vendredi 21 mars 2025

Neuf ans...

 Vous le sentez venir, le gros chiffre rond qui fait bizarre ? Mais patience, nous n'y sommes pas encore. Pour l'instant, ça fait neuf ans que j'habite au Japon.


Si vous prenez les choses en cours de route, je vous renvoie ici à mon bilan annuel précédent. Si vous me suivez depuis longtemps, voire depuis le début, vous connaissez mon traditionnel billet du 21 mars.
Mais cette année, je vais passer rapidement sur ma situation personnelle, parce qu'elle n'a pas évolué depuis l'année dernière. D'un point de vue professionnel, tout est exactement pareil : je travaille en freelance, à mon propre compte et avec deux entreprises. Le rythme est très irrégulier, ce qui n'est pas forcément pour me déplaire, ça évite trop de routine. J'aimerais juste gagner un peu mieux ma vie, mais ça n'a rien d'original, je crois qu'on en est tous au même point. Ceci dit, un de mes employeurs vient de m'augmenter (un peu), on verra si ça rend le quotidien plus facile. Avec l'expérience, je ressens de plus en plus fort ma légitimité. Je suis loin d'être parfait mais je connais mon boulot, je le fais bien et même de mieux en mieux, et j'y prends toujours du plaisir.
D'un point de vue plus intime, rien de nouveau non plus. La vie au Japon me plait parce qu'elle reste un défi constant. Rien n'est évident, il faut en permanence tout repenser, tout reconsidérer. Il n'y a pas de repos, pas de laurier. Pas de victoire car rien n'est jamais atteint. Une illustration triviale : au supermarché, la quantité des produits dont j'ignore l'utilisation est encore supérieure à celle que je peux cuisiner. Il me reste tellement, tellement de choses à découvrir. Pourtant, ma connaissance du Japon s'accroit, je le sens. Depuis neuf ans que je suis ici, j'ai semé des souvenirs un peu partout où je mets les pieds, j'ai mes repères, même si je ne sais pas où je vais.

