vous êtes riche." Délicatesse, quand tu nous tiens...
Il faut avouer que pour ce scrutin, Koike n'avait pas beaucoup de concurrence. Enfin si, il y avait au total 56 candidats, ce qui est un record (il y en avait 22 lors des précédentes élections, en 2020). Mais à part une certaine Renho, soutenue par le Parti communiste, peu étaient considérés comme des candidats crédibles. Voici, sur la photo ci-dessous, un échantillon de ces candidats. Regardez donc ce panneau d'affichage : honnêtement, ce n'est pas très différent de ce qu'on trouve en France, n'est-ce pas ?
Chaque candidat appose son affiche, rien de spécial. Mais regardez d'un peu plus près.
Oui, oui, il y a bien un candidat qui pose en armure de samouraï ! Et son programme prône un retour aux valeurs de ces guerriers d'antan. Hmm, ça fleure bon le progressisme ouvert d'esprit, résolument tourné vers la modernité, tolérant et pas du tout fanatique. Mais ce n'est pas tout. Regardez encore.
Oui, nous avons là un candidat déguisé comme dans le film The Mask, entouré de filles sensuelles. Et encore, cette affiche est la version soft d'une autre qui avait été censurée, beaucoup plus sexy. Sur d'autres affiches, ce même candidat pose non pas avec un masque vert mais habillé comme le Joker, le méchant de Batman. A son programme : légaliser la polygamie. Trop cool.
Pour bien comprendre la présence de ces candidats pour le moins hétérodoxes, voici un extrait d'un article tiré du site Nippon.com :
"Un groupe appelé "Parti pour la protection du peuple contre la NHK" (note : la NHK est, en gros, l'équivalent de France Télévision, et est régulièrement accusée de harceler la population pour réclamer le paiement de la redevance, ce que je confirme), qui a présenté 24 candidats, propose actuellement d'échanger 24 cadres d'affichage contre un don de 25 000 yens (145 €). Le donateur peut ensuite utiliser les espaces disponibles pour coller 24 images de son choix.
Quelques 1050 cadres ont ainsi été "vendus" de cette manière. Mais parmi eux, certains n'ont rien à voir avec la politique. On peut par exemple voir afficher des codes QR menant à divers sites payants ou encore des publicités pour des services à caractère sexuel."
Il est donc difficile de faire le tri entre les pubs et les candidatures farfelues, et c'est comme ça qu'on trouve aussi des candidats proposant de développer le golf ou le poker. Et, tenez-vous bien, une IA. Sans dec', une Intelligence Artificielle, candidate au poste de gouverneur de Tôkyô. Remarquez, ça vaut bien un Francis Lalanne qui se présente aux élections européennes. A chaque élection, avec ou sans l'aide des ennemis de la NHK, des candidats loufoques apparaissent ainsi sur les panneaux d'affichage, prêts à tout pour attirer l'attention, détournant des urnes ceux qui ne sont déjà pas très motivés pour aller voter.
Qu'on ne s'y trompe pas : la majorité de ces candidatures tiennent plus de la blague ou de l'opération de communication. Mais pas toutes. Lors des dernières élections municipales dans ma ville, à Nagareyama, j'ai vu un monsieur qui se présentait très sérieusement en tant que candidat de la dignité masculine, pour l'abolition des droits des femmes. Il jugeait que notre époque moderne avait accordé trop de privilèges aux femmes, ce qui bloquait l'ascension sociale des hommes, et proposait que les femmes retrouvent leur place au foyer, assignées aux tâches ménagères auxquelles la nature les destine, non mais. Pour agrémenter son tract de jolies images, ce vaillant chevalier sévèrement burné avait ajouté des photos de chat (personne n'a su m'expliquer le rapport avec son programme). Il faut donc croire que ce monsieur aime bien les chats mais pas les chattes. Je tiens à préciser au passage qu'en matière d'égalité homme/femme, d'après un classement mondial daté de 2024, le Japon se situait 118ᵉ (sur 146 pays), et pas au bénéfice des femmes, on s'en doute. La France était 22ᵉ, il n'y a pas de quoi se pavaner non plus.
Concernant l'extrême droite, elle est presque aussi présente qu'en France, mais de façon un peu différente. Le paysage politique japonais étant globalement orienté largement à droite, l'extrême droite affiche un radicalisme qui ferait rougir la famille le Pen. On voit parfois le weekend devant les gares de gros camions noirs ornés du drapeau impérial, sur lequel sont juchés des hommes (je n'ai jamais vu de femme) débitant leur discours dans un mégaphone. Je ne comprends pas tout ce qu'ils disent, mais à l'instar des Arabes ou des Noirs en France, les cibles sont ici les Chinois et les Coréens qui, c'est bien connu, assassinent impunément, etc. Ça, c'est pour les points communs avec leurs compères français. Mais les xénophobes locaux ne cherchent pas du tout la dédiabolisation. Du coup, ils foutent franchement la trouille, y compris (et ça c'est une grosse différence avec la France) aux forces de l'ordre, et la police les encadre toujours de près.
