Elle s'appelait Yotsuba, ça signifie quatre feuilles, comme le trèfle qui porte bonheur. Elle était toute noire, et c'était la chatte de ma fiancée, Kumiko. Elle est morte soudainement vendredi dernier, le 18 février.
Yotsuba avait presque 17 ans, ce qui est énorme pour un chat. Le véto a dit que ça équivalait à 100 ans pour un humain. Tout de suite, on aurait tendance à se dire que c'est un bon âge pour mourir, qu'elle avait vécu tout ce qu'elle avait à vivre. Certes. Mais ça n'enlève rien au chagrin. La raison n'a aucun poids quand on perd un être cher. Elle était assez vieille pour partir, c'est le genre de mots vides qu'on se répète pour essayer de se raccrocher à quelque chose, mais ça ne marche jamais. On ne peut se raccrocher à rien, on tombe, inéluctablement. Et si certains seraient tentés de me dire que "ce n'était qu'un chat", à ceux-là je ne m'adresse pas.
Je n'habite pas avec Kumiko, je ne vivais donc pas au quotidien avec son chat, mais depuis environ quatre ans que nous sortons ensemble, vous imaginez comme je l'ai bien connue, Yotsuba. Ce n'était pas mon chat, c'était plus comme une copine, qui adorait que je lui frotte les oreilles. On avait nos rituels.
Yotsuba avait bien eu quelques problèmes de santé, mais finalement pas tant que ça si on considère son grand âge. En particulier, elle avait eu des soucis aux reins il y a trois ans, et on avait eu bien peur. Mais le vaillant animal s'en était remis. Et puis ces dernières semaines, elle avait eu à nouveau des petites difficultés pour faire ses besoins, mais les médicaments l'avaient à peu près remise d'aplomb. La dernière fois que je l'ai vue vivante, quelques jours auparavant, elle était en pleine forme. Et quand Kumiko s'est couchée le jeudi soir, Yotsuba était toujours en pleine forme. Puis quand Kumiko s'est réveillée vendredi matin, ça n'allait plus du tout. Yotsuba toussait, elle avait les yeux exorbités, les pupilles dilatées. En pleine panique, Kumiko l'a emmenée d'urgence à la clinique vétérinaire. Là-bas, ils ont fait tout ce qu'ils ont pu, massages cardiaques et tout. Tout ce qu'ils ont pu. Mais ça n'a pas pu. Ça n'a pas pu repartir.
Quand Kumiko m'a contacté, j'étais dans le train, j'allais au travail. Le message tombe sur mon téléphone. On est sous le choc. On relit le message. On est sous le choc. On se dit que ça devait bien arriver, qu'elle était âgée, que c'est normal, à son âge, on se dit, mais c'est inutile, ça ne marche pas. Les mots vides. Un vide vient d'apparaitre. Je ne pouvais pas annuler mes cours, mais bien sûr, j'ai dit à Kumiko que j'arrivais dès que j'avais terminé.
Heureusement, un ami de Kumiko a pu se libérer, et elle n'est pas restée seule. C'est l'homme qui a partagé sa vie, avant que je rencontre Kumiko. Il a partagé leur vie. C'était un peu le papa de Yotsuba, et d'ailleurs Yotsuba portait "officiellement" son nom de famille. Je suis content que Kumiko ait pu compter sur lui, et j'ai un peu honte qu'elle n'ait pas pu compter sur moi.
Sur les conseils de la clinique vétérinaire, Kumiko a contacté une entreprise de pompes funèbres pour les animaux de compagnie. Rendez-vous fut pris pour l'après-midi même. Je n'ai donc pas pu assister à la cérémonie d'adieu, mais Kumiko m'a raconté, et elle m'a montré des photos. Le corps du chat est disposé dans un panier, dans une belle pièce aux lumières douces. On lui donne une dernière gamelle de croquettes, un peu d'eau. Pour faire le grand voyage. On lui donne des fleurs. On se souvient. On prie. Même si on n'est pas croyant, on prie. Pas le choix. Pour se raccrocher. Mais ça ne marche toujours pas, on tombe.
Puis le panier est transporté jusqu'au funérarium. C'est là que je suis arrivé. De justesse. Le panier était déjà dans l'incinérateur, l'employé était sur le point de refermer la porte. Quand elle m'a vu, Kumiko a crié "stop !", autant que sa voix épuisée lui permettait encore de crier. L'employé a ressorti le panier pour moi. Je me suis penché sur ce petit corps endormi, je l'ai caressé un peu, timidement, maladroitement. Je lui ai dit au revoir Yotsuba. J'ai essayé de retenir mes larmes, de façon à ne pas ajouter ma tristesse à celle de Kumiko. Mais c'est inutile, on tombe. Le panier est replacé dans l'incinérateur, les portes se referment. On joint les mains. On prie. On ne sait pas si quelqu'un, quelque chose peut entendre notre prière. On espère que le voyage se passera bien. On n'a pas le choix. Le souffle de Kumiko n'est plus qu'un long gémissement de souffrance, entrecoupé de spasmes.