Ce qui a changé depuis l'année dernière, c'est la situation internationale. Je n'ai pas besoin de vous dresser un tableau de la conjoncture catastrophique dans laquelle Trump a précipité le monde. Soit vous en avez déjà conscience, soit vous ne voulez pas en avoir conscience. Je voudrais juste partager avec vous mon point de vue sur le risque qui se profile, le regard d'un Français vivant au Japon.
Je ne suis pas un spécialiste en géopolitique, et je ne sais pas lire dans les astres. Tout ce que j'écris ne s'appuie sur rien d'autre que mon ressenti personnel, subjectif et non éclairé, et tout ce que j'espère, c'est me tromper au point que la relecture de ce billet l'année prochaine rendra mes mots ridiculement alarmistes.
Trump s'est donc allié avec Poutine contre l'Ukraine, c'est-à-dire contre l'Europe. De plus, il a exprimé son envie de s'emparer du Groenland, en n'excluant pas de le faire en employant la force. L'Europe n'a plus d'autre choix que de faire face, y compris militairement. Les tensions vont monter, puisque ni Poutine ni Trump ne baisseront les bras. Poutine sera tenté d'affaiblir l'Europe en la taquinant sur son flanc est (les pays nordiques préparent déjà leurs populations à un conflit armé, la Pologne a construit une barrière antichar sur sa frontière avec la Russie), tandis que Trump s'occupera surtout de faire monter la pression économique et diplomatique (et militaire aussi, il faut s'y attendre). Dans quelques mois, la Chine va se dire que tout ce petit monde étant bien occupé, elle peut enfin envahir Taïwan sans souci, car il n'y aura plus personne pour l'en empêcher. En vérité, c'est exactement la situation dont rêvent les successifs dirigeants chinois depuis des années ! Et comme Taïwan n'est situé qu'à environ 110 km du Japon, Tōkyō sera automatiquement impliqué dans le conflit, surtout si Pékin bloque la mer de Chine orientale, empêchant le ravitaillement des iles japonaises de la région, comme le soulignait un article du site de RFI daté du 6 mars. D'autant plus que, comme le rappelait La tribune de Genève dans son numéro du 5 mars, la Chine ne revendique pas que Taïwan mais aussi les iles Senkaku (japonaises) depuis que, en 1965, un rapport des Nations Unies a fait état de la présence probable, dans cette zone, de gisements de pétrole et de gaz naturel d'une valeur inestimable. La menace se fait de plus en plus précise : le nombre d'incursions maritimes et même aériennes chinoises sur les eaux territoriales japonaises a connu l'année dernière une augmentation sans précédent. Des pêcheurs japonais ont été directement menacés par des gardes-côtes chinois lourdements armés, ceux-ci leur ordonnant de quitter le "territoire chinois". Un peu plus au sud, sur la petite ile de Yonaguni, les habitants ont vu un jour un missile chinois tomber à seulement 80 km de leurs côtes. Un autre jour, c'est un sous-marin russe qui a été repéré non loin de là. La Corée du Nord est pour l'instant mobilisée en Ukraine en soutien à la Russie, mais dès que son dispositif nucléaire sera au point, nul doute qu'elle n'hésitera pas à son tour à jouer les gros bras. La base militaire américaine d'Okinawa (un peu plus au nord) est en effervescence et ses avions multiplient les sorties. Et concernant l'invasion de Taïwan par la Chine, un article du Point daté du 14 mars expliquait qu'au moins trois barges spéciales sont en cours de construction sur les chantiers navals de Guangzhou, qui permettraient à des chars d'assaut de débarquer directement sur la terre ferme depuis n'importe quelle zone maritime. Bref, toute la région se prépare à une guerre qui semble de plus en plus inévitable.
On risque donc d'assister à des actions militaires, d'un côté, entre les Etats-Unis, la Russie et l'Europe, et de l'autre côté, entre la Chine, Taïwan et le Japon, et probablement la Corée du Nord (et je ne parle même pas de la situation au Proche-Orient). Vous savez comment cela s'appelle ? La Troisième Guerre mondiale.
Qui sera le plus fou, et osera en premier utiliser son arsenal nucléaire ?
Qui pourrait empêcher ça ?
La seule échappatoire que j'entrevois à ce massacre à venir, c'est si Trump explose en vol. Quoi qu'il en pense, les mesures politiques et économiques qu'il est en train de prendre ne favorisent pas son pays, aussi bien au niveau des relations intérieures qu'extérieures. La censure de la presse, de la science, de la justice, des arts et même du vocabulaire ne suffira probablement pas à museler les contestations. A force d'aller trop vite, trop loin, trop fort, il est en train de se constituer des ennemis y compris dans son propre camp. Il n'est pas impossible que tout le monde le lâche, et qu'il se retrouve totalement bloqué, voir destitué. Ceci dit, ça règlerait peut-être le problème d'un côté du globe, mais pas forcément de l'autre, même si les cartes seraient rebattues. Quelle que soit l'issue de la situation, je pressens qu'il y aura du sang et des larmes. Beaucoup de sang et beaucoup de larmes.

Rendez-vous dans un an pour faire le point, en espérant que je me sois planté sur toute la ligne.
En attendant, voici une sélection à peu près aléatoire de diverses photos que j'ai prises cette année. "Regarder la vie, tant qu'y en a..."

























mercredi 12 mars 2025

Traverser le feu

 Le deuxième dimanche de mars, chaque année depuis 650 ans, se tient la cérémonie du feu, au pied du mont Takao. Je ne connaissais pas, je suis allé voir, et j'en suis revenu tout brulé mais pas pour les raisons que vous pourriez imaginer.

Situé à moins de deux heures à l'ouest de Tōkyō, le mont Takao est un spot classique pour les promenades et les randonnées, prisé des urbains en manque de nature comme moi. Au sommet se trouve un temple dont les moines pratiquent une cérémonie très particulière. Cet évènement ne se déroule pas dans l'enceinte du temple en lui-même mais au pied du mont Takao, de façon à accueillir un maximum de fidèles en toute sécurité.

