jeudi 28 mars 2019

Un ryôkan à Yugawara

Vous prenez le train, vous en avez pour moins de deux heures de trajet depuis le centre de Tôkyô. Vous êtes fatigué. Ça fait cinq jours que vous êtes en vacances, et pourtant, vous avez encore du mal à décrocher, à vous détendre totalement. Vous avez réservé un ryôkan à Yugawara, près de Hakone. En général, on ne passe qu'une nuit dans un ryôkan, mais cette fois-ci, vous avez réservé pour deux nuits, c'est la première fois. Vous avez vraiment besoin de vous reposer. Vous vous assoupissez un peu. Quand vous rouvrez les yeux, le train longe la mer. Il y a cet air iodé.
Arrivé à la gare, vous téléphonez au ryôkan, on vous envoie une voiture. Cinq minutes plus tard, le taxi arrive, le chauffeur connait votre nom. Sur la route, il vous explique la géographie de la région. Bien qu'au bord de la mer, Yugawara se trouve dans une zone très montagneuse. Et en effet, la route est abrupte. Vue d'en haut, la cime des arbres est parsemée de points oranges et jaunes. Les oranges et les mandarines sont la spécialité locale, et on cultive notamment une espèce très particulière de mandarines, des mandarines jaunes.
Quelques minutes plus tard, vous êtes devant le ryôkan. Vous ne payez rien, le prix du taxi est inclus dans le forfait. L'employé vous attend au bord de la route pour vous accueillir. Vous vous déchaussez dans l'entrée. La propriétaire des lieux est souriante et chaleureuse. Les formalités rapidement réglées, vous prenez possession de votre chambre. Il n'y a que quatre chambres dans ce ryôkan, la Fleur, le Vent, l'Oiseau, la Lune. Vous avez la Fleur. La chambre est vaste et lumineuse. Juste devant la grande fenêtre, vous avez vue sur un cerisier aux fleurs d'un blanc rosé totalement épanouies, où chantent de petits oiseaux vert clair. Un peu plus loin, au fond de la vallée, on aperçoit la mer.
Vous posez votre sac. Il y a ce bruit discret et raffiné du bois qui glisse, quand vous ouvrez et fermez les portes coulissantes. Il y a ces fragiles parois en papier. Vous vous allongez sur les tatamis. Il y a cette subtile odeur de paille. Vous vous déshabillez. Dans le placard, votre yukata vous attend. La ceinture est, comme toujours, pliée en hexagone. Vous enfilez ce kimono léger qui ne vous quittera plus pendant deux jours, et par dessus, vous enfilez une veste ample. Puis vous descendez.
Dans l'entrée, on a disposé pour vous des socques en bois. Vous les chaussez, il y a ce bruit mat quand vous marchez sur les dalles, dehors. On vous guide jusqu'au onsen, juste à côté. Aujourd'hui, comme il y a beaucoup de vent, vous avez le bain intérieur. Dans ce ryôkan, les deux bains sont privatifs, ce qui veut dire que vous n'aurez pas à partager ce moment avec des inconnus.
Le vent s'engouffre entre le toit et les parois, et vous frissonnez en vous dévêtant. Vous posez vos affaires dans le panier en osier, vous connaissez bien la marche à suivre, maintenant. Vous êtes à présent nu, vous avez la chair de poule. Vous vous asseyez sur le petit tabouret en bois, face au miroir, et vous prenez votre douche. Le vent se fait glacial sur votre peau mouillée, vous tremblez. La vapeur s'élève du bain, vous êtes prêt. Vous mettez un pied dans l'eau, et comme toujours, un doute vous assaille : allez-vous vraiment pouvoir vous plonger dans une eau aussi chaude ? Mais le vent mordant ne vous laisse pas hésiter bien longtemps, et progressivement, vous vous immergez. L'eau déborde et s'écoule sur le plancher dans un claquement comique. Vous descendez encore un peu, la chaleur vous pique. Et puis ça y est, vous y êtes. Vous avez de l'eau jusqu'au menton, vous allongez les jambes, vous appuyez votre tête sur le bord de la baignoire. Vous respirez profondément. Il y a cette odeur de bois humide. Vous fermez les yeux. Vous êtes venu jusqu'ici pour ça. Il n'y a plus rien d'autre. Il n'existe plus que cette eau jaillie de la terre, chargée de minéraux et de nutriments, vous ne savez plus très bien quoi mais ça n'a pas d'importance. Cette eau brulante vous veut du bien. Tout votre corps se détend. Vos mains flottent devant vous. Vous ne pesez plus rien, plus rien ne vous pèse. Vous ne voulez plus bouger.
