dimanche 20 février 2022

Funérailles

 Elle s'appelait Yotsuba, ça signifie quatre feuilles, comme le trèfle qui porte bonheur. Elle était toute noire, et c'était la chatte de ma fiancée, Kumiko. Elle est morte soudainement vendredi dernier, le 18 février.

Yotsuba avait presque 17 ans, ce qui est énorme pour un chat. Le véto a dit que ça équivalait à 100 ans pour un humain. Tout de suite, on aurait tendance à se dire que c'est un bon âge pour mourir, qu'elle avait vécu tout ce qu'elle avait à vivre. Certes. Mais ça n'enlève rien au chagrin. La raison n'a aucun poids quand on perd un être cher. Elle était assez vieille pour partir, c'est le genre de mots vides qu'on se répète pour essayer de se raccrocher à quelque chose, mais ça ne marche jamais. On ne peut se raccrocher à rien, on tombe, inéluctablement. Et si certains seraient tentés de me dire que "ce n'était qu'un chat", à ceux-là je ne m'adresse pas.
Je n'habite pas avec Kumiko, je ne vivais donc pas au quotidien avec son chat, mais depuis environ quatre ans que nous sortons ensemble, vous imaginez comme je l'ai bien connue, Yotsuba. Ce n'était pas mon chat, c'était plus comme une copine, qui adorait que je lui frotte les oreilles. On avait nos rituels.
Yotsuba avait bien eu quelques problèmes de santé, mais finalement pas tant que ça si on considère son grand âge. En particulier, elle avait eu des soucis aux reins il y a trois ans, et on avait eu bien peur. Mais le vaillant animal s'en était remis. Et puis ces dernières semaines, elle avait eu à nouveau des petites difficultés pour faire ses besoins, mais les médicaments l'avaient à peu près remise d'aplomb. La dernière fois que je l'ai vue vivante, quelques jours auparavant, elle était en pleine forme. Et quand Kumiko s'est couchée le jeudi soir, Yotsuba était toujours en pleine forme. Puis quand Kumiko s'est réveillée vendredi matin, ça n'allait plus du tout. Yotsuba toussait, elle avait les yeux exorbités, les pupilles dilatées. En pleine panique, Kumiko l'a emmenée d'urgence à la clinique vétérinaire. Là-bas, ils ont fait tout ce qu'ils ont pu, massages cardiaques et tout. Tout ce qu'ils ont pu. Mais ça n'a pas pu. Ça n'a pas pu repartir.
Quand Kumiko m'a contacté, j'étais dans le train, j'allais au travail. Le message tombe sur mon téléphone. On est sous le choc. On relit le message. On est sous le choc. On se dit que ça devait bien arriver, qu'elle était âgée, que c'est normal, à son âge, on se dit, mais c'est inutile, ça ne marche pas. Les mots vides. Un vide vient d'apparaitre. Je ne pouvais pas annuler mes cours, mais bien sûr, j'ai dit à Kumiko que j'arrivais dès que j'avais terminé.
Heureusement, un ami de Kumiko a pu se libérer, et elle n'est pas restée seule. C'est l'homme qui a partagé sa vie, avant que je rencontre Kumiko. Il a partagé leur vie. C'était un peu le papa de Yotsuba, et d'ailleurs Yotsuba portait "officiellement" son nom de famille. Je suis content que Kumiko ait pu compter sur lui, et j'ai un peu honte qu'elle n'ait pas pu compter sur moi.
Sur les conseils de la clinique vétérinaire, Kumiko a contacté une entreprise de pompes funèbres pour les animaux de compagnie. Rendez-vous fut pris pour l'après-midi même. Je n'ai donc pas pu assister à la cérémonie d'adieu, mais Kumiko m'a raconté, et elle m'a montré des photos. Le corps du chat est disposé dans un panier, dans une belle pièce aux lumières douces. On lui donne une dernière gamelle de croquettes, un peu d'eau. Pour faire le grand voyage. On lui donne des fleurs. On se souvient. On prie. Même si on n'est pas croyant, on prie. Pas le choix. Pour se raccrocher. Mais ça ne marche toujours pas, on tombe.
