Vous le sentez venir, le gros chiffre rond qui fait bizarre ? Mais patience, nous n'y sommes pas encore. Pour l'instant, ça fait neuf ans que j'habite au Japon.
Si vous prenez les choses en cours de route, je vous renvoie ici à mon bilan annuel précédent. Si vous me suivez depuis longtemps, voire depuis le début, vous connaissez mon traditionnel billet du 21 mars.
Mais cette année, je vais passer rapidement sur ma situation personnelle, parce qu'elle n'a pas évolué depuis l'année dernière. D'un point de vue professionnel, tout est exactement pareil : je travaille en freelance, à mon propre compte et avec deux entreprises. Le rythme est très irrégulier, ce qui n'est pas forcément pour me déplaire, ça évite trop de routine. J'aimerais juste gagner un peu mieux ma vie, mais ça n'a rien d'original, je crois qu'on en est tous au même point. Ceci dit, un de mes employeurs vient de m'augmenter (un peu), on verra si ça rend le quotidien plus facile. Avec l'expérience, je ressens de plus en plus fort ma légitimité. Je suis loin d'être parfait mais je connais mon boulot, je le fais bien et même de mieux en mieux, et j'y prends toujours du plaisir.
D'un point de vue plus intime, rien de nouveau non plus. La vie au Japon me plait parce qu'elle reste un défi constant. Rien n'est évident, il faut en permanence tout repenser, tout reconsidérer. Il n'y a pas de repos, pas de laurier. Pas de victoire car rien n'est jamais atteint. Une illustration triviale : au supermarché, la quantité des produits dont j'ignore l'utilisation est encore supérieure à celle que je peux cuisiner. Il me reste tellement, tellement de choses à découvrir. Pourtant, ma connaissance du Japon s'accroit, je le sens. Depuis neuf ans que je suis ici, j'ai semé des souvenirs un peu partout où je mets les pieds, j'ai mes repères, même si je ne sais pas où je vais.
Ce qui a changé depuis l'année dernière, c'est la situation internationale. Je n'ai pas besoin de vous dresser un tableau de la conjoncture catastrophique dans laquelle Trump a précipité le monde. Soit vous en avez déjà conscience, soit vous ne voulez pas en avoir conscience. Je voudrais juste partager avec vous mon point de vue sur le risque qui se profile, le regard d'un Français vivant au Japon.
Je ne suis pas un spécialiste en géopolitique, et je ne sais pas lire dans les astres. Tout ce que j'écris ne s'appuie sur rien d'autre que mon ressenti personnel, subjectif et non éclairé, et tout ce que j'espère, c'est me tromper au point que la relecture de ce billet l'année prochaine rendra mes mots ridiculement alarmistes.
Trump s'est donc allié avec Poutine contre l'Ukraine, c'est-à-dire contre l'Europe. De plus, il a exprimé son envie de s'emparer du Groenland, en n'excluant pas de le faire en employant la force. L'Europe n'a plus d'autre choix que de faire face, y compris militairement. Les tensions vont monter, puisque ni Poutine ni Trump ne baisseront les bras. Poutine sera tenté d'affaiblir l'Europe en la taquinant sur son flanc est (les pays nordiques préparent déjà leurs populations à un conflit armé, la Pologne a construit une barrière antichar sur sa frontière avec la Russie), tandis que Trump s'occupera surtout de faire monter la pression économique et diplomatique (et militaire aussi, il faut s'y attendre). Dans quelques mois, la Chine va se dire que tout ce petit monde étant bien occupé, elle peut enfin envahir Taïwan sans souci, car il n'y aura plus personne pour l'en empêcher. En vérité, c'est exactement la situation dont rêvent les successifs dirigeants chinois depuis des années ! Et comme Taïwan n'est situé qu'à environ 110 km du Japon, Tōkyō sera automatiquement impliqué dans le conflit, surtout si Pékin bloque la mer de Chine orientale, empêchant le ravitaillement des iles japonaises de la région, comme le soulignait un article du site de RFI daté du 6 mars. D'autant plus que, comme le rappelait La tribune de Genève dans son numéro du 5 mars, la Chine ne revendique pas que Taïwan mais aussi les iles Senkaku (japonaises) depuis que, en 1965, un rapport des Nations Unies a fait état de la présence probable, dans cette zone, de gisements de pétrole et de gaz naturel d'une valeur inestimable. La menace se fait de plus en plus précise : le nombre d'incursions maritimes et même aériennes chinoises sur les eaux territoriales japonaises a connu l'année dernière une augmentation sans précédent. Des pêcheurs japonais ont été directement menacés par des gardes-côtes chinois lourdements armés, ceux-ci leur ordonnant de quitter le "territoire chinois". Un peu plus au sud, sur la petite ile de Yonaguni, les habitants ont vu un jour un missile chinois tomber à seulement 80 km de leurs côtes. Un autre jour, c'est un sous-marin russe qui a été repéré non loin de là. La Corée du Nord est pour l'instant mobilisée en Ukraine en soutien à la Russie, mais dès que son dispositif nucléaire sera au point, nul doute qu'elle n'hésitera pas à son tour à jouer les gros bras. La base militaire américaine d'Okinawa (un peu plus au nord) est en effervescence et ses avions multiplient les sorties. Et concernant l'invasion de Taïwan par la Chine, un article du Point daté du 14 mars expliquait qu'au moins trois barges spéciales sont en cours de construction sur les chantiers navals de Guangzhou, qui permettraient à des chars d'assaut de débarquer directement sur la terre ferme depuis n'importe quelle zone maritime. Bref, toute la région se prépare à une guerre qui semble de plus en plus inévitable.
On risque donc d'assister à des actions militaires, d'un côté, entre les Etats-Unis, la Russie et l'Europe, et de l'autre côté, entre la Chine, Taïwan et le Japon, et probablement la Corée du Nord (et je ne parle même pas de la situation au Proche-Orient). Vous savez comment cela s'appelle ? La Troisième Guerre mondiale.
Qui sera le plus fou, et osera en premier utiliser son arsenal nucléaire ?
Qui pourrait empêcher ça ?
La seule échappatoire que j'entrevois à ce massacre à venir, c'est si Trump explose en vol. Quoi qu'il en pense, les mesures politiques et économiques qu'il est en train de prendre ne favorisent pas son pays, aussi bien au niveau des relations intérieures qu'extérieures. La censure de la presse, de la science, de la justice, des arts et même du vocabulaire ne suffira probablement pas à museler les contestations. A force d'aller trop vite, trop loin, trop fort, il est en train de se constituer des ennemis y compris dans son propre camp. Il n'est pas impossible que tout le monde le lâche, et qu'il se retrouve totalement bloqué, voir destitué. Ceci dit, ça règlerait peut-être le problème d'un côté du globe, mais pas forcément de l'autre, même si les cartes seraient rebattues. Quelle que soit l'issue de la situation, je pressens qu'il y aura du sang et des larmes. Beaucoup de sang et beaucoup de larmes.
Rendez-vous dans un an pour faire le point, en espérant que je me sois planté sur toute la ligne.
En attendant, voici une sélection à peu près aléatoire de diverses photos que j'ai prises cette année. "Regarder la vie, tant qu'y en a..."