Tout n'est pas rose.
Depuis que je tiens ce blog, je ne vous ai parlé que des aspects positifs de ma vie au Japon. Il y a à cela principalement deux raisons. La première est que les sentiments de plénitude, voire d'exaltation, de joie et de sérénité sont effectivement ceux qui dominent mon quotidien. La seconde raison est que l'essentiel de ma vie sociale étant lié à ma vie professionnelle, il est délicat d'émettre des critiques ouvertes à ce sujet sur un blog public. Pourtant, il n'existe pas de société idéale, et au Japon comme ailleurs, tout n'est pas rose. Vous comprendrez que je ne peux pas vous donner d'exemple précis, mais par souci d'honnêteté, je vais essayer de vous parler un peu des aspects plus sombres des relations sociales au Japon.
Dans toute l'Asie, la notion de face est proéminente. Bien sûr, dans le monde occidental aussi, personne n'aime "perdre la face", c'est-à-dire voir son image sociale dégradée. De même, bien souvent, on préfère éviter de faire perdre la face à un interlocuteur, et on choisira, autant que possible, la voie diplomatique pour régler un différent, plutôt que l'attaque frontale. Au Japon, c'est pareil, mais de façon bien plus amplifiée. La notion de face fait partie intégrante du ciment social. En Europe, l'individuel a tendance à primer sur le collectif, alors qu'au Japon, on est plutôt en recherche d'unité. On pourrait expliquer cette propension par la géographie insulaire du pays, ou par son histoire (le Japon est resté fermé à l'Occident jusqu'au 19ème siècle), mais je crois que ce serait réducteur, d'autant plus que cette importance de la face est également très présente dans d'autres régions de l'Asie, en Chine par exemple. Au Japon, les relations sociales sont fortement dominées par un désir de convergence. Cela n'empêche pas d'avoir sa propre opinion, même si cette opinion est totalement opposée à celle de son interlocuteur, mais disons que cette dynamique compassionnelle refrène l'envie d'exprimer, de façon claire et directe, une divergence de point de vue. Cette accordance apparente permet d'empêcher les conflits d'éclater, et de préserver une forme de paix sociale. Personne ne cherche à dominer autrui, et l'honneur de tout le monde est protégé. Mais le revers de la médaille est que les circonvolutions interactionnelles mises en oeuvre pour maintenir cette stabilité peuvent conduire à ce qu'en Occident on qualifierait d'hypocrisie. Combien de fois ai-je tenté d'exprimer à mes interlocuteurs qu'ils faisaient - peut-être - erreur ? Mais dès que mon désir de remettre en cause une opinion, une pratique, etc., devient trop flagrant, les portes se ferment, et les arguments qu'on m'opposent frôlent l'incohérence, n'importe quoi du moment que ça m'amène à fermer ma bouche. Quoi qu'il arrive, il faut toujours sauver les apparences, faire semblant que tout va bien. Ce besoin de préserver la face à tout prix peut parfois mener à des situations complètement artificielles, voire mensongères. Et surtout, il est difficile de régler les problèmes si l'on passe son temps à faire comme s'il n'y avait pas de problème... Bref, certaines situations délicates ne trouvent pas d'issue, et c'est bien dommage. Une fois de plus, ceci n'est pas l'apanage des Japonais, et j'ai connu, en France, des gens qui à force de vouloir ne regarder que le côté positif des choses finissaient par être sourds à la douleur de leurs amis.
Si on ajoute à cette volonté de préserver la face l'importance accordée au respect de la hiérarchie, je vous laisse imaginer à quel point les rapports sociaux se compliquent. Pour qu'une société puisse marcher, il faut que ses individus, sans aller jusqu'à marcher au pas, marchent plus ou moins dans la même direction. En France, où les individualités sont exacerbées, il est impossible aux gouvernements de droite comme de gauche de faire la moindre réforme, car chaque corporation défend son bout de gras dans une vision sectaire qui exclut totalement l'intérêt de la collectivité. Au Japon, on a bien conscience qu'il faut composer avec son voisin, même si cela n'arrange pas toujours ses affaires personnelles. Pour ça, on suit la direction indiquée par le chef, qu'il soit chef d'Etat ou chef de bureau. Notre regard occidental traduit cette attitude par "soumission à l'autorité." Il y a de ça, pour faire simple, mais c'est bien le fait de mettre son ego dans sa poche qui fait du Japon un des pays les plus sûrs du monde, avec une économie qui reste forte malgré la conjoncture globale. Le taux de chômage est très bas, et on voit dix fois moins de personnes sans abri dans les rues de Tôkyô que dans celles de Paris. Les transports en commun sont toujours à l'heure, il n'y a pas d'agression dans la rue, l'économie des loisirs permet à chacun de se défouler de la façon qui lui convient, etc. Les Japonais acceptent de faire des sacrifices sur leurs désirs personnels pour pouvoir en retour bénéficier d'une vie confortable et sécurisante. Pas d'autre moyen, donc, que d'obéir au chef. Même si le chef dit des conneries (ça c'est la même chose dans tous les pays, les chefs ne sont pas plus intelligents qu'ailleurs). Le revers de la médaille ? Un exemple : en 1945, lors des bombardements de Tôkyô, les habitants avaient pour consigne de ne pas sortir de chez eux sans injonction des autorités. L'ordre d'évacuation n'est jamais arrivé, les gens ne sont donc pas partis à la recherche d'un abri, et 100 000 personnes sont mortes dans la seule nuit du 9 au 10 mars.