Un immense tas de bois et de branches de pin est dressé sur un terrain dégagé, et la foule s'assemble autour. Au loin, une étrange mélopée monotone se fait entendre, se rapproche, et enfin le cortège apparait d'un pas solennel. On comprend aussitôt que ce à quoi on va assister n'a rien d'une performance circassienne, mais qu'il s'agit bien d'un rite religieux. Le bourdonnement qu'on entendait venait des conques dans lesquelles les bonzes soufflent, et c'est toute l'assistance qui respire au rythme de cette vibration. Les costumes, chatoyants pour les anciens, plus sobres mais élégants pour les disciples, complètent le caractère sacré du moment.
Une fois que tout le monde est en place, les rituels se succèdent, tous totalement impénétrables à nos regards d'Occidentaux. On devine ce qui se passe, plus qu'on le comprend vraiment. Un pratiquant s'avance armé d'une hallebarde qui, j'ai supposé, est destinée à combattre le mal. Il effectue une suite de mouvements en scandant ses incantations, avant de laisser sa place à un officiant armé d'un katana, puis c'est au tour d'un tireur à l'arc de venir chasser le démon. Il tire des flèches en l'air, dont certaines retombent vers le public, mais pas de panique, la pointe est enveloppée de tissu rembourré. Vu le sourire qu'affichait un des jeunes hommes ayant récupéré une flèche, je ne serais pas étonné que cet objet porte bonheur. Un autre rituel consiste à psalmodier en une longue litanie les noms des donateurs du temple. Un autre rituel, encore, se pratique avec une gestuelle des doigts qui m'a semblée très précise, très codifiée, très étrange et pour tout dire, aussi hermétique que fascinante. Ensuite, deux pénitents (à défaut d'autre mot) s'approchent de deux chaudrons, se mettent torse nu et se fouettent vigoureusement avec des feuilles trempées dans une eau, si ce n'est bouillante, au moins terriblement chaude.

Enfin, on enflamme le bucher central. Le feu prend très vite, une épaisse fumée enveloppe les spectateurs et la cendre se dépose sur nous. Les flammes montent facilement jusqu'à 3 ou 4 mètres ; tout autour, les pompiers veillent. Comme dans beaucoup de cultures, je crois, le feu, de par son action destructrice, est un symbole de purification. Même à une dizaine de mètres de distance, la chaleur est vive. Les moines s'activent autour du brasier pour le ratisser et le niveler, et la fournaise est si insoutenable qu'ils ne parviennent pas à rester près du foyer plus de quatre ou cinq secondes. Quand les flammes ont pratiquement disparu, ne subsiste qu'un tapis de braise sur un carré d'une dizaine de mètres de côté.
Les moines enlèvent alors leurs chaussures et se positionnent en file indienne. Le vieux maitre passe en premier. Il piétine d'abord un tas de sel puis se lance, pieds nus donc, en marchant sur les braises. C'est étrange comme à cet instant toute l'assistance retient sa respiration, on peut sentir comme un frisson de respect devant un tel acte de dévotion. De l'autre côté de la traversée, un deuxième tas de sel accueille les fidèles. A leur tour, tous les moines défilent ensuite plusieurs fois. Tout cela s'effectue au son des chants et des conques, et la répétition ad lib des mantras finit par donner une dimension hypnotique à l'atmosphère.
Pour terminer, les moines aménagent un trajet entre les tisons, et les membres du public peuvent tenter l'expérience. Je ne pense pas que le chemin soit encore incandescent, car personne ne semble se presser. Même les enfants peuvent participer, et j'ai vu également des personnes âgées s'avançant avec une canne, et même un homme qui portait son bébé sur son dos ! A mon avis, il s'agit plus d'un geste symbolique et spirituel que d'une véritable ascèse. Sur le coup, ça m'aurait bien tenté, moi aussi, mais quand j'ai vu les centaines et les centaines de personnes qui faisaient la queue, ça m'a coupé l'envie.

Mais alors, si je n'ai pas traversé le feu, comment ai-je pu en revenir brulé, me direz-vous ! Eh bien, j'ai assisté à toute cette cérémonie pendant deux heures sans bouger, debout sous un ciel immaculé et j'ai pris un joli coup de soleil sur la face ! Ma pénitence à moi !😅








lundi 3 mars 2025

Mon copain David

 J'en reviens toujours pas. Mon vieux copain du lycée et de la fac est venu me voir au Japon. Mon vieux pote David, dit Dup pour les intimes. Quelle émotion, quel plaisir, quel bonheur !