Il faut tout de même faire une pause. Dans un grand bruit de clapot, vous vous extrayez du bain comme on le fait de la matrice. Votre corps fume comme un charbon ardent, vous avez la tête qui tourne. Malgré le vent, vous n'avez plus froid du tout. Vous reprenez vos esprits, votre souffle, avant de plonger à nouveau. Le plaisir reste le même.
Puis vous vous lavez encore une fois sous la douche, et vous vous séchez tranquillement. Vous transpirez un peu. Vos gestes sont calmes, apaisés. Vous retournez dans la chambre. Dans la boite posée sur la table basse, il y a tout le nécessaire pour vous faire un thé. Vous avez besoin de vous réhydrater. Il y a ce parfum qui s'exhale de la théière. Le téléphone sonne, on vous annonce que le repas vous attend. Vous descendez dans le salon privatif. S'il y a d'autres clients, vous ne les verrez pas, vous entendrez à peine leur voix de l'autre côté de la paroi. C'est un peu comme si vous étiez hors du monde, et parfois, c'est agréable.
Le repas se déguste d'abord avec les yeux. Les proportions sont petites, mais les variétés abondantes. On dit qu'il vaut mieux manger un peu de tout plutôt que beaucoup d'une seule chose. C'est comme ça, ici. Des légumes qu'on ne connait pas, des pousses de bambou, du taro, de la soupe miso faite maison, de la viande, des sashimis, des tenpuras, ces beignets qu'on trempe dans une sauce claire où flottent des tubercules râpés, du tôfu au yuzu, des œufs de poisson surmontés de paillettes d'or, du vinaigre pétillant, ça n'en finit pas. Il faut faire les gestes correctement, verser la sauce de soja sur les alevins, mélanger et manger avec le poisson, déposer un peu de wasabi dans le récipient, il ne faut pas laisser ses baguettes plantées dans le riz, il faut manger les sashimis d'un seul tenant, il y a beaucoup de choses à savoir. Le lendemain matin, vous essaierez même, pour la énième fois, de manger du nattô, ces graines de soja fermentées, extrêmement gluantes et un peu puantes, dont la saveur divise même les Japonais, mais non, ça, vraiment, vous ne vous y ferez jamais.
Vous remontez dans votre chambre plus que repu. En votre absence, on a sorti du placard futons et édredons et installé les lits. On ne rêverait pas plus moelleux et plus confortable. Mais ce n'est pas encore l'heure de dormir. Le téléphone sonne, on vous informe que le bain est prêt. Le vent s'est calmé, cette fois-ci vous allez dans le roteburo, le bassin extérieur. Face à la montagne enveloppée de nuit, vous connaissez à nouveau cette délicieuse torture, l'air froid, l'eau chaude. Dans la vallée, les lumières de la ville brillent comme autant d'étoiles. Ce soir, votre corps lourd s'endormira très vite.
Et c'est encore ainsi le lendemain. Le temps passe lentement, entrecoupé des rituels du bain et du repas. Un rite, "c'est ce qui fait qu'un jour est différent des autres jours, une heure, des autres heures" dit le renard au petit prince. Vous refaites les mêmes gestes, c'est à chaque fois pareil mais c'est toujours différent. C'est un peu comme une chanson, il faut suivre le rythme et répéter le refrain. Les rites viennent ponctuer vos journées et leur donner une valeur particulière. Un jour, une nuit. Les rituels servent à se repérer dans le temps.
