mardi 21 mars 2017

Un an...
Il y a un an jour pour jour, je débarquais au Japon muni d'un aller simple. Une grande aventure qui commençait, un anniversaire qui vaut bien un premier bilan.

Résumé des épisodes précédents
Pour faire court, appelons ça la crise de la quarantaine, même si c'est réducteur. La lassitude de mon ancien travail, l'envie, non, le besoin, voire l'urgence de sortir de ma zone de confort, de relever de nouveaux défis pour pouvoir évoluer, et puis un voyage au Cambodge où la petite graine s'est plantée dans ma tête. Le désir de faire des choses bien pour autrui, le désir de bâtir des ponts entre les gens, entre les cultures, le désir d'ailleurs, sans doute le mythe de l'exotisme, la soif d'altérité...
C'est tout ça qui m'a amené à reprendre mes études pour devenir prof de Français Langue Étrangère, avec en ligne de mire l'objectif de partir m'installer à l'étranger, le Japon étant mon choix numéro un. Si ça n'avait pas été le Japon, ça aurait été le Cambodge, ou que sais-je. Anywhere out of the world comme disait Baudelaire. Quitter mon ancien monde.
Le Japon représentait pour moi la destination idéale car à l'extrême opposée de mes racines, aussi bien d'un point de vue géographique que culturel. Un voyage de quelques semaines en 2008 m'avait confirmé que les différences entre ce pays et la France étaient assez nombreuses pour répondre à mes attentes, conférant ainsi au Soleil Levant un statut de Terre Promise. De plus, ce voyage m'avait permis de toucher du doigt la qualité de vie japonaise : services impeccables, sécurité, générosité et serviabilité des Japonais, etc.
Depuis longtemps, mon imaginaire avait été nourri de pop culture et de stéréotypes traditionnels. Pop culture télévisuelle pour un garçon né en 1970, avec l'arrivée des premiers animes dans l'émission Récré A2, Goldorak, Albator et consorts, puis prolongée et enrichie jusqu'à la fin de mon adolescence avec des films comme Akira ou Ghost In The Shell. Pop culture toujours dans ma vie de jeune adulte, avec les nombreux animes japonais que mon travail dans le doublage m'avait amené à découvrir, et puis tout s'est accéléré : je me suis mis à écouter de la J-Pop, à regarder des animes non plus pour le travail mais pour mon plaisir (Serial Experiment Lain a été un vrai choc, un trésor de beauté et d'intelligence, et reste parmi mes oeuvres cultes), j'ai vu au cinéma les films de Kiyoshi Kurosawa, Takashi Miike, Hideo Nakata, et surtout Shinya Tsukamoto. Les mangas bien entendu ont participé à l'élaboration de mon Japon fantasmé, MPD Psycho par exemple, ou encore Kenshin le vagabond. Stéréotypes traditionnels : la quête du zen à travers l'épuration des temples bouddhistes ou dans la lecture des haikus, l'harmonie avec la nature, les kimonos, les geishas, le son du shamisen ou du shakuhachi, les classiques de la littérature japonaise comme Le dit du genji de Murasaki Shikibu ou les Notes de chevet de Sei Shônagon... J'ai commencé à pratiquer le kendô, à lire des livres de Mishima, à essayer d'apprendre le japonais, etc.
Voilà, en résumé, l'état d'esprit qui m'a amené à quitter la France, et les images que j'avais en tête avant de m'exiler. Comment allais-je vivre le Japon dans sa réalité quotidienne ?

Le Japon au quotidien
Le risque était gros. Après avoir fantasmé mon expatriation pendant si longtemps, et cultivé autant de rêves sur un pays que je connaissais surtout depuis mon point de vue de France, confronté au Japon dans sa réalité quotidienne, j'aurais pu tomber de haut. Pas besoin de disserter longuement sur la différence entre l'idéal et le réel, tout le monde connait ça. Mais je ne suis pas tombé. Bien au contraire, le Japon répond à tous mes espoirs.