Puis le panier est transporté jusqu'au funérarium. C'est là que je suis arrivé. De justesse. Le panier était déjà dans l'incinérateur, l'employé était sur le point de refermer la porte. Quand elle m'a vu, Kumiko a crié "stop !", autant que sa voix épuisée lui permettait encore de crier. L'employé a ressorti le panier pour moi. Je me suis penché sur ce petit corps endormi, je l'ai caressé un peu, timidement, maladroitement. Je lui ai dit au revoir Yotsuba. J'ai essayé de retenir mes larmes, de façon à ne pas ajouter ma tristesse à celle de Kumiko. Mais c'est inutile, on tombe. Le panier est replacé dans l'incinérateur, les portes se referment. On joint les mains. On prie. On ne sait pas si quelqu'un, quelque chose peut entendre notre prière. On espère que le voyage se passera bien. On n'a pas le choix. Le souffle de Kumiko n'est plus qu'un long gémissement de souffrance, entrecoupé de spasmes.
Puis on nous guide dans une pièce de repos. On tente de reprendre notre respiration. On essaye de parler un peu. Elle était belle, Yotsuba. Elle est restée belle jusqu'à la fin. Presque 17 ans de vie commune. Quand Kumiko l'a eue, c'était une petite boule de poils qui tenait dans une main. On pleure en silence, tous les trois.
Puis on vient nous chercher. Je n'avais jamais assisté à des funérailles au Japon, la suite m'a donc terriblement surpris. On nous emmène dans une pièce où, sur une table en fer, sont disposés les ossements de Yotsuba. La colonne vertébrale est proprement alignée, et il y a un tas de tous petits os, un tas avec des os un peu plus gros, et un troisième encore. Il y a les os des hanches, et puis bien sûr le crâne. Tout est blanc, immaculé, il n'y a pas une cendre, c'est très propre. L'employée nous explique à quoi correspondent ces petits tas. Là, les os des pattes, là les os des jambes, là les côtes, etc. Mes sentiments sont partagés. En France, il y a une sorte de tabou sur le corps du défunt. On ne le montre pas. Pendant la cérémonie d'adieu, le cercueil est fermé, et je pense qu'il serait considéré comme inconvenant d'exposer ainsi le squelette juste après la crémation. Je suis un peu choqué mais je n'ose rien dire, et je découvre la coutume locale comme dans un rêve affreux. Je me demande si cette chose ne se pratique qu'avec les animaux, mais on me confirmera plus tard qu'on fait pareil avec les humains. Les ossements, l'urne, tout est là à peu près de la même façon. Puis avec des baguettes ou une pince, ou même directement à la main, nous disposons un à un les os dans l'urne. On peut décider d'en conserver sur soi, si on veut, dans une capsule (2 200 yens) ou un pendentif en argent (17 600 yens) (ça, en France ou au Japon, ça ne change pas. Une entreprise de pompes funèbres est avant tout une entreprise, et une large gamme d'objets commémoratifs est disponible, mais passons). Kumiko et Y. choisissent de tous petits os, qu'ils mettent dans leur capsule. Moi, je ne peux pas. Ça me ferait trop bizarre de conserver sur moi des morceaux de squelette du chat, aussi tendrement l'ai-je aimé. Quand tous les os ont été placés dans l'urne, on ramasse les dernières poussières avec une petite balayette, il ne reste plus rien, c'est fini. Tous les trois ensemble, nous refermons le couvercle de l'urne.
Il faut rentrer à la maison. Il faut reprendre la vie, mais c'est impossible. Il faut ranger les affaires du chat, mais c'est impossible. Il faut trouver les mots, mais c'est impossible. Kumiko est inconsolable, et je la comprends. J'essaye d'évoquer les bons souvenirs, mais au moment où mes paroles franchissent mes lèvres je me rends compte que ça ne soulage en rien le chagrin. C'est peut-être presque pire. Alors on se tait. Et quand le silence redevient trop douloureux, on essaye à nouveau de parler, mais ça ne marche pas, rien ne marche.