Pour contextualiser, revenons une bonne trentaine d'années en arrière, presque une quarantaine, en fait. David et moi, on s'est connus au lycée Corneille de Rouen, on devait avoir dans les 16 ans, de purs ados boutonneux. On est rapidement devenus très proches, et on a continué à l'être quand on s'est inscrit à la Sorbonne. On vivait alors à Paris, on étudiait le cinéma et on réalisait des films avant-gardistes en super-8, on découvrait la techno, la vie la nuit et les films de Kenneth Anger, on devenait adulte. 
David est parti poursuivre ses études en République Tchèque, et les occasions de se voir se sont faites plus rares, mais nos retrouvailles n'en étaient que plus chaleureuses. Notre bande de copains des années lycée est restée soudée alors même que nous entrions dans la vie professionnelle. Cette amitié très forte a survécu encore quelques années, avant que les mariages, les bébés et les aléas de la vie nous éloignent un peu, mais jamais complètement. Puis David a quitté l'Europe pour aller vivre au Pérou, et alors que nous aurions pu totalement perdre le contact, le lien ne s'est jamais rompu. Ensuite, ce fut à mon tour de m'expatrier, à l'autre bout de la planète. Plus éloignés l'un de l'autre, ça n'existe pas, à part Rox et Rouky. Et pourtant, comme le renard et le chien, notre amitié était intacte. Par mail ou par messagerie, nous ne nous quittions pas.

Et puis, il y a quelques mois, David m'a dit qu'il voulait venir voir le Japon, accompagné de son père et d'un de ses fils (oui, entre temps, David s'était reproduit à plusieurs reprises !). Craignant d'être totalement perdu en arrivant, il m'a demandé si je pouvais les héberger, le temps de se repérer un peu et de partir découvrir le pays. Malgré la taille relativement réduite de mon appartement, il n'était pas question que je refuse. Bien sûr mon David, je t'attends, je vous attends. On a échangé pas mal de messages pour l'aider à préparer son voyage, et on a fait quelques visios. Quatorze heures de décalage entre le Pérou et le Japon, c'était épique !

Enfin, je suis allé les accueillir à l'aéroport de Narita. Difficile de calculer depuis combien de temps on ne s'était pas vus IRL, mais je dirais que ça faisait une bonne douzaine d'années. Vous imaginez comme on s'est tombés dans les bras et étreints vigoureusement. Je connaissais bien Robert aussi, le papa de David, puisqu'à l'époque du lycée, j'allais souvent rejoindre David chez eux avant qu'on parte en virée, et il m'est même arrivé de dormir là-bas quand on rentrait trop tard. Avec Robert, on a compté que ça faisait 23 ans qu'on ne s'était pas vus ! Là aussi, je vous laisse imaginer l'intensité de nos retrouvailles. Quant à Darius, le fils, bientôt 15 ans, je ne l'avais bien sûr jamais rencontré, et c'était naturellement un immense plaisir que de faire sa connaissance.