Le Japon me comble d'abord parce que comme je m'y attendais, tout est différent. "Je ne parle pas des choses qui frappent d'abord tous les yeux, comme la différence des édifices, des habits, des principales coutumes. Il y a, jusque dans les moindres bagatelles, quelque chose de singulier que je sens, et que je ne sais pas dire." (Montesquieu, Lettres persanes, 1721). Il y a les petites choses de la vie ordinaire, bien sûr, comme je vous le raconte régulièrement sur ce blog, mais ces petites choses ne sont en fait que la partie visible d'une différence plus profonde. La façon de penser, les relations à autrui, la façon de se considérer soi-même au sein de la société, je découvre chaque jour un peu plus à quel point ces conceptions influent sur le rapport au monde et sur l'organisation d'un système culturel qui émerge d'un groupe (national en l’occurrence), c'est-à-dire, au final, sur le rapport au réel. Je n'ignore pas, comme j'en ai déjà parlé, que chacun a ses propres particularités, et que personne n'est représentant de sa culture. La culture ne s'observe pas chez les individus, mais chez un groupe d'individus, c'est dire à quel point il faut savoir prendre du recul - et du temps - pour l'appréhender. Voici un exemple, pour être un peu plus concret : ma directrice nous a fourni un texte comprenant une faute d'anglais (elle ne parle pas cette langue). Nous lui avons signalé, mais elle a refusé de nous laisser corriger la faute. J'ai d'abord mis son entêtement sur un manque de confiance de sa part envers nous. En réfléchissant à la conception du rapport hiérarchique dans le monde du travail au Japon, j'ai compris que dans mon interprétation, j'avais commis une erreur typiquement ethnocentrique : ce n'est pas comme ça qu'il fallait considérer son attitude. Le fait est que ma directrice fait entièrement confiance à la personne qui lui a transmis le texte, et ne conçoit pas de faute possible de sa part, d'où son obstruction à nous laisser modifier le texte. On pourra juger de la faiblesse de sa démarche, je l'ai fait aussi. Mais le plus difficile est d'accepter le fait que cette façon de penser est avant tout différente de ce à quoi les Français sont habitués. Avant de juger, il faut chercher à comprendre, et une fois qu'on comprend, il devient difficile de juger. Vous entrevoyez la délicatesse de la démarche ?...
Cette différence dans la manière d'agencer ses pensées est étroitement liée à la langue : combien de fois me suis-je retrouvé confronté à une phrase en japonais dans laquelle je comprenais chaque mot mais dont j'avais pourtant du mal à dégager un sens précis. Bien souvent, c'est la relation qui unit les mots (c'est-à-dire les idées) entre eux qui m'échappe. "Le langage n'est pas un simple compagnon mais un fil profondément tissé dans la trame de la pensée." (Hjemslev) La langue et la culture sont les deux faces d'une même étoffe, l'une ne va pas sans l'autre, la langue sert à évoquer le monde dans lequel elle nait et s'épanouit, et cette culture est réciproquement formatée, contrainte comme disait Roland Barthes, par la langue. Dans une passionnante interview (consultable ici), Akira Mizubayashi expliquait récemment dans Libération à quel point la structure même de la langue japonaise conditionne l'identité japonaise (Mizubayashi est un auteur à découvrir absolument, je vous recommande en particulier Une langue venue d'ailleurs et Petit éloge de l'errance).
Puisque tout est différent, pour moi, tout s'illumine du merveilleux de la nouveauté, à commencer par mon pain quotidien, qui n'est pas (qui n'est plus) du pain. Je me gave de sushis qui fondent sur le palais comme des sucreries, je déguste chaque jour des choses étranges et délicieuses. Je suis devenu accro au riz, et encore plus aux azukis, les haricots rouges sucrés. Outre la gastronomie, les différences sont partout : les sirènes des ambulances, le climat, le sens de circulation des voitures, les oiseaux et donc le chant des oiseaux, tout, si bien que j'ai parfois l'impression que même l'air que je respire est différent.

Ce décalage entre la France et le Japon, qui teinte chaque instant de la vie ordinaire, oblige à une totale reconsidération de sa propre perception des choses, et comme je le disais, de son rapport au réel. Un exercice fatiguant et laborieux, mais qui rafraichit sacrément le cerveau. Ici, j'ai souvent l'impression d'être un enfant qui ne connait rien à la vie et qui a tout à apprendre. C'est tout à la fois vertigineux et grisant. Alors j'accepte, autant que possible, de ne rien savoir, et j'essaye de me laisser porter.
J'espère que ce résumé vous aura aider à mieux percevoir ce gouffre qui sépare le Japon de mon pays natal.

Le Japon de mes rêves

Le Japon me comble ensuite, car comment ne pas apprécier ce pays qui rend réelles mes images de rêve ?...
Le Japon que je désirais tant existe et il est magnifique. Prenez l'image archétypale du Japon, le mont Fuji. Il a beau se trouver à 120 kilomètres de Nagareyama, j'admire souvent sa silhouette parfaite, surtout en hiver, quand le ciel est bien dégagé. Et lorsque le Soleil se couche en faisant miroiter les flancs du volcan enneigé, c'est inimaginable, saisissant, bouleversant. Cette montagne, plus je la vois et plus je l'aime. Vous comprenez maintenant l'intensité de mon émotion, lorsque je l'ai gravie...

