L'été dernier, j'avais réservé un séjour, qui a été reporté, puis finalement annulé, les deux fois pour cause de mauvais temps. J'ai tenté à nouveau ma chance cette année, avec la crainte d'une troisième annulation, suivant le proverbe français, "Jamais deux sans trois". Mais c'est finalement le proverbe japonais qui a prévalu, qui dit que "La troisième fois est la bonne".
Travailleur en freelance, partir en vacances est toujours délicat pour moi. Outre les frais nécessaires, le temps de repos n'est par définition pas du temps travaillé et donc sans rémunération. Il me faut par conséquent cravacher avant et après mes congés pour rester en équilibre financier. Or, ces derniers temps, le boulot s'est fait plutôt rare, les fins de mois très difficiles, et le fait de m'absenter tout sauf pertinent. Mais qu'importe, j'avais trop besoin de prendre le large. Les deux annulations de l'année dernière avaient notablement affecté mon moral, et quitte à connaitre des fins de mois encore plus difficiles, j'ai donc à nouveau réservé ce séjour qui me faisait rêver depuis longtemps : aller nager avec des dauphins. Quand je dis "depuis longtemps", ce n'est pas seulement depuis que je sais que cette opportunité existe au Japon, c'est depuis que je suis tout petit. Vous avez peut-être lu mon billet de l'année dernière, où je vous racontais le bonheur qui est le mien quand je me plonge dans l'eau, que ce soit d'ailleurs celle de la mer, de la piscine voire du bain. Voilà, c'est mon élément.
Bien entendu, mon enfance a été nourrie d'imaginaire delphinesque, de Oum à Flipper en passant par le plus sombre Jour du dauphin. Oserais-je citer en sus la chanson de Gérard Lenorman Gentil dauphin triste (dites-moi en commentaire, s'il vous plait, si je suis le seul à me souvenir de ce sommet de mièvrerie de la chanson française) ? Bref, le capital sympathie de cet animal est commun, et il serait, me semble-t-il, superflu de m'étendre davantage sur ce sujet. Mais mon attirance pour le dauphin va plus loin que son rostre souriant et sa sociabilité avec l'espèce humaine. Je me souviens qu'au collège, alors que je préparais un exposé en cours de sciences naturelles, j'avais été marqué en découvrant l'ossature des nageoires pectorales, dans laquelle on retrouve clairement la structure des mains humaines. Dès lors, j'avais considéré le dauphin comme un cousin de l'homme, qui aurait évolué différemment, dans un autre milieu. Pour moi qui, déjà, me trouvais de grandes affinités avec Mark Harris (vous savez, l'homme de l'Atlantide), m'approcher des dauphins était un chemin naturel.
C'est ainsi que ce vendredi 25 juillet au soir, je me suis rendu à l'embarcadère de Takeshiba et que j'ai rejoint mon groupe, huit personnes plus l'organisateur, puis que nous avons pris la direction de la petite ile de Miyakejima, à un peu plus de six heures de navigation vers le sud. En montant à bord du bateau, j'ai senti l'air iodé, le voyage commençait. Durant la traversée de la baie de Tōkyō de nuit, j'inhalais à pleins poumons, comme pour me nettoyer de mon urbanisme quotidien. Les myriades de lumières rouges qui signalent les angles des tours de la capitale clignotaient à l'horizon telles des yeux menaçants dans une jungle électrique qu'il était temps de quitter. "Partir. Se rendre n'importe où" disait le poète. Voyageant à l'économie, j'avais opté pour la couchette la moins chère, et j'ai eu ce que j'avais demandé : en clair, on dort par terre. Du roots, comme quand je visitais le Vietnam ou la Thaïlande, quand j'étais jeune, mais loin de gâcher mon plaisir, cette couche spartiate m'a amusé en donnant au trajet une dimension exotique. De toute façon, je n'ai pas beaucoup dormi, j'étais bien trop excité, et j'ai passé une bonne partie de la nuit sur le pont, les yeux plongés dans l'obscurité de l'océan. Nous sommes arrivés à destination au petit matin, et avons rejoint notre auberge, constituée de petits bungalows individuels absolument charmants. Et que de verdure tout alentour ! Le bonheur en chlorophylle.
Au-delà de ce paradis apparent, Miyakejima est une ile volcanique, où les grosses roches noires et granuleuses témoignent de l'activité sismique, et on peut remarquer, çà et là, des bâtiments qui ont été détruits par des coulées de lave.
Le temps d'avaler un petit déj' et nous voilà partis à la plage pour une mise en jambe, une mise en palmes devrais-je dire. Je n'avais pas eu l'occasion de plonger depuis Okinawa, et j'avoue que sur le coup, la comparaison m'a laissé un peu sur ma faim, les poissons étant moins beau et surtout moins nombreux à Miyakejima qu'à Okinawa. Mais c'était jusqu'à ce que je voie des tortues de mer ! Autant les tortues terrestres me font plutôt un sale effet, autant je n'aurais pu imaginer que les tortues de mer puissent évoluer si majestueusement.