On s'est retrouvés tous les quatre dans mon appartement. Je me suis empressé de les plonger dans la culture locale, en cuisinant une soupe miso et un dessert aux azuki (haricots rouges), qui n'ont pas fait l'unanimité !😅 Le soir, direction Akihabara pour une première sortie dans le cœur de Tōkyō. Avec la fatigue liée au voyage et au décalage horaire, j'imagine bien l'inévitable choc culturel qu'ils ont dû affronter. De retour à la maison pour dormir chez moi, c'était 
ambiance camping sauvage mais on s'est bien organisés.
Le lendemain, j'ai emmené toute cette petite troupe en vadrouille dans la Capitale. On a marché, marché, beaucoup marché, et on a eu de la chance avec la météo : temps d'hiver typique, avec un air très sec et un ciel tellement bleu qu'il en est presque indigo. Je ne vais pas vous faire la liste de tous les lieux qu'on a visités. Je voulais leur faire découvrir mon Tōkyō, pas celui des guides touristiques, mais le Tōkyō où on vit. On est allés aussi bien dans des quartiers populaires que dans des quartiers modernes, on s'est baladés dans un jardin traditionnel et dans les ruelles louches de Golden Gai. Ils en ont eu pour leur compte, comme on dit, et moi aussi, j'en avais plein les pattes.
Le jour suivant, nous avons pris le train direction Hakone. En route, nous avons rejoint ma kanojo, qui avait réservé une chambre pour nous cinq dans un ryokan. En effet, quand David m'avait demandé des conseils pour sortir des sentiers battus, quand nous préparions son voyage, j'ai tout de suite pensé au ryokan et au onsen. Dans ces auberges traditionnelles, le personnel ne parle pas toujours anglais, et ce type d'expérience est souvent difficile d'accès pour les touristes. Pourtant, le ryokan et le onsen représentent pour moi la quintessence de "l'esprit japonais", et je trouve dommage de passer à côté. Première plongée dans le bain, dont l'eau au parfum de soufre, jaillie des entrailles de la terre, vous enveloppe comme un ensorcellement. Premier repas de cette cuisine si particulière, dont je vous ai si souvent chanté le raffinement. David était extasié, comme je m'y attendais, et comme je l'avais été lors de mes premières expériences. Tant de nouveaux gouts, tant de textures différentes, tant de beautés à déguster des yeux et des papilles. Puis bain de nuit en extérieur, avec la Lune comme un décor de cinéma. David avait le sentiment que son voyage débutait réellement en ce lieu, en cet instant. Je crois qu'après le choc du premier jour, impossible à appréhender, il commençait à réaliser l'ampleur des découvertes qui s'offraient à lui. C'est ça, le Japon.

Après Hakone, mes trois compères sont partis dans la région de Kyōto et Nara, où ils ont loué une voiture pour partir à l'aventure pendant quelques jours. C'est une partie de leur voyage qui ne concerne qu'eux, aussi je ne vous en parlerai pas ici. Je vous dirai seulement que quand ils sont revenus ensuite chez moi, ils semblaient enchantés, voire complètement subjugués. David a pris de sublimes photos. De mon côté, comme j'avais repris le travail, je leur ai donné les clés de mon appartement pour qu'ils puissent occuper leur temps comme ils voulaient. Quartier libre !😄Dernières promenades, derniers restos, derniers souvenirs à acheter.
Le jour de leur départ, je n'avais que peu de cours, j'ai donc pu les accompagner à l'aéroport, et ma kanojo s'est jointe à nous. Je ne ferai pas un bilan de leur séjour à leur place, mais je pense être dans le juste si je dis qu'ils sont repartis aussi comblés que frustrés, comme je l'avais prédit. Tout ce qu'ils ont vu, tout ce qu'ils n'ont pas vu. Les au revoir étaient chargés d'une émotion indicible, nos étreintes incapables de refléter notre amour et notre bonheur ; la boule dans la gorge nouant nos mots, ce sont nos yeux brillants qui parlaient pour nous. Quand il a fallu se séparer, nous n'en finissions pas de nous faire de grands coucous à travers la vitre, en tendant nos bras au-dessus des portiques de sécurité, alors qu'on ne s'apercevait plus qu'à peine. Nous avons encore tellement, tellement de choses à partager. Tu reviendras.

Bien sûr, ce n'était pas mon voyage. Moi, j'étais simplement chez moi. Mais la visite de David et de sa famille a eu le bon gout de chambouler mon quotidien le temps de quelques jours, en rebattant mes cartes. C'est toujours comme ça avec David. C'est aussi pour ça que je l'aime.
Le premier élément de réflexion que je tire de cette visite, c'est d'avoir pu vérifier, une fois de plus, comme je me suis intégré à la vie japonaise, ou plutôt comme j'ai intégré la vie japonaise en moi. Ça peut sembler évident, et pourtant, les difficultés quotidiennes sont encore tellement nombreuses pour moi que je mesure plus nettement le chemin accompli à l'aune de l'étonnement de ceux qui foulent le sol japonais pour la première fois. Ce sont toutes ces nouveautés, qui pour moi n'en sont plus, tout ce qui fait désormais parti de ma normalité, et que j'avais, moi aussi, vécu comme de l'inédit. Juste un exemple, pour parler concrètement, et très, très prosaïquement : c'est bien la première fois de ma vie que j'explique à quelqu'un comment se servir des toilettes !