Autre exemple : ce type de panorama urbain, comme vous voyez sur cette photo, j'en ai souvent aperçu des représentations dans des mangas ou des animes. Alors quand je contemple un tel paysage près de chez moi, je me dis que je n'ai pas été trompé, que c'est bel et bien le Japon que je cherchais. La banalité d'une petite ville de banlieue tôkyôïte, des milliers de gens qui vivent ici, chacun avec son histoire, ses émotions. C'est comme je l'imaginais, et j'y suis, c'est là que j'habite.
Mes images imprégnées de pop culture ne sont pas trahies. Quand je déambule dans Tôkyô, j'entends souvent dans ma tête la musique du film Akira. Quand je regarde les câbles électriques, ce sont immanquablement les ambiances de Serial Experiment Lain qui me viennent à l'esprit. Je retrouve aussi mes images du Japon traditionnel, ne serait-ce que sur le chemin que j'emprunte tous les matins, en passant devant cette magnifique bâtisse, qui ressemble à un petit château médiéval. Quand je vais à l'entrainement de kendô, ponctué de nombreux rituels ancestraux, c'est aussi le Japon traditionnel que j'expérimente.
Il ne manque rien.

Rien n'est facile.

Ces différences, dont je viens de faire l'éloge, ne sont toutefois pas faciles à vivre tous les jours. Je ne suis pas Japonais, et je ne maitrise pas tous les codes sociaux qui me permettraient de mieux m'intégrer dans ma culture d'accueil. J'imagine que je dois commettre beaucoup d'impairs, et je lutte chaque jour pour améliorer ma façon d'être, pour m'adapter aux façons de faire locales. C'est le revers de la médaille : d'un côté, je savoure la naïveté du regard d'enfant que je porte sur mon environnement, mais de l'autre, je suis aussi lourdaud que si j'avais 6 ans. Il y a beaucoup de comportements que je ne comprends pas, comme dans l'exemple cité plus haut, et avec mon japonais balbutiant, je me sens totalement impuissant à faire face au monde qui m'entoure. Il n'y a pas que la barrière de la langue. Certes, un coup de fil en japonais reste pour moi hors de portée, je suis pour ça totalement dépendant de mes collègues et de mes amis, mais c'est avant tout la manière de faire qui m'échappe.
Par exemple, quand vous allez chez le médecin, il faut d'abord remplir un questionnaire dans la salle d'attente, puis le médecin vous reçoit, et en sortant, on se rend directement dans la pharmacie située à l'étage en-dessous, où on vous vend vos médicaments à l'unité près. Si on vous a prescrit un traitement d'une semaine, vous n'aurez pas une gélule de plus. Quand on remplit le formulaire, le stylo bleu est tout aussi incongru que si vous utilisiez un stylo vert en France. Si vous ne savez pas tout ça, vous êtes complètement perdu, comme un enfant.
Je suis donc perdu tous les jours, pour tout. Et même si c'est une étape incontournable avant de pouvoir se réouvrir l'esprit, il y a des moments où ça devient fatigant. J'aimerais bien pouvoir passer mes coups de fil tout seul. J'ai dit et je redis que les difficultés n'entravent pas mon plaisir, elles en font partie, mais à l'instar d'un enfant qui rêve d'autonomie, j'attends avec impatience d'accéder à une nouvelle maturité qui me procurera un peu d'indépendance.
Je crois que le code social le plus difficile à appréhender, pour moi comme pour beaucoup d'Occidentaux, c'est la préservation absolue de la notion de face. Les Japonais détestent l'affrontement direct, qu'ils jugent préjudiciable à leur sécurité affective et qui de plus est totalement inutile. Pour convaincre un interlocuteur, plutôt que de le harceler d'arguments qui risquent, au final, de le braquer contre soi, on préfère louvoyer avec patience et délicatesse. Ça signifie qu'au lieu de dire "non", un Japonais répondra de préférence "peut-être", ou "c'est difficile". Les Japonais entre eux ne s'y trompent pas, mais un gaijin comme moi, ne