Quand vous quittez le ryôkan, la propriétaire vous remercie chaleureusement et vous offre des photos souvenirs. Mais vous, vous ne savez pas comment la remercier. Dans le taxi qui vous conduit à la gare, vous repensez à l'eau bouillante, le sourire aux lèvres. Vous fermez les yeux.
Fermez les yeux.



















Ouvrez les yeux.

jeudi 21 mars 2019

Trois ans...
Si vous suivez ce blog depuis le début, vous devez commencer à vous y habituer : chaque année, au jour anniversaire de mon arrivée au Japon, je publie un billet plus long que d'ordinaire pour vous livrer quelques réflexions et tenter d'esquisser un bilan de mon expérience d'expatriation. Si vous n'avez pas eu l'occasion de lire ces articles, ou bien si vous voulez vous rafraichir la mémoire, vous pouvez y accéder ici et .
Cette année encore, je vais essayer de prendre du recul sur ce que j'ai vécu ces douze derniers mois et plus généralement depuis le début de mon exil, car ça fait aujourd'hui trois ans que j'habite au Japon. Voici donc...

1°) Qu'est-ce qu'une culture ?
J'ai suffisamment étudié les notions de culture et d'interculturalité pour savoir à quel point il est délicat d'expliquer ce que recouvrent ces concepts. Il est non seulement difficile d'établir une définition du mot même "culture", mais il est tout autant ardu, pour en produire des illustrations, de dessiner les contours d'une culture donnée. Malgré la complexité de la tâche, je continue de m'interroger à ce sujet.
Et plus j'y pense, plus je me dis qu'une culture ne peut se définir qu'au regard d'une autre culture. C'est d'ailleurs généralement vrai pour beaucoup de choses. Si vous dites par exemple qu'un gâteau est très sucré, ça n'a pas énormément de sens, il serait plus juste de dire que ce gâteau est plus sucré ou moins sucré que tel ou tel autre. Très souvent, nous ne percevons les choses qu'en contraste avec d'autres. Quand j'étais à la fac, un prof m'avait expliqué que le corps humain n'est en réalité que peu sensible aux stimuli, il est surtout réceptif aux changements de stimuli : si vous regardez fixement un point, ce point finit par disparaitre, et ne réapparait que lorsque vous bougez les yeux. Du mouvement nait la connaissance. On ne peut vraiment prendre conscience de soi que face à l'altérité, et prendre conscience de son environnement que quand on en change. Les enfants à qui j'enseigne le français n'avaient jamais remarqué les caractéristiques physiques qui différencient Asiatiques et Occidentaux. Ce n'est que quand j'ai eu à leur expliquer le sens de l'expression "les yeux bridés" (apparue dans le manuel qu'on utilise en classe) et que j'ai pour ce faire attiré leur attention sur mes propres yeux - qui ne sont pas bridés - qu'ils ont pris conscience que c'est un trait qu'ils partageaient tous - et pas moi.
Notre personnalité se forme au contact d'autrui, et notre identité culturelle ne se révèle vraiment qu'en se frottant à d'autres cultures. En exagérant un peu, on pourrait presque dire que c'est en vivant au Japon que j'ai compris que j'étais français. Ou, pour être plus précis, que j'ai découvert ce qui faisait ma "francité", ou dans un langage plus académique, ce qui faisait mon identité française. Par exemple, j'ai remarqué que la Révolution française relevait d'un état d'esprit qui avait fortement imprégné ma personnalité. J'ai déjà évoqué précédemment (dans mon article-bilan de 2018) à quel point nous étions des produits culturels, et je ne vais pas revenir là-dessus, mais oui, cet esprit de contestation de l'autorité, cet esprit de remise en cause de l'ordre établi me semble bel et bien un héritage de ma culture d'origine, en tout cas c'est le sentiment que j'ai au regard de ma culture d'accueil, où cet élan apparait beaucoup moins. En généralisant, on pourrait donc dire qu'en tant que Français, je suis plus prompt à manifester un mécontentement qu'un Japonais, dont l'héritage culturel est différent. Je ne suis pas, en soi, un râleur, mais je suis plus râleur qu'un Japonais, et c'est probablement un des traits qui constitue mon identité française.