Je n'en finis pas de m'interroger sur la monstration du squelette. Moi qui depuis bientôt six ans suis plutôt habitué aux décalages culturels, je n'étais pas prêt à affronter celui-là, d'autant plus dans l'état de fébrilité où je me trouvais. J'ai été très mal à l'aise. Cependant, je me dis que ce n'est peut-être pas si mal, en effet. Être confronté à la mort physique de l'être à qui on dit adieu, c'est peut-être une étape utile pour faire le deuil. En tout cas, c'est ce que j'arrive à me dire au sujet de Yotsuba, mais quand même, s'il s'agissait d'un humain, je crois que j'aurais bien du mal à encaisser de voir le crâne de la personne, ses orbites vides, là où tant de vie s'animait, et puis les fémurs, les côtes, tout ça. Ma vie d'exilé est toujours aussi riche en enseignements et réflexions interculturels, mais je me serais bien passé de ceux-là. Mais on n'a pas le choix.
Sayônara, Yotsuba.

lundi 7 février 2022

Cinéma

 Depuis que je vis au Japon, c'est devenu beaucoup moins évident pour moi d'aller au cinéma. Certes, il y a bien quelques films français qui sont distribués ici, mais le choix est restreint, et les titres proposés ne m'intéressent pas souvent. J'ai tout de même pu voir une fois un film de Gaspard Noé, Climax (un petit bijou !), et j'ai été étonné de constater qu'une œuvre aussi avant-gardiste et aussi confidentielle pouvait attirer en masse le public japonais, puisque la salle était comble.
Quand je vais voir un film en anglais, les sous-titres sont bien évidemment en japonais, et beaucoup de choses m'échappent. Dans les films de Quentin Tarentino par exemple, les personnages parlent en argot, c'est pratiquement impossible à suivre avec mon niveau d'anglais basique ; dans des films comme Matrix s'entremêlent réflexions métaphysiques et références à un univers imaginaire, c'est un peu barré ; bref, tout cela est bien compliqué. Au passage : l'année dernière, j'ai vu un vieux film anglais avec Christopher Lee (parait-il son préféré dans sa propre filmographie), The Wicker Man, magnifique et glaçant, même sans comprendre tous les dialogues.
Restent les films japonais. En japonais, donc. Comment vous dire...


Je m'intéresse beaucoup au cinéma japonais depuis longtemps, depuis toujours peut-être, mais, en salle ou en DVD, tous les films que j'ai vus au long de ma vie étaient accompagnés de sous-titres. Honnêtement, je n'adore pas tous les films japonais. Le cinéma de Kurosawa par exemple ne me touche pas énormément. Quelle que soit l'origine des films, je reste en général - mais sans restriction - attaché à ce qu'on appelle le cinéma de genre (catégorie tellement vaste qu'elle en devient impossible à définir, et vous pouvez y enfourner tout ce qui est plus ou moins décalé ou extrême, pour faire court). Quand j'habitais à Paris, je fréquentais assidûment l'Étrange Festival, où la programmation nippone est souvent riche, et où j'ai pu découvrir des films rares, dérangeants, surprenants, captivants, le genre de confrontation qui ouvre l'esprit et élargit l'horizon.
Ces derniers mois (ces dernières années pourrait-on dire maintenant), j'ai profité des limitations culturelles imposées par le coronavirus et des pseudo-confinements concomitants pour visionner plein de films sur YouTube, et parmi eux, plein de films japonais. Pour n'en citer que deux, j'ai halluciné devant Une page folle (Kurutta ippeeji) de Teinosuke Kinugasa, un film muet de 1926 dont l'esthétique se rapproche furieusement du cinéma expressionniste allemand qui a marqué mes jeunes années de cinéphile, malgré la distance qui sépare les deux pays, Allemagne et Japon. Le second film est une version trash et cyberpunk de Pinocchio (enfin, c'est présenté comme tel, parce qu'en vérité la référence au conte de Collodi est loin, très loin), Pinocchio 964 de Shôjin Fukui, un délire hypnotique faisant immanquablement penser à Tetsuo de Shinya Tsukamoto, un de mes films culte. Si YouTube ne pose pas de restriction liée aux zones géographiques, et si vous êtes courageux, vous pouvez vous aussi expérimenter le visionnage de ces deux bizarreries, ou tout au moins des extraits, ici et là :
Malgré la difficulté à comprendre le japonais, ces deux films sont suffisamment forts visuellement pour être regardés sans sous-titre, en tout cas moi j'ai pris un gros pied à découvrir ces œuvres, à tel point que ça m'a encouragé à en voir d'autres, et je me suis acheté quelques DVD. Je ne vais pas vous faire la liste complète, mais à titre d'échantillon, vous pouvez jeter un œil à la bande annonce de House, une comédie horrifique bien perchée, un must.
C'est bien beau tout ça, mais le cinéma, normalement, c'est sur grand écran, non ? Elle est passé où, l'époque où j'écumais les plus obscures des salles obscures ? Quand j'étais étudiant et que j'allais au Brady ou au Reflet Médicis m'envoyer des films de série B, voire de série Z, des trucs totalement inconnus qui vous mettent la tête à l'envers (ou qui vous font dormir en cinq minutes, parfois) ! Des endroits pareils, ça doit bien exister sur Tôkyô, non ? Eh bien oui, j'en ai trouvé !