possédant pas les codes pour déchiffrer ces locutions, ne sait jamais comment interpréter tel ou tel message. J'ai mis longtemps à comprendre que quand vous proposez un rendez-vous à une fille et qu'elle vous répond : "la prochaine fois", ça veut dire : "même pas dans tes rêves." Les Japonais sont très polis et très souriants, mais de leur propre aveux, il y a la pensée qu'on montre et la pensée qu'on pense. La séparation des deux sert à préserver la paix sociale. Ça signifie donc qu'un Japonais qui semble très gentil ne vous apprécie pas forcément. Beaucoup d'étrangers comparent cette attitude à de l'hypocrisie, et certains en viennent à considérer les Nippons comme des planteurs de couteaux dans le dos. En France, on préfère que quelqu'un vous balance vos quatre vérités en face, même si c'est dur à avaler, on appelle ça l'honnêteté. Au Japon, on préfère pas, car on appelle ça l'agressivité. J'ai entendu certaines théories qui avancent que cette différence est liée aux racines de nos cultures respectives : en France, nous sommes les héritiers d'un peuple de chasseurs, qui glorifiait l'individu, et qui plus est l'individu le plus fort. Au Japon, le peuple était traditionnellement dépendant de l'agriculture, ce qui impliquait une grande solidarité pour pouvoir travailler dans les champs tous ensemble. Cette nécessité de solidarité s'exprimait - et s'exprimerait donc toujours - par une recherche de convergence, d'harmonie, qui réprime, autant que possible, les sentiments et ressentiments personnels. J'ignore le crédit qu'on peut apporter à ces explications, mais je les trouve intéressantes.
Toujours est-il que les sentiments sont du domaine de l'intime et doivent rester cachés. Ça n'implique pas qu'on n'exprime jamais ce qu'on ressent, ça signifie qu'on l'exprime autrement. Et moi, comme je ne sais ni comment recevoir ce qu'on me dit, ni comment exprimer ce que j'ai à dire, je m'agace, je veux des réponses claires, et j'ai parfois le sentiment d'être pris pour un con parce qu'on me dit des tas de choses uniquement pour noyer le poisson, etc. Ici, la sauvegarde des apparences est une façon d'être respectueuse, elle protège tout le monde. Ce que les Occidentaux considèrent comme de l'hypocrisie serait plutôt à prendre comme de la politesse. Mais au royaume des apparences, je suis, probablement comme beaucoup de Français, un mendiant de vérité. Je devine qu'il va me falloir des années de vie au Japon pour pouvoir me sentir à l'aise et, d'une part, réussir à comprendre le sens caché derrière les mots et, d'autre part, savoir comment enrober mon amertume dans des sourires de façade. Mais avant de pouvoir maitriser ces codes, je dois les accepter et cette façon de faire est tellement éloignée de mes habitudes que pour moi, c'est difficile, très difficile.
Ce culte de l'apparence est tellement important qu'il s'apparente parfois à une véritable mise en scène. A l'école où je travaille, par exemple, on allume les murs-écrans de la bibliothèque dès que des visiteurs arrivent. Les parents doivent sans doute s'imaginer que ces murs-écrans sont toujours allumés. Nous ne sommes plus dans le domaine de l'hypocrisie mais dans celui du mensonge. Certes, en France aussi, on a à cœur de se montrer sous son meilleur jour, c'est naturel, on fait le ménage avant de recevoir des invités, on met les belles lumières et la belle nappe... C'est donc compliqué d'expliquer pourquoi la façon de faire japonaise semble parfois totalement artificielle aux yeux d'un Occidental. C'est encore plus compliqué pour un Occidental d'accepter de ne plus juger avec ses propres valeurs, ses propres références, et d'intégrer ces conceptions à son propre système de pensée. C'est quand je considère ce genre d'obstacle que je sens mon identité culturelle résister et me murmurer que je ne serai jamais Japonais.