Le fait de prendre conscience de nos caractéristiques respectives et, dans la mesure du possible, de leurs origines, rend malaisé tout jugement axiologique. Est-ce mieux ou moins bien d'être râleur, je n'en sais rien, et en fait, dans un contexte interculturel, cette question n'a plus beaucoup de sens. J'essaye de faire que le positionnement par contraste annihile cette problématique du "mieux que" ou "moins bien que", pour en arriver à la simple conclusion que c'est différent. Cette attitude me porte, je l'espère, vers un chemin d'ouverture et de tolérance.
Je crois donc que si le Japon m'attire depuis longtemps, au point d'en avoir fait ma terre d'accueil, ce n'est pas uniquement pour sa richesse intrinsèque et l'imaginaire que j'y associe, mais aussi et peut-être surtout pour l'éclairage que l'altérité m'apporte sur moi-même. Même quand il s'intéresse aux autres, l'être humain est décidément bien narcissique !
Mais dans quelle mesure ai-je vraiment accès à une nouvelle culture ? C'est écrit sur ma face et on l'entend dans ma façon de parler : je ne suis pas japonais, et les Japonais me renvoient régulièrement à ce statut de non-Japonais. Ce n'est pas du racisme, c'est une simple évidence, et ça influe forcément sur mes rapports aux autochtones. C'est une pensée qui m'est apparue quand j'ai voyagé en France avec ma compagne, Kumiko : nous autres, Français, avions une légère tendance à la considérer comme une Japonaise avant de la considérer comme une femme, à travers des petits riens, imperceptibles. Nous lui octroyions ce rôle de "Japonaise en France", et bien que Kumiko soit ma compagne, j'ai remarqué que moi le premier, de temps en temps, je la confinais à cette condition, et Kumiko ne pouvait parfois faire autrement que de jouer son rôle. A l'inverse, il est donc fort probable que mon rôle de Français modifie le regard que je pourrais porter sur le Japon. J'insiste : ce n'est la faute de personne, car on s'adresse naturellement aux gens tels qu'ils sont, mais ce que je veux dire, c'est que ma façon de "recevoir" le Japon reste fondamentalement non-japonaise, et il me semble important de ne pas le perdre de vue. Je ne vous parle jamais du Japon, je vous parle de mon Japon.

2°) Pourquoi est-ce difficile d'accès ?
Pourquoi une culture étrangère nous apparait-elle souvent étrange ? Pourquoi, au-delà de l'obstacle linguistique, les incompréhensions perdurent-elles si tenacement entre deux civilisations aussi éloignées que peuvent l'être la France et le Japon ? Pourquoi les Français prennent-ils les Japonais pour des extraterrestres ?
J'ai déjà abordé ce point : l'ouverture à une autre culture est difficile parce que quel que soit l'opinion qu'on pourra se forger, celle-ci sera automatiquement filtrée par notre culture d'origine, et il nous est totalement impossible de comprendre le monde tel qu'un Japonais le comprend. De plus, tout effort de neutralité qu'on sera capable de se plier à suivre sera lui aussi guidé par les valeurs et les repères qui nous ont construits.
