lundi 7 février 2022

Cinéma

 Depuis que je vis au Japon, c'est devenu beaucoup moins évident pour moi d'aller au cinéma. Certes, il y a bien quelques films français qui sont distribués ici, mais le choix est restreint, et les titres proposés ne m'intéressent pas souvent. J'ai tout de même pu voir une fois un film de Gaspard Noé, Climax (un petit bijou !), et j'ai été étonné de constater qu'une œuvre aussi avant-gardiste et aussi confidentielle pouvait attirer en masse le public japonais, puisque la salle était comble.
Quand je vais voir un film en anglais, les sous-titres sont bien évidemment en japonais, et beaucoup de choses m'échappent. Dans les films de Quentin Tarentino par exemple, les personnages parlent en argot, c'est pratiquement impossible à suivre avec mon niveau d'anglais basique ; dans des films comme Matrix s'entremêlent réflexions métaphysiques et références à un univers imaginaire, c'est un peu barré ; bref, tout cela est bien compliqué. Au passage : l'année dernière, j'ai vu un vieux film anglais avec Christopher Lee (parait-il son préféré dans sa propre filmographie), The Wicker Man, magnifique et glaçant, même sans comprendre tous les dialogues.
Restent les films japonais. En japonais, donc. Comment vous dire...


Je m'intéresse beaucoup au cinéma japonais depuis longtemps, depuis toujours peut-être, mais, en salle ou en DVD, tous les films que j'ai vus au long de ma vie étaient accompagnés de sous-titres. Honnêtement, je n'adore pas tous les films japonais. Le cinéma de Kurosawa par exemple ne me touche pas énormément. Quelle que soit l'origine des films, je reste en général - mais sans restriction - attaché à ce qu'on appelle le cinéma de genre (catégorie tellement vaste qu'elle en devient impossible à définir, et vous pouvez y enfourner tout ce qui est plus ou moins décalé ou extrême, pour faire court). Quand j'habitais à Paris, je fréquentais assidûment l'Étrange Festival, où la programmation nippone est souvent riche, et où j'ai pu découvrir des films rares, dérangeants, surprenants, captivants, le genre de confrontation qui ouvre l'esprit et élargit l'horizon.
Ces derniers mois (ces dernières années pourrait-on dire maintenant), j'ai profité des limitations culturelles imposées par le coronavirus et des pseudo-confinements concomitants pour visionner plein de films sur YouTube, et parmi eux, plein de films japonais. Pour n'en citer que deux, j'ai halluciné devant Une page folle (Kurutta ippeeji) de Teinosuke Kinugasa, un film muet de 1926 dont l'esthétique se rapproche furieusement du cinéma expressionniste allemand qui a marqué mes jeunes années de cinéphile, malgré la distance qui sépare les deux pays, Allemagne et Japon. Le second film est une version trash et cyberpunk de Pinocchio (enfin, c'est présenté comme tel, parce qu'en vérité la référence au conte de Collodi est loin, très loin), Pinocchio 964 de Shôjin Fukui, un délire hypnotique faisant immanquablement penser à Tetsuo de Shinya Tsukamoto, un de mes films culte. Si YouTube ne pose pas de restriction liée aux zones géographiques, et si vous êtes courageux, vous pouvez vous aussi expérimenter le visionnage de ces deux bizarreries, ou tout au moins des extraits, ici et là :
Malgré la difficulté à comprendre le japonais, ces deux films sont suffisamment forts visuellement pour être regardés sans sous-titre, en tout cas moi j'ai pris un gros pied à découvrir ces œuvres, à tel point que ça m'a encouragé à en voir d'autres, et je me suis acheté quelques DVD. Je ne vais pas vous faire la liste complète, mais à titre d'échantillon, vous pouvez jeter un œil à la bande annonce de House, une comédie horrifique bien perchée, un must.
C'est bien beau tout ça, mais le cinéma, normalement, c'est sur grand écran, non ? Elle est passé où, l'époque où j'écumais les plus obscures des salles obscures ? Quand j'étais étudiant et que j'allais au Brady ou au Reflet Médicis m'envoyer des films de série B, voire de série Z, des trucs totalement inconnus qui vous mettent la tête à l'envers (ou qui vous font dormir en cinq minutes, parfois) ! Des endroits pareils, ça doit bien exister sur Tôkyô, non ? Eh bien oui, j'en ai trouvé !