L'école primaire internationale Gyôsei de Nagareyama

C'est le nom complet de l'école où je travaille. Devoir de réserve oblige, je ne peux pas vous donner de détail sur ma vie professionnelle, mais je peux vous dire que mon métier occupe une grosse partie de mon emploi du temps : j'ai calculé qu'en général, je travaille environ 65 heures par semaine, souvent plus, rarement moins. Les heures supplémentaires font partie du service et ne sont pas comptabilisées, sinon je serais très riche. Je savais, avant de venir, que je risquais de bosser beaucoup, je ne suis donc pas surpris. En même temps, je n'avais pas non plus spécialement l'impression de me la couler douce en France.
Comme l'école est toute nouvelle et que par conséquent, l'équipe aussi, je n'ai pas eu trop de mal à me construire ma place. Avec mes collègues, on fait du bon boulot, on collabore bien, c'est motivant. Mon collègue suisse, Romain, est rapidement devenu un vrai copain, on se voit souvent en dehors du travail, dommage qu'il ne souhaite pas renouveler son contrat, il va me manquer. Par contre, avec la direction, les relations sont souvent compliquées. Je veux bien qu'il y ait des incompréhensions liées aux habitudes de travail, mais ce serait trop facile de mettre tous nos désaccords sur le dos d'une divergence interculturelle. (Ici, j'avais rédigé tout un paragraphe pour expliquer en quoi la direction de l'école peut se montrer pour le moins pénible, mais pour les raisons évoquées plus haut, je préfère opter pour l'autocensure.)
Malgré ça, moi, je m'apprête à re-signer pour un an. Pourquoi ? Parce que j'ai suffisamment de recul pour savoir peser le pour et le contre, et parce que le pour l'emporte largement, car oui, je suis heureux dans mon travail.
Dès que je suis dans ma salle de classe, c'est le bonheur. Entendre les enfants parler de mieux en mieux français, c'est le bonheur. Rire avec eux, c'est le bonheur. Je passe mon temps à faire le pitre, et ils entrent dans le jeu avec moi, il y a une réelle complicité qui s'est installée entre nous, c'est le bonheur. C'est vrai qu'on a trois ou quatre enfants qui nous posent de GROS problèmes de discipline, qui n'ont absolument aucune conscience de la notion de respect d'autrui et qui n'ont pour seule loi que leurs désirs et leurs instincts, des enfants dont la principale façon d'exister consiste à écraser les autres, et qui relèvent selon moi de la psychiatrie infantile ou de l'Assistance Sociale. On en a un, appelons-le K., c'est un rabot, comme dit ma copine Sophie : chaque jour, il vous enlève une couche, et quand arrive le weekend, on a les nerfs à vif, c'est épuisant. Et vu les hésitations de la direction, on n'est pas près de trouver une solution. Mais il y a tous les autres : les petits génies, les boules de tendresse, ceux qui nous font rire... mes amours. Le bonheur, je vous dis.
Et puis là encore, toutes les images auxquelles je m'attendais sont présentes : quand je vois les enfants alignés en uniforme, quand j'entends la sonnerie annonçant la fin des cours sur la mélodie de Big Ben, quand je prononce les formules de politesse en japonais... Tout y est, et j'ai parfois l'impression de travailler dans un manga ! Vous connaissez la chanson du film Mon voisin Totoro de Hayao Miyazaki ? Ici c'est un morceau très célèbre, et c'est un de mes sons emblématiques du Japon. Les enfants l'ont apprise pour la chanter au concert de Noël. Trois jours après le concert, on a assisté à un spectacle musical. Quand la chanteuse s'est mise à entonner l'air de Totoro, elle a aussitôt été suivie, sinon couverte, par 65 petites voix qui chantaient de tout leur cœur. J'espère que dans l'obscurité, personne ne m'a vu pleurer.
"Choisissez un travail que vous aimez et vous n'aurez pas à travailler un seul jour de votre vie." (Confucius)

Le 80's Café

A Akihabara se trouve le 80's Café, un petit bar à vocation internationale. C'est là que je prends mes cours de japonais tous les lundis soirs, depuis l'été dernier. Les cours sont encadrés par des bénévoles, c'est beaucoup moins cher qu'une école de langue, et l'ambiance est très conviviale. A partir du mois d'août, j'ai commencé doucement à fréquenter les cours de français, pour filer un coup de main en tant que bénévole. Enseigner aux enfants, c'est super, mais le 80's Café me permet de rester en contact avec l'enseignement aux adultes, chaque expérience enrichissant l'autre. Mais quand l'animatrice des cours de français a quitté le Japon, ce rendez-vous s'est trouvé sur le point de disparaitre, et je trouvais ça bien dommage. Makiko devait prendre le relais mais son niveau de français reste, disons, hésitant, alors je lui ai proposé de l'aider. Elle a sauté sur l'occasion pour me refiler le bébé, et c'est finalement elle qui est devenue mon assistante ! Depuis le mois d'octobre, c'est donc moi l'animateur des cours de français, tous les mercredis soirs. J'ai pas mal calqué le format de la nouvelle formule sur ce que fait Chizuru avec les cours de japonais le lundi, et petit à petit, un cercle d'habitués s'est formé, de nouveaux bénévoles et de nouveaux apprenants ont commencé à fréquenter régulièrement le café.
Les soirées festives du vendredi ont pratiquement disparu, mais à une époque, je m'y rendais systématiquement, ce qui fait que je fréquentais le café trois fois par semaine. J'étais sûr d'y retrouver des copains, ou de simples connaissances. C'est comme ça que je me suis fait mes nouveaux amis. On a aussi fait de grosses chouilles pour Halloween (voir l'article correspondant), pour Noël, la nouvelle année, etc. Bien sûr, la bande du 80's existait avant mon arrivée, mais j'ai très vite été intégré au groupe, et j'en suis à présent devenu un membre à part entière, en raison de la nouvelle synergie impulsée par les cours de français. On se voit même souvent en dehors du 80's : dès que quelqu'un a une idée de sortie, il la propose aux autres, et ceux qui sont intéressés se retrouvent le samedi ou le dimanche. C'est ainsi qu'on est allés à la plage, qu'on a visité le musée Ghibli, qu'on est allés au bar à chouettes, au bowling, à la patinoire, à JoyPolis (une salle de jeu géante, un truc de folie !), qu'on est allés voir l'expo de Yayoi Kusama... Et bien sûr, de nombreuses soirées se terminent au karaoke, incontournable ! Des couples se sont formés (et séparés...), certains membres ont quitté le Japon et d'autres s'apprêtent à le faire, de nouvelles personnes rejoignent notre bande...
Le 80's Café, mon nouveau port d'attache.