Encore un mot sur les élections au Japon. Une fois de plus, les repères culturels sont aux antipodes de ce que nous connaissons en France. Les Japonais semblent n'avoir aucun scrupule à utiliser les stratégies de la communication commerciale (autrement dit, la publicité) dans leur communication politique. Je sais bien que les personnages politiques de chez nous le font aussi, mais d'une manière qui nous parait plus subtile, pour qu'on ne s'en rende pas compte. Au Japon, lors des campagnes électorales, on peut voir circuler en ville des camionnettes aux couleurs de certains candidats, munies de hautparleurs sur le toit, et qui répètent en boucle le nom du candidat en question, en alternant parfois avec quelques punchlines représentatives de son programme. C'est comme quand vous avez entendu dix fois dans la journée "Du pain, du vin, du Boursin" : que ça vous plaise ou non, vous l'avez en tête. Que le candidat lui-même soit présent dans le véhicule, ou que ce soit juste son équipe, tous font coucou de la main aux braves citoyens de la rue pour montrer comme ils sont sympas avec les gens du peuple. Et si un candidat audacieux daigne descendre de sa camionnette, on tiendra au-dessus de lui un grand écriteau, de façon à être vu de loin, sur lequel il est inscrit quelque chose qu'on pourrait traduire par "en personne". Les braves gens du peuple peuvent ainsi aller le saluer, et se sentir fier d'avoir pu échanger avec ce politicien en personne.
OK, je sais que je ne devrais pas adopter un ton aussi sarcastique voire jugeant pour parler de la culture japonaise, mais j'avoue qu'en France ou au Japon, la plupart des politiciens ne m'inspirent pas un grand respect.
A l'heure où j'écris ces mots, le Nouveau Front Populaire, qui n'avait absolument pas prévu de gagner les élections législatives, se demande encore ce qui lui arrive, s'entredéchire pour choisir qui sera vizir à la place du vizir (pour le plus grand plaisir du calife actuel et de la future calife), et fait honte à toute la France, en particulier à ceux qui se sont bougés le cul pour les faire gagner.
Dites, vous n'avez pas l'impression qu'il y a un truc qui cloche ? Ça fait un moment déjà que je m'interroge sur la pertinence du mode de scrutin que nous utilisons, notamment pour les présidentielles, le scrutin uninominal à deux tours. Il semblerait que d'autres modes soient intéressants à considérer, comme le vote par jugement majoritaire (voir à ce sujet l'excellente vidéo de David Louapre). Je ne suis pas sûr que ce type de scrutin empêcherait l'accession au pouvoir de l'extrême droite, mais il aurait le mérite de représenter plus fidèlement l'opinion de tous, en donnant une chance aux petits partis d'être entendus sans être victimes du "vote utile". Aux dernières élections européennes, j'ai été choqué de voir que certains partis n'avaient même pas de bulletin dans les bureaux de vote, et que si on voulait voter pour eux, il fallait imprimer soi-même son bulletin. Ne sont donc présents dans les bureaux de vote que les "grands" partis. Je l'avais déjà remarqué avant, mais ce qui m'a gêné cette fois, c'est que j'ai - enfin ! - compris que les "grands" partis, ça veut dire "les partis riches". C'est donc l'argent qui mène la vie politique. Ce sont les règles du commerce qui dirigent la République. Ne pourrait-on pas traiter tous les candidats de façon égalitaire ? Je crois que ce serait salvateur pour notre démocratie. Il me semble que les "petits" partis ne sont pas beaucoup passés à la télévision, alors qu'une loi oblige à accorder le même temps de parole à tous les candidats, est-ce bien normal ? Certes, on n'a pas forcément envie d'écouter les discours délirants de certains partis, mais la démocratie ne se nourrit-elle pas de la diversité d'opinion ? Par exemple, quand je suis tombé sur la profession de foi du Parti animaliste, sur le coup, j'avoue avoir lâché un sourire goguenard. Avec un nom pareil, je n'y voyais pas plus de sérieux que chez un candidat samouraï ou The Mask. Et puis par acquis de conscience, j'ai quand même commencé à lire. Et en toute honnêteté, j'ai été surpris de constater le bienfondé et la cohérence de leurs revendications. Je ne suis pas allé jusqu'à voter pour eux, mais je me dis que si les électeurs pouvaient plus facilement accéder à ce type de discours alternatifs, les débats s'en trouveraient enrichis, et les "grands" partis feraient moins les malins.
N'oublions pas que Hitler aussi a été élu démocratiquement, ça mérite qu'on réfléchisse un instant sur le système qui a permis ça, non ?

