vendredi 29 août 2025

Mes enfants

 Je n'ai pas d'enfant. C'est - et ça restera - le chagrin le plus douloureux de ma vie, la souffrance la plus déchirante, la plus secrète, peut-être, aussi. Cependant, grâce à mon métier, j'ai un peu l'impression d'avoir eu plusieurs dizaines d'enfants. Mais les enfants grandissent et, un jour, quittent le nid. Parmi ces enfants, deux viennent de me quitter. Je ressens une profonde tristesse très intime, mais il s'agit également d'une facette de ma vie professionnelle, et plus généralement de ma vie au Japon, et c'est pourquoi je vous en parle aujourd'hui.

Une fois de plus, remontons le temps. Depuis que je suis ado, j'ai toujours voulu être papa. Mon enfant, je l'ai imaginé, dessiné, chanté, je lui ai même donné un prénom. Et puis la vie s'est déroulée, et je l'ai vue se dérouler sans enfant, et sans la perspective d'en avoir. Les circonstances n'étaient jamais réunies, et mes pas m'ont conduit sur un autre chemin que celui de la paternité. Il a bien fallu finir par se rendre à l'évidence : je n'ai et je n'aurai pas d'enfant. J'entends déjà les rassuristes bien intentionnés mais naïfs qui seraient tentés de minimiser mon malheur en me disant que "ce n'est pas trop tard". Dans l'absolu, c'est tout à fait vrai, la paternité est encore physiquement possible pour moi, mais soyons honnêtes : j'ai 55 ans et ma compagne ne désire pas d'enfant. Je pense que c'est clair.
En travaillant dans une école primaire pendant cinq ans, j'ai vécu au quotidien avec des dizaines d'enfants, âgés de 6 à 12 ans. Il est sans doute inutile de dire à quel point des liens privilégiés se nouent, avec certains d'entre eux tout du moins. Aurais-je ressenti les choses autrement si j'avais été père ? Toujours est-il que ma frustration s'est transmuée en amour simili-paternel, et que le vide qui n'avait jamais été comblé dans mon âme a su constituer un écrin presque idéal pour accueillir l'amour que les enfants me portaient en retour. En quelques sortes, je les ai adoptés. Pas tous, bien entendu ; vouloir être père ne signifie pas vouloir être le Père Noël. Mais ma relation avec certains de ces enfants n'était pas moins digne et moins forte que celle d'un père pour ses enfants biologiques. C'est essentiellement pour cette raison que j'ai été si affecté d'être viré de l'école par Kim Jong Blob (cette personne a une infinité de surnom, celui-ci est le moins grossier).
Mais autant je n'avais pas le droit de communiquer avec les familles tant que j'étais salarié de l'école, autant plus aucune règle ne me tenait du moment que j'étais dehors. Je n'en ai pas seulement profité pour révéler aux parents ce qui s'était tramé dans leur dos durant ces années, mais j'ai aussi prolongé les contacts avec les enfants auxquels j'étais le plus attaché, et avec les familles les plus sympathiques. Du coup, certains enfants ont choisi de continuer à étudier le français avec moi. Du grand bonheur, d'autant plus que cette fois-ci, je n'avais plus de compte à rendre à la dictatrice.
Avec ces enfants, année après année, nous avons appris à nous connaitre, de mieux en mieux. J'ai suivi leurs progrès en français, pas à pas ; et même si certains d'entre eux ont pu occasionnellement suivre des cours ailleurs, prétendre que je ne suis pour rien au développement de leurs compétences ne serait pas seulement de la fausse modestie, ce serait tout simplement stupide. Comme un vrai papa, j'ai réellement participé à leur éducation, je les ai aidés à grandir. Et comme un vrai papa, je n'en suis pas peu fier. S'ils savaient, chacun d'entre eux, comme ils me rendent heureux. Je les ai connus tout petits, tout bout de chou, ce sont maintenant des ados. Rien qu'à évoquer ces souvenirs, ma gorge se serre.

Certains ont arrêté de suivre mes cours, parce qu'entrés au lycée, ils sont maintenant trop occupés. D'autres continuent, tout simplement. Certains ont repris contact avec moi après des années de silence. Un d'entre eux est parti pour un an en Nouvelle Zélande, mais continue les cours en ligne avec moi. C'est quelque chose d'assez courant d'aller passer sa première année de lycée à l'étranger, pour mûrir et pour améliorer son anglais.
Et puis il y en a deux, Sakura et Rio, que je suis depuis qu'elles ont sept ans, et qui ont commencé le français, comme tout le monde, par "Bonjour, je m'appelle..."
Je n'ai pas changé les prénoms, pourquoi faire ?
Deux parmi mes meilleurs élèves. Mes filles. De belles jeunes filles, maintenant. Elles ont tellement apprécié mes cours que l'année dernière, elles sont parties en France pour des vacances en famille d'accueil, histoire d'aller voir, d'aller vivre par elles-mêmes tout ce que je leur racontais sur mon pays. Quand elles sont revenues, elles avaient bien sûr fait de gros progrès en français, et étaient plus motivées que jamais.
Tellement motivées que quand il s'est agi, pour elles aussi, de partir à l'étranger, elles n'ont pas choisi un pays anglophone, comme la plupart des lycéens. Elles ont choisi la France. Comment exprimer, encore, ma fierté, sans être redondant ? Redondant, je sais que je le suis, comme un nouveau papa qui n'arrête pas de parler de son fils ou de sa fille qui vient de naitre. Je n'ai pas donné la vie, mais j'ai donné un peu de vie française. Je suis si heureux, je suis tellement comblé de les avoir emmenées jusque là. Même si, en dehors de cette réussite, il n'y avait eu que des ratés dans ma vie de prof - ce qui n'est pas le cas - , le chemin que j'ai ouvert à Sakura et Rio, la noblesse et la beauté de ce chemin, suffiraient à rattraper tout ce que je n'ai pas su faire. J'ai peut-être échoué beaucoup de choses dans ma vie, mais ça au moins, je l'ai bien mené.
Je suis fier et heureux comme un papa plus si jeune.
Mais voilà, les enfants grandissent et quittent la maison, n'est-ce pas. Elles sont parties pour dix mois, une année scolaire. Elles sont parties, et moi je ne les ai plus. Je ne les ai plus chaque semaine, pour leur apporter tout ce que je sais, et pour me nourrir en retour de ce que je voyais changer en elles. Me nourrir de la fierté, de l'orgueil peut-être, qu'elles m'autorisaient. Je suis triste comme un jardin sans fleur.
C'est peut-être un refus du temps qui passe, c'est peut-être la peur de me voir vieillir. Rationalisons, ça ne changera rien.


Bien sûr, j'ai encore de nombreux autres apprenants, y compris des anciens de l'école primaire, certains tout aussi attachants que mes deux filles. Heureusement, d'ailleurs ! Comme un vrai papa, je n'ai pas d'enfant préféré, et tous comptent. Reste que ces deux-là sont parties. Bien sûr, elles vont revenir, et peut-être même reprendront-elles l'apprentissage du français avec moi. Bien sûr, elles auront fait des progrès dont je pourrai à nouveau me gargariser. Mais tout cela efface-t-il ma tristesse d'aujourd'hui ? Vous savez bien que non. Il est inutile de fuir la tristesse, elle est là. Aujourd'hui, je ne veux pas aller bien, je veux savourer cette belle, grande et précieuse tristesse que la vie m'a offerte : mes enfants ont grandi.

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