Et maintenant...

La première pensée qui me vient à l'esprit, quand je réfléchis à mon exil, c'est un sentiment de réussite. J'ai, très forte en moi, la satisfaction de me dire : "Je l'ai fait !" Après avoir mûri mon projet pendant tant de temps, et m'être acharné pour atteindre mes objectifs, j'ai la sensation d'avoir accompli quelque chose. Ce n'est pas seulement "J'y suis arrivé", c'est aussi "Je suis arrivé". Comme le fait remarquer ma chère Aurélie, je suis chez moi.
Il me reste pourtant des tas de choses à accomplir. Je ne suis pas encore rassasié du Japon, mais pour pouvoir me plonger plus profondément dans ce pays, il est indispensable que je fasse de gros progrès en japonais. Si je veux m'intégrer davantage et mieux comprendre cette culture, je n'ai pas d'autre choix que de devenir un locuteur courant, ce qui est loin d'être le cas. Je me débrouille pas trop mal dans un contexte international, dans lequel mes interlocuteurs savent se mettre à mon niveau, et peuvent user occasionnellement de l'anglais en secours. Dès que je suis plongé dans un contexte purement japonais, comme au club de kendô par exemple, je suis totalement incapable de suivre une conversation, et c'est un peu déprimant (soit dit en passant, ça ne m'a pas empêché de devenir 3ème dan de kendô hier, yahooo !😄).
Je vais continuer d'alimenter ce blog pour partager avec vous la suite de mes découvertes, de mes impressions, de ma vie d'expatrié. Cependant, mes articles paraitront dorénavant peut-être un peu moins régulièrement, car au rythme d'un par semaine, la rédaction de tous ces textes est affreusement chronophage.
J'ai encore des centaines d'endroits à visiter, sans parler de ceux que j'ai envie de revoir. Je suis loin d'avoir fait le tour des traditions que ce pays offre. Je suis toujours en plein rêve, et je marche dans la rue avec des myriades d'étoiles dans les yeux, j'ai même parfois du mal à y croire. "Faites que le rêve dévore votre vie, afin que la vie ne dévore pas votre rêve." (Philippe Chatel, Emilie Jolie). Cette maxime m'a servi de guide depuis mon adolescence. Aujourd'hui, mon rêve et ma réalité se sont rejoints.

samedi 11 mars 2017

Tabac et alcool
En matière de santé publique, les Japonais sont une fois de plus aux antipodes des Européens.
Avec le tabac par exemple. De nombreux bars et restaurants sont encore fumeurs, ou bien proposent des zones fumeurs et non fumeurs séparées. Enfin, "séparées"... Quand les clients de la table d'à côté fument, ça a beau ne pas être la même table et être déclaré "espace séparé", on en prend plein la figure. C'est assez fréquent. Par ailleurs, on trouve des distributeurs automatiques de cigarettes, qui auraient tendance à pousser à la consommation. Pour les utiliser, il faut une carte spéciale, non délivrée, bien entendu, aux mineurs, mais rien n'est fait pour dissuader l'achat, d'autant plus que le prix des cigarettes est très bas. Le tabac ici a une image très cool, beaucoup de gens fument, c'est censé être classe. On a d'ailleurs déjà vu Jean Reno dans une publicité pour une marque de cigarettes. Le chic français...
Mais paradoxalement, il y a des rues où il est interdit de fumer, sans raison apparente. Autorisé de fumer en intérieur, interdit en extérieur... voilà encore une façon de faire bien surprenante aux yeux d'un Occidental. Les fumeurs ne sont toutefois pas trop pénalisés : dans certains quartiers où la cigarette est bannie, on trouve des smoking area, des espaces aménagés où il est autorisé de s'en griller une. Un espace fumeur en pleine rue, quoi !
Tout ceci va cependant changer avec l'organisation des Jeux Olympiques. Je ne sais pas ce qu'il adviendra de ces espaces fumeurs en extérieur, mais en intérieur, il est prévu de passer au tout non fumeur.
Concernant l'alcool aussi, les habitudes sont différentes.
En France également, on trouve des gens ivres morts dans la rue, mais la plupart du temps, il s'agit de SDF ou de marginaux. Au Japon, il y a peu de SDF, mais tout autant de personnes beurrées comme des P'tit Lu dans la rue. La grosse surprise, c'est qu'il s'agit bien souvent d'employés de bureau, ce qu'on appelle ici les salarymenTout le monde a déjà entendu parler du stress au travail, de la pression, des horaires infernaux, etc. Ce n'est pas une légende, et pour décompresser, une bonne cuite, ça peut aider. D'autant plus que le vendredi soir, les collègues sortent manger ensemble, c'est presque une obligation professionnelle, et tout le monde se lâche. Les Japonais, d'habitude si réservés, se métamorphosent. On clope à mort, on parle et rit fort, et on s'envoie des pintes et des pintes de bière.
Avec mon copain Romain, quand on prend le train le soir, on a un jeu, ça s'appelle "Trouve le salaryman bourré !" Le premier qui en voit un a gagné. Sauf que le vendredi soir, c'est trop facile, il y en a toujours au moins un ou deux par wagon. Mais quand ça atteint ce degré-là, on ne dit plus "bourré", on dit "torché grave sa mère". Les femmes, bien que moins nombreuses et plus discrètes, ne sont pas en reste, et pas plus tard que l'autre jour, j'ai vu un beau spécimen dans le train, cramponné à la barre, le cul en l'air !