Un exemple : au Japon, la plupart du temps, les piétons respectent les feux de signalisation, et quelle que soit la circulation ou l'absence de circulation automobile, on ne traverse que quand le petit bonhomme est vert. Un jour, alors que j'attendais au bord de la route, une amie française s'est moquée de cette habitude en marmonnant "La discipline !", en tordant la bouche dans une grimace qui sous-entendait : "Ces Japonais, tous des robots bien obéissants, des moutons bêtes et disciplinés !" Je lui ai répondu que ce qu'on appelait discipline en France s'appelait respect au Japon. Elle s'est vexée, me rétorquant que si l'on traverse alors qu'il n'y a pas de voiture, ça ne gène personne et on ne manque de respect à personne. De ce point de vue français, elle avait raison. Mais à bien y réfléchir, quand vous conduisez en France, vous viendrait-il à l'idée de griller un feu sous prétexte que vous ne voyez pas d'autre voiture arriver ? Non, même au milieu de la nuit dans un village de campagne, on s'arrête au feu rouge parce que c'est comme ça et c'est tout, on ne se pose pas plus de question. Peut-être qu'un Espagnol ou, que sais-je, un latino d'Amérique du sud, parait-il moins strict qu'un Français sur le code de la route, se moquerait de nous et de notre "discipline", mais nous, ça ne nous pose aucun problème, c'est intégré en nous par le biais de notre culture et ça marche bien comme ça. Mais bien sûr, prendre conscience de tout ces éléments demande une grande mise à distance de nos références, et requiert d'abandonner nos stéréotypes ; c'est un travail de réflexion qui nécessite un certain apprentissage. En France, parfois, les Japonais véhiculent cette image de robots disciplinés, et il n'y a rien de plus spontané que de projeter ces préjugés sur les faits observés, en psychologie sociale on appelle ce phénomène l'attribution causale (je résume). Bref, les Japonais ne sont pas plus bêtes que nous, ils sont tout simplement, encore une fois, différents, leur monde est différent. Et, j'en reviens toujours là, prendre conscience de cette différence est, selon moi, un chemin d'ouverture et de tolérance harmonieux et enrichissant.
Un autre obstacle me vient à l'esprit, quand je réfléchis à cette difficulté à définir clairement la culture japonaise, c'est ce que les Japonais eux-mêmes en disent ! Ce n'est pas parce que vous parlez couramment le français que vous êtes capables d'enseigner le français, ce n'est pas parce que vous aimez les croissants que tous les Français aiment les croissants, ce n'est pas parce qu'on est Japonais qu'on sait parler du Japon. Il faut apprendre à porter un regard général et faire preuve d'une grande clarté d'esprit pour savoir se positionner dans sa propre société. Si un Japonais nous dit par exemple qu'au Japon on ne s'intéresse pas à la politique, il est difficile pour nous de remettre en cause ce jugement. On aura tendance à prendre pour argent comptant ce qu'un Japonais dira de sa propre culture, avec toujours cette idée en tête "qu'ils savent mieux que nous". Il nous faut, à nous aussi, beaucoup de recul et une longue expérience pour pouvoir nous forger une opinion plus générale et, dans l'exemple que je viens de donner, se rendre compte que ce qui est considéré par certains comme "un manque d'intérêt pour la politique" pourrait également être considéré comme "une retenue à exprimer ses opinions politiques". 