La seconde chose qui me vient en tête, c'est là aussi la confirmation d'une réflexion antécédente : je ne profite pas assez du Japon. J'en avais déjà parlé, je crois, sur ce blog, et ceux avec qui je m'en suis entretenu savent à quel point ça me mine. Certes, je sais bien qu'il est différent de voyager au Japon et de travailler au Japon, mais quitte à vivre dans un autre pays que le mien, j'aimerais davantage élargir mon horizon visuel et spirituel, sinon mon exil perd son sens. Je vis le Japon à travers sa culture du quotidien, le rythme des trains, les rencontres, mon expérience professionnelle qui s'accroit, la répétition des jours qui m'enracine profondément en ces terres, mais l'inédit dont je parlais plus haut, et qui m'a en premier amené au Soleil Levant, me manque. J'aimerais renouer avec l'ébahissement, avec la somptuosité nippone que j'ai entendue dans les mots de David au retour de son escapade, et que j'ai vue sur ses photos. J'ai soif de reliefs et d'air frais, et je ne parle pas seulement de paysages mais aussi des battements de mon pouls.

Cela fait quelques mois, voire quelques années, que je m'interroge sur les décisions à prendre, les façons de faire à mettre en place, pour concrétiser ce besoin d'ailleurs, ailleurs ici, ce besoin de nouveauté qui m'enchante, me nourrit et me ronge, exactement comme le fait une gorgée de sang frais pour un vampire, esclave de mon insatiabilité. Mais je m'égare.
En conclusion, je voudrais une dernière fois rendre hommage à cette visite enchanteresse de mon ami David et de sa famille, et je lance un appel : qui seront les prochains à venir attiser mon cœur fièvreux ?

mardi 4 février 2025

Mots d'hiver

 L'hiver traine sa langueur, et j'ai envie de vous faire part de quelques mots qui expliqueront en partie mon silence sur ce blog depuis début décembre. Des maux divers...

Je ne vais pas entrer dans les détails, mais peu avant Noël, je me suis coincé le dos en faisant un mouvement simple, ni brusque ni inhabituel. Je ne me suis d'abord pas inquiété de cette douleur, mais celle-ci s'est rapidement amplifiée, à tel point que le jour de Noël, je ne pouvais tout simplement plus marcher, ni me tenir debout, ni me tenir assis. J'ai aussitôt reconnu les symptômes d'un mal dont j'avais déjà souffert, la sciatique. Sauf que quand je vivais en France, mes crises de sciatique passaient en quelques jours, souvent avec l'aide d'un médicament dont j'ai malheureusement oublié le nom. Mais là, non. Ça n'est pas passé. Non seulement la douleur est devenue terriblement insupportable, mais elle ne montrait aucun signe de rémission, au contraire. Entre Noël et le Jour de l'An, j'ai eu beaucoup de cours à encadrer, et je m'y suis rendu en avançant plié en deux comme un vieux bossu et en faisant des pauses tous les cinquante mètres. J'ai peut-être l'air de prendre ça à la rigolade, mais je vous jure que je n'exagère pas. En vérité, ma souffrance était telle qu'elle m'obnubilait, et que je ne pouvais penser à rien d'autre. Même réfléchir était devenu trop difficile pour moi.
Après le Jour de l'An, la plupart des services - y compris les services médicaux - et des magasins - y compris les pharmacies - sont en arrêt pendant plusieurs jours, il m'a donc fallu patienter. Et patienter quand on a une aiguille à tricoter géante qui vous rentre dans les reins et qui descend dans toute la jambe en vous crevant la hanche, la cuisse, le genou et le mollet pour aller se planter jusque dans votre cheville, je peux vous dire que ça use le moral.

