samedi 20 août 2016

Le mont Fuji
L'appeler "Fuji-yama" est une erreur de prononciation. Dites plutôt "Fuji-san", ou tout simplement "mont Fuji". En préparant mon projet, j'étais plutôt sûr de moi, mais quand j'ai fait part de mon envie de gravir la montagne la plus élevée du Japon à mon entourage, tout le monde s'est inquiété pour moi. De quoi vous saper le moral avant même de partir. Toujours est-il que depuis Tôkyô, il faut environ 2h30 de bus pour rejoindre la cinquième étape. Il existe sans doute un sentier qui part de tout en bas du mont, mais je ne sais pas s'il y a beaucoup de furieux pour l'emprunter ! Pour le commun des mortels, la randonnée commence donc à la cinquième étape (ou cinquième station, ou cinquième niveau), où tout est aménagé : boutiques, parkings, boutiques, restaurants, boutiques...

L'air est déjà bien plus frais qu'en vallée, d'autant plus que ce 15 aout, on était en plein nuage, on n'y voyait pas à 10 mètres. La météo grisâtre n'a pas pour autant découragé les marcheurs, et entre ceux qui reviennent et ceux qui s'apprêtent à partir, il y avait foule en bas du sentier. Il faut dire que l'accès au site n'est autorisé que pendant juillet et aout, deux mois pendant lesquels le monde entier se rassemble pour honorer l'Olympe nippon. Français, Américains, Vietnamiens, Chinois, Hindis, Allemands, le mont Fuji est une véritable tour de Babel, et à vue de nez, je dirais qu'au moins la moitié des visiteurs ne sont pas Japonais.

C'est donc sous une bruine épaisse que j'ai commencé mon ascension, en fin de matinée. Les nuages m'ont accompagné pendant une longue partie du trajet, mais l'humidité n'est pas le plus difficile à endurer. Je suis plutôt habitué aux montagnes françaises, du côté de saint Hilaire-du-Touvet, par exemple ! Sur ces chemins, parfois ça monte raide, parfois c'est plus tranquille, parfois c'est même presque plat, et parfois même ça redescend un peu. Le mont Fuji est un volcan conique, ce qui signifie que pour atteindre son sommet, il n'y a pas à tortiller : ça monte raide du début à la fin. S'il y a bien des passages plus ardus que d'autres, où il faut mettre les mains pour s'aider, il n'y a pas de moment facile. Une fois que vous êtes parti, il n'y a plus de répit.

En montagne, le temps change très vite. Une éclaircie apparait, et une minute plus tard vous êtes sous une averse. Vous voyez la ville en bas, mais dix secondes après, vous distinguez à peine vos chaussures. La cape de pluie est indispensable, mais ça n'empêche pas l'humidité de pénétrer votre corps spongieux pour le rendre encore plus lourd.

Il m'a fallu environ quatre heures pour atteindre la huitième étape, où j'avais réservé mon gite (il y a une vingtaine de gites répartis sur le trajet). Je suis pourtant plutôt en forme, plutôt sportif, et en plus, ça faisait deux semaines que je courais pratiquement tous les jours pour me préparer. Malgré ça, je peux vous dire que j'en ai sué pour y parvenir ! Il y a plus d'un moment où je me suis demandé si je serai vraiment capable d'arriver en haut. Et encore, j'ai eu de la chance : je n'ai pas souffert du mal des montagnes. La raréfaction de l'oxygène peut entrainer des troubles assez graves : essoufflement et/ou fatigue excessifs, maux de crâne, douleurs musculaires... J'ai même vu un randonneur rendre son repas sur le bord du chemin. On vend d'ailleurs, à chaque gite d'étape, des bombes aérosol d'oxygène, que les marcheurs en difficulté inhalent pour refaire le plein. J'ai compris pourquoi tout le monde s'était inquiété pour moi avant mon départ. Le mont Fuji, ce n'est pas une promenade de santé ! On y croise pourtant quelques personnes âgés et des enfants, à chacun son rythme. Quand vous voyez ça, pas question de rebrousser chemin.


Le portique qu'on traverse en atteignant le gite s'appelle un torii, on en trouve essentiellement à l'entrée des sanctuaires shintôs. Le torii matérialise le passage entre un espace profane et un espace sacré. Etant donné l'adoration spirituelle que les Japonais vouent au mont Fuji, il n'est pas étonnant que de nombreux toriis jalonnent la route vers le sommet.