En résumé, pour moi qui suis tout en bas de l'échelle sociale au Japon, ma principale difficulté est de toujours devoir acquiescer, même face aux injonctions les plus absurdes, sans pouvoir émettre la moindre objection, sans même pouvoir faire semblant de remettre en cause la moindre décision venue d'en haut. Sans pouvoir discuter.
Pour l'instant, j'essaye de comprendre ce fonctionnement, ses tenants et ses aboutissants, de façon, si ce n'est neutre, au moins profonde et sincère. Il est trop facile de juger avec son cerveau d'Occidental, et je ne voudrais pas commettre la même erreur qu'Amélie dans Stupeur et tremblements. Parler d'hypocrisie ou de soumission à l'autorité, c'est un réflexe normal, mais il sera plus long, plus difficile, et sans doute plus enrichissant, avant d'émettre un jugement aussi tranché, de chercher à pénétrer les codes de la société japonaise dans tous ses recoins et ses subtilités.
La difficulté n'entrave pas mon bonheur, elle en fait partie.
Si on ajoute à cette volonté de préserver la face l'importance accordée au respect de la hiérarchie, je vous laisse imaginer à quel point les rapports sociaux se compliquent. Pour qu'une société puisse marcher, il faut que ses individus, sans aller jusqu'à marcher au pas, marchent plus ou moins dans la même direction. En France, où les individualités sont exacerbées, il est impossible aux gouvernements de droite comme de gauche de faire la moindre réforme, car chaque corporation défend son bout de gras dans une vision sectaire qui exclut totalement l'intérêt de la collectivité. Au Japon, on a bien conscience qu'il faut composer avec son voisin, même si cela n'arrange pas toujours ses affaires personnelles. Pour ça, on suit la direction indiquée par le chef, qu'il soit chef d'Etat ou chef de bureau. Notre regard occidental traduit cette attitude par "soumission à l'autorité." Il y a de ça, pour faire simple, mais c'est bien le fait de mettre son ego dans sa poche qui fait du Japon un des pays les plus sûrs du monde, avec une économie qui reste forte malgré la conjoncture globale. Le taux de chômage est très bas, et on voit dix fois moins de personnes sans abri dans les rues de Tôkyô que dans celles de Paris. Les transports en commun sont toujours à l'heure, il n'y a pas d'agression dans la rue, l'économie des loisirs permet à chacun de se défouler de la façon qui lui convient, etc. Les Japonais acceptent de faire des sacrifices sur leurs désirs personnels pour pouvoir en retour bénéficier d'une vie confortable et sécurisante. Pas d'autre moyen, donc, que d'obéir au chef. Même si le chef dit des conneries (ça c'est la même chose dans tous les pays, les chefs ne sont pas plus intelligents qu'ailleurs). Le revers de la médaille ? Un exemple : en 1945, lors des bombardements de Tôkyô, les habitants avaient pour consigne de ne pas sortir de chez eux sans injonction des autorités. L'ordre d'évacuation n'est jamais arrivé, les gens ne sont donc pas partis à la recherche d'un abri, et 100 000 personnes sont mortes dans la seule nuit du 9 au 10 mars.
En résumé, pour moi qui suis tout en bas de l'échelle sociale au Japon, ma principale difficulté est de toujours devoir acquiescer, même face aux injonctions les plus absurdes, sans pouvoir émettre la moindre objection, sans même pouvoir faire semblant de remettre en cause la moindre décision venue d'en haut. Sans pouvoir discuter.
Pour l'instant, j'essaye de comprendre ce fonctionnement, ses tenants et ses aboutissants, de façon, si ce n'est neutre, au moins profonde et sincère. Il est trop facile de juger avec son cerveau d'Occidental, et je ne voudrais pas commettre la même erreur qu'Amélie dans Stupeur et tremblements. Parler d'hypocrisie ou de soumission à l'autorité, c'est un réflexe normal, mais il sera plus long, plus difficile, et sans doute plus enrichissant, avant d'émettre un jugement aussi tranché, de chercher à pénétrer les codes de la société japonaise dans tous ses recoins et ses subtilités.
La difficulté n'entrave pas mon bonheur, elle en fait partie.
Happy face aux USA, moutons de Panurge un peu aussi... en mm tps nous Français on est l'exa-contraire, on est tjs en train de se plaindre, de râler de critiquer de contredire.... Comme tu le dis il n'y a pas de société parfaite, c'est ça qui fait la richesse des voyages :)
RépondreSupprimerA Rome, fais comme les Romains .....
RépondreSupprimerExactement ! En japonais, on dit 郷に入っては郷に従え。 Gô ni itte wa gô ni shitagae : entrer dans un village, c'est faire comme dans le village.
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