Quand j'ai enfin pu consulter un orthopédiste, celui-ci m'a fait passer une IRM et m'a prescrit un traitement, soi-disant super fort. Il y a une chose intéressante avec les médicaments japonais : la plupart des expatriés connaissent leur inefficacité, et pourtant ces médicaments s'avèrent tout à fait efficaces sur les Japonais, voilà qui est étrange. A l'inverse, les Japonais qui viennent en France, pour peu qu'ils aient
 été mis en garde par leurs compatriotes venus avant eux, emportent dans leurs bagages leurs propres médicaments, car les nôtres leur donnent mal au crâne ou au ventre. Comment expliquer que nos traitements soient trop forts pour eux, et les leurs trop faibles pour nous ? J'ai posé la question à ma sœur ainée, qui travaille dans l'industrie pharmaceutique. Il semblerait qu'il n'y ait aucune explication rationnelle. Le dosage d'un produit pharmaceutique est en lien avec la corpulence du patient, pas avec son passeport, et, à part les sumôtori, les Japonais ne sont ni plus gros ni plus chétifs que les Occidentaux. Je me suis demandé s'il n'y avait pas là un phénomène proche de l'effet nocebo chez les Japonais, c'est-à-dire que le fait de croire qu'ils ingèrent une substance active (elle l'est, certes, mais normalement pas au point de créer de tels troubles) accentue leur ressenti. A l'opposé, je ne sais pas comment on pourrait nommer l'effet qui rend inactive une molécule chez les Occidentaux, juste parce qu'on la considère comme inactive. Serions-nous dotés du système digestif des autruches ?
Tout ça pour vous dire que si le docteur m'avait prescrit des bonbons à la place des médicaments, ça aurait au moins eu le mérite de me faire plaisir. En tout cas, ça n'aurait pas été moins efficace. Par ailleurs, quand vous achetez des médicaments au Japon, on ne vous vend pas la boite mais la dose exacte correspondant à la prescription. Pas question, donc, de doubler les doses, à moins de raccourcir la durée de votre traitement. Comme il devenait pénible d'arpenter les rues à quatre pattes, j'ai fini par acheter une canne, et je suis allé voir un ostéopathe. Comme beaucoup de monde, je croyais que l'ostéopathie était une variante de la kinésithéraphie, je ne savais pas encore que ses bénéfices n'étaient pas scientifiquement démontrés, et qu'il s'agissait là d'une médecine dite alternative, c'est-à-dire une pratique de charlatan. Et en effet, l'ostéopathe m'a un peu manipulé, étiré, vaguement massé pendant 45 minutes et ça n'a rien changé à mon martyre.

Un effet secondaire et imprévisible de mon handicap a été que je ne pouvais plus me raser. Quel rapport, me direz-vous. Eh bien pour se raser, il faut se tenir environ 10 minutes devant le lavabo, et qui plus est, penché en avant. Totalement impossible pour moi. J'ai donc laissé pousser ma barbe et mes cheveux pendant plusieurs semaines. Un jour, alors que je portais un pantalon noir dont un pan se rabat devant et donne l'effet d'une robe, je suis passé devant un miroir. J'ai vraiment eu un choc. Quand je me suis vu avec ma barbe grise, ma canne et ma robe noir, j'ai immédiatement eu l'image de l'abbé Pierre ! Même l'œil pervers, tout y était ! Il ne manquerait plus qu'un MeToo me tombe dessus...
Je suis retourné voir l'orthopédiste, qui était surpris de constater que ses bonbons avaient eu autant d'effet qu'une balle de revolver dans le thorax de la créature de Frankenstein. Il a donc de lui-même doublé les doses (il a dû comprendre que j'étais une autruche), en me disant qu'avec ce traitement de cheval, si mon mal ne disparaissait pas, il faudrait songer à une opération. J'ai répondu gloups.
Enfin, j'ai commencé à aller mieux. Ça n'a pas été fulgurant et je n'ai pas sauté de joie, d'ailleurs je n'ai pas sauté du tout, je ne pouvais pas, mais c'est vrai que j'ai commencé à moins souffrir, j'ai même réussi à me raser. Très heureux de retrouver une certaine mobilité, je suis retourné au kendô. Je n'avais pas pratiqué depuis début décembre et ça me manquait. Oh, je n'étais pas naïf quant à ma condition, et je savais bien que j'étais loin d'être au maximum de ma forme, mais j'avais juste envie de bouger. Je suis allé saluer le sensei et lui expliquer les raisons de mon absence, et lui dire que j'avais l'intention d'essayer de participer en douceur à l'entrainement, juste pour voir. J'ai ensuite commencé à faire, tout seul dans mon coin, quelques suburi, c'est-à-dire des exercices de base destinés à affirmer la technique. OK, pas de problème. Je suis ensuite passé aux haya-suburi, c'est-à-dire des mouvements plus rapides sollicitant une certaine vivacité des jambes. Là, j'ai bien remarqué que je n'étais pas stable du tout. Puis, toujours tout seul et toujours pour voir, j'ai lancé un men-uchi, c'est-à-dire le principal mouvement d'attaque, assez dynamique, visant l'adversaire à la tête. Et je me suis étalé par terre comme une crêpe. Ce qui se passe, c'est que pour lancer ce mouvement, il faut propulser le corps en avant en s'appuyant sur la jambe gauche. Or, les muscles de ma jambe gauche ont totalement fondu. Je ne pouvais rien faire. Au bout de dix minutes, je suis rentré chez moi, fin de l'entrainement de kendô.
En fait, comme je souffrais attrocement depuis décembre, je me suis appuyé le moins possible sur le côté gauche et, cette jambe travaillant donc peu, mes muscles ont diminué de volume. L'orthopédiste l'avait remarqué et il a mesuré la circonférence de mes cuisses : il a noté 5 cm de différence ! J'ai donc récemment entamé un programme de remusculation de mes jambes, et n'ai pas repris le kendô. Il faut que je patiente.
Voilà où j'en suis aujourd'hui. J'essaye d'aller au spa aussi souvent que possible. Les bains à jet massent assez puissamment, je pense que c'est bon pour le drainage lymphatique. Et je me force à aller dans le bain électrique. Kesako ? On est dans l'eau jusque sous les bras, assis dans une alcôve, et on reçoit des petites décharges électriques au niveau des reins, pile-poil là où mon mal prend sa source. Moi, j'appelle ça le bain Claude François. Les muscles se contractent, ça fait comme un massage sans contact. Je reconnais que ça, associé au jacuzzi et à d'autres douceurs relaxantes, ça porte ses fruits.
J'ai encore mal quand je marche, mais je n'ai plus besoin de la canne. On peut dire que je vais un tout petit peu mieux de jour en jour, mais ce n'est pas flagant. La douleur permanente m'avait cruellement sapé le moral, et là aussi, je remonte la pente, même si j'ai encore parfois des coups de mou.

