J'en reviens toujours pas. Mon vieux copain du lycée et de la fac est venu me voir au Japon. Mon vieux pote David, dit Dup pour les intimes. Quelle émotion, quel plaisir, quel bonheur !
Pour contextualiser, revenons une bonne trentaine d'années en arrière, presque une quarantaine, en fait. David et moi, on s'est connus au lycée Corneille de Rouen, on devait avoir dans les 16 ans, de purs ados boutonneux. On est rapidement devenus très proches, et on a continué à l'être quand on s'est inscrit à la Sorbonne. On vivait alors à Paris, on étudiait le cinéma et on réalisait des films avant-gardistes en super-8, on découvrait la techno, la vie la nuit et les films de Kenneth Anger, on devenait adulte. David est parti poursuivre ses études en République Tchèque, et les occasions de se voir se sont faites plus rares, mais nos retrouvailles n'en étaient que plus chaleureuses. Notre bande de copains des années lycée est restée soudée alors même que nous entrions dans la vie professionnelle. Cette amitié très forte a survécu encore quelques années, avant que les mariages, les bébés et les aléas de la vie nous éloignent un peu, mais jamais complètement. Puis David a quitté l'Europe pour aller vivre au Pérou, et alors que nous aurions pu totalement perdre le contact, le lien ne s'est jamais rompu. Ensuite, ce fut à mon tour de m'expatrier, à l'autre bout de la planète. Plus éloignés l'un de l'autre, ça n'existe pas, à part Rox et Rouky. Et pourtant, comme le renard et le chien, notre amitié était intacte. Par mail ou par messagerie, nous ne nous quittions pas.
Et puis, il y a quelques mois, David m'a dit qu'il voulait venir voir le Japon, accompagné de son père et d'un de ses fils (oui, entre temps, David s'était reproduit à plusieurs reprises !). Craignant d'être totalement perdu en arrivant, il m'a demandé si je pouvais les héberger, le temps de se repérer un peu et de partir découvrir le pays. Malgré la taille relativement réduite de mon appartement, il n'était pas question que je refuse. Bien sûr mon David, je t'attends, je vous attends. On a échangé pas mal de messages pour l'aider à préparer son voyage, et on a fait quelques visios. Quatorze heures de décalage entre le Pérou et le Japon, c'était épique !
Enfin, je suis allé les accueillir à l'aéroport de Narita. Difficile de calculer depuis combien de temps on ne s'était pas vus IRL, mais je dirais que ça faisait une bonne douzaine d'années. Vous imaginez comme on s'est tombés dans les bras et étreints vigoureusement. Je connaissais bien Robert aussi, le papa de David, puisqu'à l'époque du lycée, j'allais souvent rejoindre David chez eux avant qu'on parte en virée, et il m'est même arrivé de dormir là-bas quand on rentrait trop tard. Avec Robert, on a compté que ça faisait 23 ans qu'on ne s'était pas vus ! Là aussi, je vous laisse imaginer l'intensité de nos retrouvailles. Quant à Darius, le fils, bientôt 15 ans, je ne l'avais bien sûr jamais rencontré, et c'était naturellement un immense plaisir que de faire sa connaissance.
On s'est retrouvés tous les quatre dans mon appartement. Je me suis empressé de les plonger dans la culture locale, en cuisinant une soupe miso et un dessert aux azuki (haricots rouges), qui n'ont pas fait l'unanimité !😅 Le soir, direction Akihabara pour une première sortie dans le cœur de Tōkyō. Avec la fatigue liée au voyage et au décalage horaire, j'imagine bien l'inévitable choc culturel qu'ils ont dû affronter. De retour à la maison pour dormir chez moi, c'était ambiance camping sauvage mais on s'est bien organisés.
Le lendemain, j'ai emmené toute cette petite troupe en vadrouille dans la Capitale. On a marché, marché, beaucoup marché, et on a eu de la chance avec la météo : temps d'hiver typique, avec un air très sec et un ciel tellement bleu qu'il en est presque indigo. Je ne vais pas vous faire la liste de tous les lieux qu'on a visités. Je voulais leur faire découvrir mon Tōkyō, pas celui des guides touristiques, mais le Tōkyō où on vit. On est allés aussi bien dans des quartiers populaires que dans des quartiers modernes, on s'est baladés dans un jardin traditionnel et dans les ruelles louches de Golden Gai. Ils en ont eu pour leur compte, comme on dit, et moi aussi, j'en avais plein les pattes.
Le jour suivant, nous avons pris le train direction Hakone. En route, nous avons rejoint ma kanojo, qui avait réservé une chambre pour nous cinq dans un ryokan. En effet, quand David m'avait demandé des conseils pour sortir des sentiers battus, quand nous préparions son voyage, j'ai tout de suite pensé au ryokan et au onsen. Dans ces auberges traditionnelles, le personnel ne parle pas toujours anglais, et ce type d'expérience est souvent difficile d'accès pour les touristes. Pourtant, le ryokan et le onsen représentent pour moi la quintessence de "l'esprit japonais", et je trouve dommage de passer à côté. Première plongée dans le bain, dont l'eau au parfum de soufre, jaillie des entrailles de la terre, vous enveloppe comme un ensorcellement. Premier repas de cette cuisine si particulière, dont je vous ai si souvent chanté le raffinement. David était extasié, comme je m'y attendais, et comme je l'avais été lors de mes premières expériences. Tant de nouveaux gouts, tant de textures différentes, tant de beautés à déguster des yeux et des papilles. Puis bain de nuit en extérieur, avec la Lune comme un décor de cinéma. David avait le sentiment que son voyage débutait réellement en ce lieu, en cet instant. Je crois qu'après le choc du premier jour, impossible à appréhender, il commençait à réaliser l'ampleur des découvertes qui s'offraient à lui. C'est ça, le Japon.