On hésite entre le rire et la pitié, mais pour être tout à fait honnête, des fois, j'imagine que c'est moi qui dois faire un peu pitié... Heureusement qu'en ce qui me concerne, ça reste très occasionnel. Merci à Chizuru pour les deux photos ci-dessus. Et non, je n'ai pas de photo de moi dans le même état ! Et quand bien même j'en aurais...

samedi 4 mars 2017

Akihabara
Je vous ai déjà un peu parlé d'Akihabara, ce quartier de Tôkyô où je vais souvent. Quand je marche dans ses rues, je me dis toujours : "Ça, c'est vraiment le Japon !" Puis j'ajoute avec un plaisir ému : "Et c'est là que j'habite..." Ce blog ayant pour vocation de vous faire partager mon Japon, voici donc un aperçu d'Akihabara.
Si je me rends si souvent dans ce quartier, c'est tout d'abord parce qu'il se trouve au terminus de ma ligne de train. Depuis ma gare, en pleine campagne, c'est une plongée directement dans le cœur de Tôkyô, je ne vais pas m'en priver. Les enseignes lumineuses crépitent, c'est un permanent feu d'artifice de néons, il fait jour en pleine nuit, de la J-pop (musique pop japonaise) s'échappe de chaque boutique, on vous hèle à droite à gauche toujours avec le sourire, on ne sait plus où donner de la tête... j'adore l'animation qui règne ici.

  