Il faut chercher un peu, mais il y a en effet plusieurs salles qui proposent des programmations hors du main-stream. De vieux Godzilla ou leurs ersatz, des films de yakuza, de la SF azimutée, et une vaste sélection de films internationaux. On trouve même pas mal de films français, comme des Belmondo des années 60 ! J'ai ainsi pu voir un film d'horreur français, objet rare s'il en est, A l'intérieur, avec Béatrice Dalle, un gros navet malgré une bande-son 
sublime.
Pour l'instant, le meilleur endroit que j'ai trouvé pour étancher ma soif scopophile est une salle située à Ikebukuro, le Shin-Bungeiza, qui affiche une pure programmation art et essai. L'été dernier, j'ai assisté à la nuit "Alejandro Jodorowski" : trois films à la suite, jusqu'au petit matin, dont le cultissime La montagne sacrée. J'aurai rarement pris autant de plaisir à me manger une grosse claque dans la face. La réputation de cette œuvre est loin d'être usurpée. Mais le cinéma nippon, me direz-vous ? Grâce à l'Étrange Festival, je regardais plus de films japonais en France qu'au Japon, c'est un comble ! Je crois que je vais pouvoir me rattraper au Shin-Bungeiza.


Par exemple, je suis retourné assister à une nuit complète, quatre films à la suite, encore un évènement de folie (surtout quand on enchaine avec un cours de français en ligne le matin même à 7 heures !!). Le thème de la soirée : les pink-eiga, c'est-à-dire les films éro-soft des années 70. Rien à voir avec du porno classique, on est plus proche du porno-chic à la Emmanuelle, mais avec une bonne dose d'esprit contestataire, le tout en costume de geisha et de samouraï, ça en jette. Bien souvent, dans ces films, se glisse en filigrane un message social critique dont la présence ne laisse de surprendre. Les pink-eiga, c'est des films de fesse anarchistes ! Le sado-maso à la sauce nippone ne torture pas que les corps, il pervertit aussi les esprits, voilà qui a de quoi me plaire. Là encore, je ne vais pas vous dresser la liste complète des productions de dingues que j'ai découvertes, mais rien que ces quelques titres devraient vous donner une idée : Le sadisme du shôgun (la traduction littérale du titre original donnerait plutôt quelque chose comme Punition d'une femme écartelée par un bœuf, tout un poème), La nonne qui mord, L'enfer des tortures... Voici quelques images, pour vous faire gouter (à consulter seulement si vous êtes majeur).

L'objet filmique le plus fascinant (et le dernier en date) qu'il m'ait été donné de contempler est une libre adaptation de deux nouvelles de Edogawa Ranpo - un auteur de romans noirs incontournable - et en particulier L'ile panorama, mon livre de Ranpo préféré (je ne vais pas me lancer dans une digression sur cet auteur maintenant, cet article étant déjà dix fois trop long, alors si le sujet vous intéresse je ne peux que vous inviter à vous rendre d'urgence chez votre libraire pour vous procurer ce chef-d'œuvre littéraire). Un film absolument immanquable pour moi. Une fois de plus, le titre en dit long sur l'atmosphère, L'horreur des hommes 
difformes. Vous n'allez peut-être pas me croire (ou penser que je suis devenu aussi timbré que les films que je regarde), mais c'est magnifique. On y trouve autant de références au butô qu'à la Hammer, mais pas seulement. C'est un déluge visuel psychédélique. Il faut avoir du génie pour associer avec autant d'élégance horreur et poésie. Comme auraient pu dire les Surréalistes (qui n'auraient pas renié ce film), citant Lautréamont : "Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie."


Certes, j'ai vu tous ces films sans sous-titre, et j'ai eu beaucoup de mal à suivre les subtilités des scénarios, mais bon sang quel monstrueux plaisir tout de même. Vous étonnerai-je si j'ajoute que j'étais le seul Occidental dans la salle ?
Le Shin-Bungeiza est fermé pour travaux pour quelques mois. J'ai tellement, tellement hâte qu'il rouvre !

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