Arrivé au gite, on respire un bon coup. Pas moyen de faire sécher ses affaires, on est entassés comme des sardines, trempés à la fois par la sueur et par la pluie, on a les muscles trop chauds mais froid jusqu'aux os, c'est loin d'être un moment de bonheur, mais on est tellement content d'être là ! J'ai eu la chance qu'en soirée, le ciel s'éclaircisse notablement, ce qui m'a permis de contempler une magnifique mer de nuages. En fait, sous l'effet de l'épuisement, on a même un peu l'impression de voler à travers l'éther...



Après une bonne nuit de sommeil, de 19h à minuit, j'ai avalé un petit déjeuner et me suis préparé lentement à affronter la suite. Même de nuit, le mont Fuji reste une véritable autoroute piétonne ! Tout le monde a sa lampe frontale, on marche en file indienne. L'étrange procession des lucioles qui se balancent à un rythme douloureux s'étend à perte de vue tout le long du sentier, aussi bien vers l'amont que vers l'aval. C'est comme une rivière d'étoiles. De temps en temps, quand la brume épaisse vous enveloppe, vous êtes aveuglé par votre propre lumière, qui fait apparaitre devant vos yeux un vaporeux voile de gouttelettes dansantes. J'avais en tête la chanson des nains dans Bilbo le hobbitThe Misty Montains Cold... L'ambiance était tellement inédite pour moi, tellement singulière, que je ne peux la qualifier autrement que de surréaliste.

On marche encore peut-être une heure, peut-être deux... Des milliers de secondes. Chaque pas demande un effort violent. Et puis en arrivant à un refuge où la foule s'étiolait dans un râle de soulagement, j'ai compris que j'avais atteint le sommet. J'ai trouvé une sorte de banc qui faisait face au vide obscur de la nuit infinie. Je me suis assis, enveloppé dans ma cape de pluie ruisselante, puis après avoir grignoté quelques lembas, le pain elfique (bon, en vérité, des barres de céréales, mais pour moi c'était tout comme des lembas), j'ai somnolé, recroquevillé et tremblotant.

Puis devant mes yeux fatigués, juste en face de moi, le ciel a commencé à s'éclaircir des premières lueurs du jour. Derrière moi, les marcheurs se sont rassemblés pour contempler le spectacle dans un silence religieux. Très lentement, le Soleil est apparu, faisant changer le décor de minute en minute. Ses rayons jouaient avec les nuages, avec le relief, redessinant sans cesse la ligne d'horizon. C'était beau, si beau. Je me suis mis à pleurer, des larmes toutes chaudes sur mes joues toutes froides. Tout ce chemin accompli, c'est le chemin que j'ai choisi, c'est ma force, le long chemin qui m'a mené jusque là. J'y ai consacré toute mon énergie, et ça y est, j'y étais. Le tableau mouvant qui s'offrait à nos regards n'en finissait pas de nous proposer de nouvelles images, des exclamations d'admiration jaillissaient parfois. Un nouveau jour était né.




 



Un proverbe japonais dit que celui qui n'a pas gravi le mont Fuji une seule fois est un fou, et celui qui l'a gravi deux fois est un fou. Ça me semble assez juste.
J'ai ensuite fait le tour du cratère, partout autour les paysages étaient enivrants d'imagination. Plus bas, la végétation reprenait ses droits dans des nuances de vert aux courbes chatoyantes. La mer miroitait non loin. Un vent glacial balayait la crête, revigorant. Il était temps de redescendre.

10 commentaires:

  1. Merci mon frère, moi aussi, les larmes ont jailli en te lisant. Merci.

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    1. D'après les réactions déjà reçues, vous êtes quelques-uns à avoir partagé mon émotion et gravi le mont Fuji avec moi, par procuration ! Je suis content, merci de continuer à me lire.

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  2. 💝 Magique et voluptueux sans doute .... À programmer

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  3. Putain, j'ai eu des frissons en te lisant et regardant tes photos. T'as fait un truc qui risque de te marquer à vie...Félicitations. Je viens juste de faire un petit 2000m dans les Pyrénées et c'était déjà chouette mais alors là chapeau. Merci pour ce partage.

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  4. Ca fait vraiment envie. Merci de partager cette grande émotion. On te sent bouleversé au sommet et c'est communicatif.

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  5. j'ai senti le souffle glacial du Mont Fuji alors qu'il fait 36° à Paris !
    Merci Ludo pour toutes ces magnifiques peintures !
    Et bravo l'artiste :)

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  6. J'en ai eu la chair de poule à te lire... Merci pour ces émotions que tu nous fais partager Ludo !! Et bravo à toi d'être aller jusqu'au bout... Je t'embrasse

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  7. Quel plaisir de te lire en allant au travail et quelle émotion. Ma journée commence sous les meilleurs auspices. Merci Lulu !

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  8. Magnifique! Bravo et merci pour le partage!

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