Après Hakone, mes trois compères sont partis dans la région de Kyōto et Nara, où ils ont loué une voiture pour partir à l'aventure pendant quelques jours. C'est une partie de leur voyage qui ne concerne qu'eux, aussi je ne vous en parlerai pas ici. Je vous dirai seulement que quand ils sont revenus ensuite chez moi, ils semblaient enchantés, voire complètement subjugués. David a pris de sublimes photos. De mon côté, comme j'avais repris le travail, je leur ai donné les clés de mon appartement pour qu'ils puissent occuper leur temps comme ils voulaient. Quartier libre !😄Dernières promenades, derniers restos, derniers souvenirs à acheter.
Le jour de leur départ, je n'avais que peu de cours, j'ai donc pu les accompagner à l'aéroport, et ma kanojo s'est jointe à nous. Je ne ferai pas un bilan de leur séjour à leur place, mais je pense être dans le juste si je dis qu'ils sont repartis aussi comblés que frustrés, comme je l'avais prédit. Tout ce qu'ils ont vu, tout ce qu'ils n'ont pas vu. Les au revoir étaient chargés d'une émotion indicible, nos étreintes incapables de refléter notre amour et notre bonheur ; la boule dans la gorge nouant nos mots, ce sont nos yeux brillants qui parlaient pour nous. Quand il a fallu se séparer, nous n'en finissions pas de nous faire de grands coucous à travers la vitre, en tendant nos bras au-dessus des portiques de sécurité, alors qu'on ne s'apercevait plus qu'à peine. Nous avons encore tellement, tellement de choses à partager. Tu reviendras.
Bien sûr, ce n'était pas mon voyage. Moi, j'étais simplement chez moi. Mais la visite de David et de sa famille a eu le bon gout de chambouler mon quotidien le temps de quelques jours, en rebattant mes cartes. C'est toujours comme ça avec David. C'est aussi pour ça que je l'aime.
Le premier élément de réflexion que je tire de cette visite, c'est d'avoir pu vérifier, une fois de plus, comme je me suis intégré à la vie japonaise, ou plutôt comme j'ai intégré la vie japonaise en moi. Ça peut sembler évident, et pourtant, les difficultés quotidiennes sont encore tellement nombreuses pour moi que je mesure plus nettement le chemin accompli à l'aune de l'étonnement de ceux qui foulent le sol japonais pour la première fois. Ce sont toutes ces nouveautés, qui pour moi n'en sont plus, tout ce qui fait désormais parti de ma normalité, et que j'avais, moi aussi, vécu comme de l'inédit. Juste un exemple, pour parler concrètement, et très, très prosaïquement : c'est bien la première fois de ma vie que j'explique à quelqu'un comment se servir des toilettes !
La seconde chose qui me vient en tête, c'est là aussi la confirmation d'une réflexion antécédente : je ne profite pas assez du Japon. J'en avais déjà parlé, je crois, sur ce blog, et ceux avec qui je m'en suis entretenu savent à quel point ça me mine. Certes, je sais bien qu'il est différent de voyager au Japon et de travailler au Japon, mais quitte à vivre dans un autre pays que le mien, j'aimerais davantage élargir mon horizon visuel et spirituel, sinon mon exil perd son sens. Je vis le Japon à travers sa culture du quotidien, le rythme des trains, les rencontres, mon expérience professionnelle qui s'accroit, la répétition des jours qui m'enracine profondément en ces terres, mais l'inédit dont je parlais plus haut, et qui m'a en premier amené au Soleil Levant, me manque. J'aimerais renouer avec l'ébahissement, avec la somptuosité nippone que j'ai entendue dans les mots de David au retour de son escapade, et que j'ai vue sur ses photos. J'ai soif de reliefs et d'air frais, et je ne parle pas seulement de paysages mais aussi des battements de mon pouls.
Cela fait quelques mois, voire quelques années, que je m'interroge sur les décisions à prendre, les façons de faire à mettre en place, pour concrétiser ce besoin d'ailleurs, ailleurs ici, ce besoin de nouveauté qui m'enchante, me nourrit et me ronge, exactement comme le fait une gorgée de sang frais pour un vampire, esclave de mon insatiabilité. Mais je m'égare.
En conclusion, je voudrais une dernière fois rendre hommage à cette visite enchanteresse de mon ami David et de sa famille, et je lance un appel : qui seront les prochains à venir attiser mon cœur fièvreux ?
Salut mon frère, deux commentaires: tout d'abord, bien que je n'ai pas vu David depuis plus de 40 ans, je pense que je l'aurai reconnu, avec sa barbe et ses cheveux longs, il a gardé la même bouille. ensuite, tu connais ma situation, mais comme j'aimerai être parmi les prochains à venir te rendre visite au Japon, le découvrir et m'ébahir, et attiser ton cœur fiévreux. Des bises.
RépondreSupprimer