mercredi 26 juin 2024

Vapeurs

 Ça faisait un an que je n'avais pas séjourné dans un ryokan, beaucoup trop long. Certes, il y avait bien eu le petit chalet à Nebukawa, mais malgré la présence de plusieurs onsen, l'ambiance, quoi que parfaitement charmante, était assez éloignée de celle des ryokan traditionnels, sans pour autant que cela gâche le plaisir. Mon dernier vrai ryokan, c'était à Atagawa, il y a un an, donc. C'est pourquoi il me fallait recharger mes batteries. Pour ce faire, je me suis rendu - pour la troisième fois - à Kusatsu.
Si vous avez oublié à quoi ressemble Kusatsu, je vous avais raconté ça en détail ici, lors de mon premier séjour, et je vous avais parlé brièvement de mon deuxième séjour ici.
J'adore découvrir de nouveaux endroits, mais depuis maintenant huit ans que j'habite au Japon, j'aime aussi retrouver des endroits que je connais un peu. C'est étrange, cette façon de se construire des repères dans un pays qui n'est pas le mien, cette impression d'être comme un habitué, retourner dans les cafés ou les restaurants que j'avais aimés, acheter les souvenirs dans le magasin où je sais que je vais trouver ce que je cherche, ne plus être surpris par le parfum du soufre qui embaume dans toute la ville. Oui, de nouveaux repères, loin des anciens.

Je ne vais pas vous faire un long récit de ce petit voyage, tout est comme avant, ou presque. On trouve bien quelques bâtiments nouveaux, mais dont l'architecture moderne ne jure pas avec les vieilles bâtisses alentour. Une promenade dans la ville offre une petite plongée dans un Japon qui a su se préserver.
Le ryokan Nushiyû était en plein centre-ville. Un vieux ryokan, passablement usé, qui fleure bon l'authenticité comme on dit, sans surprise et c'est ça qui est bien. De la fenêtre de la chambre, on distinguait le yubatake, vous savez, le champ de vapeur dont les effluves se développent en volutes infinies tel un baume respirable. Le bain privatif était étroit mais suffisant pour deux personnes. Le bain des hommes, plus large et plus lumineux, était classique, sobre et très appréciable, tout à fait convenable. Quant au rotenburo, le bain extérieur, sur le toit, j'y suis allé le premier soir. Après la douche, j'ai commencé à pénétrer dans l'eau, mais... j'ai aussitôt fait un bond en arrière. Certaines des sources de Kusatsu sont si chaudes que je me demande comment les Japonais font pour s'y immerger. J'ai profité d'être seul pour verser de l'eau froide dans le bassin, mais rien n'y a fait, et il m'a fallu renoncer.

Les ashiyu, onsen pour les pieds, en ville ou dans la nature, sont beaucoup plus abordables. J'avais adoré, j'y suis retourné. Et puis quel plaisir que de s'assoir de nuit, sous des éclairages psychédéliques, entouré d'arbres et de montagnes, et de tremper ses pieds en ne faisant rien d'autre que de savourer l'instant. Savourer l'instant. Être dans le présent. S'arrêter. C'est important, s'arrêter.
Je m'arrête donc là, et vous laisse avec les photos. S'arrêter. Réfléchissons-y.