Kendô
J'ai pratiqué le kendô pendant dix ans en France, et pour diverses raisons j'ai dû arrêter juste après avoir passé mon deuxième dan. Mais le kendô me manquait terriblement, et je me sentais bien nostalgique à chaque fois que j'y pensais. Alors quand il s'est agi d'aller habiter au Japon, il n'a pas été question que je parte sans mon armure.
J'ai trouvé un club à la fois près de chez moi et près de l'école, à une vingtaine de minutes à pied. Le maitre, Sumiyoshi-sensei, m'a accueilli très chaleureusement. Début juin, j'ai donc ré-enfilé l'armure pour la première fois depuis cinq ans, et ça fait tout bizarre, on se sent bien empoté. Le Nagareyama-shibu est un petit club très familial où les enfants viennent pratiquer avec leur père (les mères, en général, regardent !). Il y a une vingtaine de pratiquants. Je suis, bien entendu, le seul gaijin, l'étranger, et comme les gens du club ne parlent pas très bien anglais et que mon japonais est encore limité, je suis souvent un peu à l'écart, mais je trouve toujours quelqu'un pour me raccompagner en voiture après l'entrainement (parce que se trimbaler l'armure de 15 kg dans le sac, ça rend le trajet nettement plus pénible !). Et si personne ne se propose, c'est Sumiyoshi-sensei lui-même qui me raccompagne. C'est un monsieur d'un certain âge, mais il a une telle classe, une telle élégance, je trouve qu'il a une très belle allure. Comme je n'avais pas de shinai au début (le sabre en bambou), il m'en a passé un à lui : "c'est un vieux shinai, mais si vous voulez bien l'accepter..." Il avait écrit mon nom dessus. Il est la gentillesse faite sabre.
Les jeunes, ados ou pré-ados, ont presque tous un niveau supérieur au mien, mais leur technique n'est pas encore bien stabilisée, ce qui me permet d'expérimenter des attaques, de tenter des coups risqués. Avec les adultes, j'essaye juste de faire ce que je peux, c'est-à-dire pas grand-chose, mais ça ne m'empêche pas de prendre énormément de plaisir. Le problème, c'est qu'après cinq années d'interruption, les mêmes défauts sont aussitôt réapparus : "Relâchez vos épaules", "Ne levez pas autant la jambe", "Poussez vers l'avant", etc. Parfois, pendant tout l'entrainement, je me concentre sur un point particulier, mes épaules par exemple, et il m'arrive d'être assez satisfait, de trouver que globalement, mon niveau n'était pas trop mauvais ce jour-là. Et puis à la fin de l'entrainement, quand je vais saluer le maitre, il me lâche toujours un truc genre : "Vous devez absolument relâcher vos épaules..." Désespérant.
Maitriser son propre corps demande beaucoup de temps...
Et c'est justement une des choses qui me plait dans le kendô.
On réapprend à marcher, et on se rend compte qu'on a beaucoup trop de bras et beaucoup trop de jambes ! Il faut coordonner son corps et son esprit avec le sabre, c'est presque comme de la danse. D'ailleurs, il y a des miroirs pour corriger sa position. Quand j'ai commencé en France, un de mes professeurs me disait : "Pour faire bien, il faut faire beau." En d'autres termes, pour que tes mouvements soient efficaces en combat, ils doivent être harmonieux à voir. Ça demande une concentration extrême, et la difficulté est que cette concentration, il faut la maintenir en mouvement, tandis qu'on fournit un effort physique intense, et qu'on doit s'adapter aux mouvements du partenaire. A force d'exercice et de répétition, les gestes s'inscrivent dans le corps et deviennent automatiques, mais il faut apprendre à lâcher prise. Si on réfléchit, on perd un temps fou et le partenaire a déjà porté son attaque. Pour ne plus avoir l'esprit encombré par la maitrise de son corps, ou plus précisément le corps encombré par l'esprit, il faut faire le vide. Je trouve que la pratique du kendô a beaucoup à voir avec celle du zazen, la méditation bouddhiste. Arrêter de réfléchir pour descendre au fond de son être intime. Ça, c'est pour le côté centripète. Car quand on est libéré des contraintes de la pensée rationnelle, on se replace parmi les choses du monde, c'est le côté centrifuge. C'est pas des blagues. Si on arrive à s'ouvrir suffisamment à soi-même, on se connecte aux autres. Votre cerveau devient comme une maison où on ouvrirait grand toutes les fenêtres, l'air qui y circule est le même à l'intérieur et à l'extérieur, il n'y a plus d'intérieur et d'extérieur. Vous êtes alors en harmonie avec ce qui vous entoure. Et si le partenaire bouge, vous bougez avec lui, instinctivement, naturellement. Celui qui marque le point est celui qui a le mieux réussi à relier son moi intime avec son environnement. Tout ça peut sembler très théorique, voir un peu trop mystique, mais quand on s'entraine avec des pratiquants expérimentés, c'est flagrant : on bouge à peine, mais vraiment à peine, et le partenaire a déjà anticipé votre mouvement et riposté. Un de mes anciens profs me disait : "C'est dans les yeux. On sent les choses." On retrouve cette disposition d'esprit dans La pierre et le sabre, un livre magnifique qui raconte la vie du célèbre samouraï Miyamoto Musashi. Deux combattants se mettent en garde, se scrutent. Mais l'un des deux a une garde très forte, c'est-à-dire que bien que parfaitement immobile, il ne laisse mentalement aucune ouverture à son adversaire. L'autre reconnait la force du premier et s'avoue vaincu. Il y a des scènes similaires dans les films de Kenji Misumi (en particulier dans La lame diabolique, je crois). Le plus beau combat, c'est celui qui n'a pas lieu. La victoire, c'est une attitude mentale avant d'être un geste physique.
Mais pour arriver à un tel niveau de maitrise, il faut des années de pratique. Pour l'instant, j'apprends juste à marcher. Je marche, je cherche l'accomplissement suprême, en suivant la "voie du sabre"...