Puis on nous guide dans une pièce de repos. On tente de reprendre notre respiration. On essaye de parler un peu. Elle était belle, Yotsuba. Elle est restée belle jusqu'à la fin. Presque 17 ans de vie commune. Quand Kumiko l'a eue, c'était une petite boule de poils qui tenait dans une main. On pleure en silence, tous les trois.
Puis on vient nous chercher. Je n'avais jamais assisté à des funérailles au Japon, la suite m'a donc terriblement surpris. On nous emmène dans une pièce où, sur une table en fer, sont disposés les ossements de Yotsuba. La colonne vertébrale est proprement alignée, et il y a un tas de tous petits os, un tas avec des os un peu plus gros, et un troisième encore. Il y a les os des hanches, et puis bien sûr le crâne. Tout est blanc, immaculé, il n'y a pas une cendre, c'est très propre. L'employée nous explique à quoi correspondent ces petits tas. Là, les os des pattes, là les os des jambes, là les côtes, etc. Mes sentiments sont partagés. En France, il y a une sorte de tabou sur le corps du défunt. On ne le montre pas. Pendant la cérémonie d'adieu, le cercueil est fermé, et je pense qu'il serait considéré comme inconvenant d'exposer ainsi le squelette juste après la crémation. Je suis un peu choqué mais je n'ose rien dire, et je découvre la coutume locale comme dans un rêve affreux. Je me demande si cette chose ne se pratique qu'avec les animaux, mais on me confirmera plus tard qu'on fait pareil avec les humains. Les ossements, l'urne, tout est là à peu près de la même façon. Puis avec des baguettes ou une pince, ou même directement à la main, nous disposons un à un les os dans l'urne. On peut décider d'en conserver sur soi, si on veut, dans une capsule (2 200 yens) ou un pendentif en argent (17 600 yens) (ça, en France ou au Japon, ça ne change pas. Une entreprise de pompes funèbres est avant tout une entreprise, et une large gamme d'objets commémoratifs est disponible, mais passons). Kumiko et Y. choisissent de tous petits os, qu'ils mettent dans leur capsule. Moi, je ne peux pas. Ça me ferait trop bizarre de conserver sur moi des morceaux de squelette du chat, aussi tendrement l'ai-je aimé. Quand tous les os ont été placés dans l'urne, on ramasse les dernières poussières avec une petite balayette, il ne reste plus rien, c'est fini. Tous les trois ensemble, nous refermons le couvercle de l'urne.
Il faut rentrer à la maison. Il faut reprendre la vie, mais c'est impossible. Il faut ranger les affaires du chat, mais c'est impossible. Il faut trouver les mots, mais c'est impossible. Kumiko est inconsolable, et je la comprends. J'essaye d'évoquer les bons souvenirs, mais au moment où mes paroles franchissent mes lèvres je me rends compte que ça ne soulage en rien le chagrin. C'est peut-être presque pire. Alors on se tait. Et quand le silence redevient trop douloureux, on essaye à nouveau de parler, mais ça ne marche pas, rien ne marche.
Je n'en finis pas de m'interroger sur la monstration du squelette. Moi qui depuis bientôt six ans suis plutôt habitué aux décalages culturels, je n'étais pas prêt à affronter celui-là, d'autant plus dans l'état de fébrilité où je me trouvais. J'ai été très mal à l'aise. Cependant, je me dis que ce n'est peut-être pas si mal, en effet. Être confronté à la mort physique de l'être à qui on dit adieu, c'est peut-être une étape utile pour faire le deuil. En tout cas, c'est ce que j'arrive à me dire au sujet de Yotsuba, mais quand même, s'il s'agissait d'un humain, je crois que j'aurais bien du mal à encaisser de voir le crâne de la personne, ses orbites vides, là où tant de vie s'animait, et puis les fémurs, les côtes, tout ça. Ma vie d'exilé est toujours aussi riche en enseignements et réflexions interculturels, mais je me serais bien passé de ceux-là. Mais on n'a pas le choix.
Sayônara, Yotsuba.
Wa... quelle claque ton témoignage! Avant de lire, je vois la photo et je trouve tout ça vraiment kitch. Et puis je vous imagine devant les ossements. Et c'est si inattendu rien qu'en te lisant que je n'ose imaginer ce que tu as ressenti en réel. Et inévitablement, on pense aux humains...ça doit être tellement bouleversant. Traumatisant même. Tu as été bien courageux. Rubi aussi , mes pensées vont vers elle...
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