Comme vous le voyez, pour moi, la période des fêtes, ça n'a pas été la fête. Rassurez-vous, il y a tout de même eu de bons moments. Par exemple, ma sœur m'a envoyé un colis pour Noël, et parmi les cadeaux, j'ai trouvé un vrai et beau camembert de Normandie ! Et comme le colis a mis beaucoup de temps à arriver, il était bien fait et bien coulant, le clacos ! A travers lui, on pouvait humer la terre et les vaches ! Voilà qui a fait mon bonheur pendant une semaine. Et au registre gastronomique, j'ai également pu prendre ma revanche de la galette des rois ! 
Figurez-vous que dans les boulangeries Paul (il y en a plusieurs à Tōkyō), on trouve une excellente galette, aussi bonne qu'en France. L'année dernière, je m'y étais pris trop tard pour en acheter une, et j'avais une frustration à assouvir. Et un Lulu qui rumine sa galette pendant un an, ça devient un vrai fauve ! Je n'ai pas acheté une part, j'ai acheté une galette entière pour moi tout seul ! J'ai essayé de me restreindre un peu afin que ma kanojo puisse y gouter aussi, mais à part ça, je l'ai dévorée comme un lion affamé (la galette, pas ma kanojo). Et comme je suis sauvage mais gentil quand même, j'avais caché la fève dans sa part (parce que cacher la fève dans sa propre part, ça fait pas une grosse surprise).

Voilà donc pourquoi je ne vous ai rien raconté de mon hiver : je n'avais rien à raconter. Ne pouvant lever un pied sans gémir de douleur, j'ai passé le plus clair de mon temps sous mon kotatsu (table basse chauffante) à me reposer. Et puis de toute façon, le kotatsu, c'est un de mes grands plaisirs de l'hiver au Japon, alors il ne fallait pas m'offrir un meilleur prétexte pour m'y blottir. Je reconnais que cet hiver est le moins froid que j'ai connu depuis que je suis ici, mais je ne suis pas encore décidé à sortir de mon hibernation, et c'est pourquoi je vous écris ces mots tout en laissant cette confortable et rassurante chaleur m'envelopper les jambes. Mes mots d'hiver.