Akihabara est surnommé la ville électrique. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'électricité était en effet le fond de commerce originel du quartier, du plus petit élément (les geeks y trouvent tout ce qu'il faut pour customiser leur ordinateur) au plus gros (c'est le royaume de l'électroménager). Les magasins pratiquent une concurrence acharnée qui profite réellement au consommateur. Les Chinois ne s'y trompent pas et débarquent par cars complets, et beaucoup de boutiques font d'ailleurs leur promo en mandarin.
En plus de ce commerce, est venu se greffer plus récemment à Akihabara celui de la pop culture. Pas besoin de se promener longtemps avant de comprendre qu'on se trouve dans le temple des animes (prononcé "animé", les dessins animés japonais), des mangas, des jeux vidéos et autres. Les salles de jeux sont immenses, réparties sur plusieurs étages. On peut acheter toutes sortes de figurines, des CD, des DVD, des déguisements, n'importe quoi ayant un rapport avec la pop culture.
La J-pop y est aussi bien représentée, notamment avec le siège du groupe AKB48 (prononcé à l'anglaise, "è-kè-bi-fourty-eight"). AKB pour Akiba, le diminutif d'Akihabara, le 48 étant en relation avec la société de production qui gère les affaires du groupe. Car bien plus qu'un girls-band, AKB48 est une véritable industrie. Le groupe possède son propre théâtre, à deux pas de la gare, où les filles se produisent en concert presque tous les soirs. Elles sont hyper populaires dans tout le Japon, et font l'objet d'un véritable culte auprès de certains otakus (pour faire simple, disons que les otakus sont des fans obsessionnels de pop culture). Il faut avouer qu'elles sont toutes très mignonnes, bien que très formatées, et leur plastique importe en général plus que leurs performances vocales. Pourtant, je reconnais que les mélodies, si sirupeuses soient-elles, font souvent mouche, c'est un peu une machine à tube. Pour beaucoup de Japonaises, jeunes et moins jeunes, ces chanteuses représentent un modèle de perfection à imiter, et pour beaucoup de Japonais, elles font figure de compagne idéale, de fiancée de rêve. Les clips, costumes et chorégraphies sont extrêmement élaborés, pas dans le sens où ils sont complexes (au contraire, ils donnent plutôt un sentiment de simplicité), mais dans le sens où tout est parfaitement réfléchi. La communication du groupe est ultra contrôlée, tout est absolument maitrisé, verrouillé, malgré quelques dérapages occasionnels (comme ce fut le cas avec Rina Nakanishi, ex-membre devenue star du porno !). Je ne vais pas vous faire tout un exposé, mais le phénomène des AKB48 est vraiment intéressant à analyser, aussi bien d'un point de vue commercial que sociologique. Par exemple, on reproche souvent aux producteurs la sexualisation des filles dans des clips les mettant en scène en bikini, mais d'un autre côté, elles n'ont pas le droit d'avoir de relations intimes avec qui que ce soit, et la parution d'un cliché trop osé est un motif de renvoi du groupe. Il y a des raisons à tout ça, qui seraient trop longues à expliquer ici.
Si j'ai pris un peu de temps pour vous parler des AKB, c'est que ce girls-band symbolise à mes yeux l'esprit d'Akihabara : l'usine à rêves. Le phénomène AKB est tout à fait incommensurable, il a fait des émules, et on trouve aux alentours des petites salles de concert où de jeunes inconnues font leur show en rêvant de devenir comme leur idoles.
Autre emblème du quartier, les maids-cafés, ou bar à soubrettes. Là encore, c'est tout un univers que je ne peux que résumer. De nombreuses filles déguisées en maids démarchent dans la rue pour vous faire venir dans leur restaurant, mais pas question de les prendre en photo. La photo, c'est dans le restaurant et c'est payant. Pourquoi un tel succès ? L'image de la soubrette à l'occidentale (maid en anglais) est synonyme d'apaisement pour les Japonais. Quoi de plus reposant que de rentrer à la maison et d'être accueilli par un "Bienvenue chez vous, maitre !", lancé par une jeune et souvent jolie fille soumise et souriante. C'est comme ça que ça se passe dans les maids-cafés. On sort du monde réel pour échapper aux vicissitudes de la vie de bureau et on a l'impression d'entrer dans un bonbon rose criard. Il s'agit bel et bien d'établissements de restauration, cafés ou restaurants, il n'y a aucune connotation sexuelle, à part peut-être la mini-jupe du costume, et celui qui tenterait une main mal placée se retrouverait à la porte immédiatement. On est ici dans le fantasme pur, dans un monde imaginaire idéal, et le propos est bien, avant tout, de créer une ambiance sécurisante et conviviale, voire familiale. D'ailleurs, même si la clientèle est essentiellement masculine, les femmes aussi peuvent apprécier de fréquenter les maids-cafés.
Pour finir, on ne peut pas évoquer Akihabara sans parler du cosplay. Le cosplay, c'est le fait de se déguiser en personnage de manga, anime, jeu vidéo, etc. (vous pouvez relire l'article daté du 27 mai sur Harajuku). Les pratiquants fabriquent souvent eux-mêmes leurs costumes pour parader dans les rassemblements de cosplayers. Et quel meilleur endroit que le temple de la pop culture pour venir montrer et admirer les plus beaux costumes ! Le dimanche, on peut donc croiser des tas de personnages hauts en couleurs, qui se prêtent volontiers au jeu des photographes. L'ambiance est, comme toujours, bon enfant, tout le monde est là pour s'amuser.
Il y aurait encore des tas de choses à raconter sur Akihabara, comme la présence de ces filles, souvent déguisées en lycéenne, mais aussi en ninja ou en militaire, etc., qui vous invitent à venir dans leur restaurant ou qui proposent différents services. La plupart du temps, ces services consistent en des discussions amicales lors desquelles la fille caresse l'égo - et seulement l'égo - du garçon, ou bien de massages soft, là aussi les prestations érotiques étant exclues. Payer une fille pour discuter avec elle, les Occidentaux sont en général incapables de comprendre ce phénomène. On pourra penser qu'il s'agit là d'un symptôme de la frustration engendrée par une société trop rigide créant un sentiment de solitude, on pourra au contraire penser que les Japonais ont un besoin de communiquer plus accru que les Occidentaux qui se satisfont docilement de ce que la vie leur apporte en relations sociales, mais dans un cas comme dans l'autre, il s'agira d'une interprétation ethnocentrée. 
A Akihabara, on est en pleine culture 100% japonaise, et il faut  - c'est très difficile - sacrément se détacher de sa propre culture pour réussir à adopter un point de vue pertinent et enrichissant. Comme je le disais : ça, c'est vraiment le Japon.