Retour à l'auberge pour une collation avant d'embarquer sur un petit bateau. Il faisait beau, la mer était calme, et j'ai vu quelques poissons volants. Je m'étais imaginé que pour trouver des dauphins, il fallait s'éloigner des côtes, mais en réalité les dauphins sont plutôt concentrés autour de Mikurajima, une autre petite ile située à une heure à peine au sud de Miyakejima. Là, nous avons repéré un groupe de dauphins et nous avons aussitôt plongé. Le groupe est passé tout près de nous, et nous avons pu les observer distinctement. J'ai ainsi vu passer ce que je suppose être une femelle avec son petit, quelle émotion ! Je m'attendais à une certaine interaction avec les dauphins, mais en fait, ceux-ci ont plutôt tendance à nous ignorer. On pourrait être déçu, mais c'est au contraire très sain : moins les dauphins modifient leur comportement en fonction de nous, et mieux c'est. Nous ne devons pas les perturber, ou le moins possible, il est d'ailleurs interdit de les toucher. Nous sommes ensuite remontés à bord, puis nous avons trouvé un autre groupe (ou était-ce le même ?) un peu plus loin, et hop, à nouveau tout le monde à la baille. La manœuvre s'est ainsi répétée une petite dizaine de fois. Parfois, on rate le groupe et on ne voit rien ; parfois, les dauphins passent à deux ou trois mètres de nous, c'est incroyable. Ce qui m'a le plus impressionné, c'est la taille des dauphins : en fait, c'est à peu près équivalent à la taille d'un homme. Je le savais peut-être avant, de façon froide et intellectuelle, mais se trouver dans le même espace, sans aucune séparation, permet de prendre conscience de la présence physique du cétacé. Autre détail : dès qu'on plonge la tête sous la surface, on entend clairement le cliquetis dont ils se servent pour communiquer.
Nous n'étions pas seuls sur le site, et j'ai compté six ou sept autres navires - et autant de groupes de plongeurs - qui pratiquaient la même activité que nous. Je me suis demandé dans quelle mesure les dauphins étaient vraiment indifférents à nos visites, ou bien si nous les dérangions. A une seule reprise, un groupe de dauphins s'est vaguement attardé et a semblé manifester une petite curiosité à notre sujet. Étaient-ils amusés ou agacés ? J'avoue avoir ressenti une certaine culpabilité à l'idée que nous pouvions troubler leur quiétude.
Mais en quittant le site, j'étais heureux. Mon vieux rêve était réalisé. J'avais nagé avec des dauphins. Pendant le retour vers Miyakejima, je souriais comme un benêt. Tourné vers l'horizon, j'ai été pris d'une envie de chanter, alors je me suis mis à chanter tout bas, tout ce qui me passait par la tête. Ma voix couverte par le bruit du moteur, personne ne pouvait m'entendre. Peut-être certains m'ont-ils vu. Je m'en fous.
En rentrant au port, nous sommes allés confier nos corps fourbus à l'eau bienfaisante du onsen. Le soir, barbecue à l'auberge, puis nous sommes allés à un matsuri pour assister à un feu d'artifice. Autant j'ai pu apprécier les feux d'artifice jusqu'à il y a encore quelques années, autant je les déteste maintenant. Entre les retombées polluantes et les nuisances sonores, l'impact environnemental est trop important pour être négligé. La journée avait été longue et chargée en émotions, et le soir dans mon bungalow, je me suis endormi comme une masse.
Heureusement que j'ai bien dormi, parce que le lendemain, nous nous sommes levés aux aurores pour remonter à bord de notre petit bateau et reprendre la direction de Mikurajima. Nous avons retrouvés les groupes de dauphins qui s'ébattaient le long des côtes, et comme la veille, nous avons effectué plusieurs plongées pour les observer. Ce jour-là cependant, les dauphins avaient tendance à passer en-dessous de nous, plus en profondeur, et j'ai eu le sentiment qu'ils nous fuyaient un peu. Je me suis dit qu'il était temps de leur dire au revoir, et j'ai pu remonter à bord sans me sentir le moins du monde frustré.
Retour à l'auberge pour rassembler ses affaires, aller au port pour embarquer, et long voyage retour vers Tōkyō, où nous sommes arrivés le soir. Rentré chez moi en rampant plus qu'en marchant, comblé et exténué, voilà, c'est fini. Dès le lendemain matin, je reprenais le travail, mes vacances étaient terminées.
Quelle conclusion tirer de cette expérience ? Je ne vais pas vous jouer la révélation mystique de l'homme à la rencontre de sa vraie nature, "un dauphin m'a dit", ce genre de choses. Je ne sais pas si j'ai appris quoi que ce soit, mais je suis simplement heureux d'avoir enfin pu accomplir ce vieux rêve. Il me reste des tas de choses à voir et à faire, au Japon et ailleurs, que le temps d'une vie humaine ne me laissera pas voir et faire. J'en accomplirai le maximum et tout cela sera très bien, mais quoi qu'il arrive, je suis en paix. Je n'ai plus de rêve car je les ai tous réalisés.
(ps : mon smartphone n'étant pas amphibie, j'ai intégré à ce billet quelques photos prises par l'organisateur lors de ce séjour, en particulier des photos sous-marines.)
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