Il faut chercher un peu, mais il y a en effet plusieurs salles qui proposent des programmations hors du main-stream. De vieux Godzilla ou leurs ersatz, des films de yakuza, de la SF azimutée, et une vaste sélection de films internationaux. On trouve même pas mal de films français, comme des Belmondo des années 60 ! J'ai ainsi pu voir un film d'horreur français, objet rare s'il en est, A l'intérieur, avec Béatrice Dalle, un gros navet malgré une bande-son 
sublime.
Pour l'instant, le meilleur endroit que j'ai trouvé pour étancher ma soif scopophile est une salle située à Ikebukuro, le Shin-Bungeiza, qui affiche une pure programmation art et essai. L'été dernier, j'ai assisté à la nuit "Alejandro Jodorowski" : trois films à la suite, jusqu'au petit matin, dont le cultissime La montagne sacrée. J'aurai rarement pris autant de plaisir à me manger une grosse claque dans la face. La réputation de cette œuvre est loin d'être usurpée. Mais le cinéma nippon, me direz-vous ? Grâce à l'Étrange Festival, je regardais plus de films japonais en France qu'au Japon, c'est un comble ! Je crois que je vais pouvoir me rattraper au Shin-Bungeiza.


Par exemple, je suis retourné assister à une nuit complète, quatre films à la suite, encore un évènement de folie (surtout quand on enchaine avec un cours de français en ligne le matin même à 7 heures !!). Le thème de la soirée : les pink-eiga, c'est-à-dire les films éro-soft des années 70. Rien à voir avec du porno classique, on est plus proche du porno-chic à la Emmanuelle, mais avec une bonne dose d'esprit contestataire, le tout en costume de geisha et de samouraï, ça en jette. Bien souvent, dans ces films, se glisse en filigrane un message social critique dont la présence ne laisse de surprendre. Les pink-eiga, c'est des films de fesse anarchistes ! Le sado-maso à la sauce nippone ne torture pas que les corps, il pervertit aussi les esprits, voilà qui a de quoi me plaire. Là encore, je ne vais pas vous dresser la liste complète des productions de dingues que j'ai découvertes, mais rien que ces quelques titres devraient vous donner une idée : Le sadisme du shôgun (la traduction littérale du titre original donnerait plutôt quelque chose comme Punition d'une femme écartelée par un bœuf, tout un poème), La nonne qui mord, L'enfer des tortures... Voici quelques images, pour vous faire gouter (à consulter seulement si vous êtes majeur).

L'objet filmique le plus fascinant (et le dernier en date) qu'il m'ait été donné de contempler est une libre adaptation de deux nouvelles de Edogawa Ranpo - un auteur de romans noirs incontournable - et en particulier L'ile panorama, mon livre de Ranpo préféré (je ne vais pas me lancer dans une digression sur cet auteur maintenant, cet article étant déjà dix fois trop long, alors si le sujet vous intéresse je ne peux que vous inviter à vous rendre d'urgence chez votre libraire pour vous procurer ce chef-d'œuvre littéraire). Un film absolument immanquable pour moi. Une fois de plus, le titre en dit long sur l'atmosphère, L'horreur des hommes 
difformes. Vous n'allez peut-être pas me croire (ou penser que je suis devenu aussi timbré que les films que je regarde), mais c'est magnifique. On y trouve autant de références au butô qu'à la Hammer, mais pas seulement. C'est un déluge visuel psychédélique. Il faut avoir du génie pour associer avec autant d'élégance horreur et poésie. Comme auraient pu dire les Surréalistes (qui n'auraient pas renié ce film), citant Lautréamont : "Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie."


Certes, j'ai vu tous ces films sans sous-titre, et j'ai eu beaucoup de mal à suivre les subtilités des scénarios, mais bon sang quel monstrueux plaisir tout de même. Vous étonnerai-je si j'ajoute que j'étais le seul Occidental dans la salle ?
Le Shin-Bungeiza est fermé pour travaux pour quelques mois. J'ai tellement, tellement hâte qu'il rouvre !