Ce qui amène une nouvelle restriction : quand je demande aux Japonais ce qu'ils aiment le moins dans leur propre culture, beaucoup me répondent "le tatemae" (prononcé "tatémaé"). Qu'est-ce que c'est ? J'en ai déjà parlé : au Japon, pour préserver la paix sociale, on se retient généralement d'exprimer le fond de ses pensées, et on cherche autant que possible la convergence avec son interlocuteur. C'est ça qu'on appelle le tatemae (littéralement, "ce qui est construit devant", "la façade"), la pensée qu'on montre (en opposition à "honne", la pensée qu'on pense vraiment). Ce phénomène sociolinguistique engendre souvent des conversations convenues, qui peuvent parfois lasser les Japonais eux-mêmes. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur ce tatemae, mais ce qui m'intéresse aujourd'hui, c'est que considérant la fréquence de cette réponse, on pourrait croire que le tatemae est, selon les Japonais eux-mêmes, un obstacle à leur propre épanouissement. Et pourtant, cette déduction occulterait un point essentiel : les Japonais que je rencontre sont, par définition, des Japonais qui rencontrent des étrangers. Ils apprennent des langues étrangères, sont ouverts aux cultures du monde entier, et développent plus ou moins une sensibilité interculturelle. Si ce n'était pas le cas, je ne pourrais tout simplement pas les rencontrer. Le tatemae ne gène donc que les Japonais qui sont en contact avec moi, et même s'ils sont nombreux (au 80's Café par exemple), ils ne peuvent en aucun cas être considérés comme un échantillon représentatif de la pensée japonaise. A peine pourrait-on dire que le tatemae gène les Japonais qui ont déjà eu accès à autre chose, mais là encore, méfions-nous des conclusions hâtives. Quoi qu'il en soit, ma perception du Japon est, une fois de plus, tronquée par mon identité française.
Il ne s'agit ici que de quelques exemples des limites qui encadrent ma compréhension de la culture nippone, mais ces exemples illustrent bien la difficulté à accéder à une culture étrangère.

3°) S'intégrer ou se désintégrer ?
Certes, prendre conscience de nos différences, de ce qui motive Français et Japonais à agir de telle ou telle façon, à penser de telle ou telle façon, est une attitude indispensable, je pense, pour accepter l'autre comme on s'accepte soi-même, mais ce n'est qu'une première étape. Se pose ensuite un problème épineux : dois-je absolument me conformer aux habitudes locales pour comprendre profondément ma culture d'accueil et m'y intégrer, quitte à me désintégrer, c'est-à-dire à me perdre moi-même, perdre les acquis qui forment mon identité, me dissoudre en abandonnant ma propre culture (si tant est que cela est possible !) ? Car ma personnalité, aussi téléguidée soit-elle par ma culture, n'est pas un fardeau. Si les différences entre les peuples et les individus constituent une source de richesse pour tous, si le fossé qui nous sépare est un espace potentiel d'enseignements mutuels, il n'y aurait aucun sens à me fondre totalement dans mon nouvel environnement, ou pire, à le simuler. Ce serait même tout à fait égoïste, puisque ainsi, tout en me nourrissant de la culture japonaise,  je priverais mes hôtes des richesses que moi, Ludovic le Français (je suis moi d'une part et français d'autre part ; j'entends par là que j'ai beau être français, j'ai ma propre personnalité, tous les Français ne sont pas identiques), serais susceptible de leur apporter. Un proverbe dit "Gô ni itte wa, gô ni shitagae" ce qui signifie littéralement "Quand tu es au village, fais comme on fait au village", c'est l'équivalent exact de notre "A Rome, fais comme les Romains". Alors oui, au village on doit se conformer aux us et coutumes du village, c'est la moindre des politesses, mais enfin, il faut bien que la rencontre se passe quelque part, et si cette rencontre est faussée à chaque fois par une sorte de mimétisme commandé par le lieu (physique ou symbolique) où elle se produit, comment l'échange pourrait-il émerger ?
Mais ce n'est pas là le problème le plus grave. En troquant mes valeurs contre celles de ma culture d'accueil, je ne fais pas que priver mes interlocuteurs de mes richesses, je m'en prive aussi moi-même. Certes, j'accepte volontiers l'idée de me transformer, d'évoluer, et d'abandonner une partie de ce que je pense être (bien que cette démarche soit contre nature, mais sinon, à quoi servirait-il de vivre dans un pays étranger ? Et plus généralement, à quoi servirait-il de vivre ?), mais jusqu'à quel point ? N'existe-t-il pas un risque de confusion, un risque de me sentir me trahir moi-même, et ainsi de me retrouver dans un état psychologique fort fragile, où j'assisterais à ma propre disparition ? Est-ce que je dois m'ouvrir sans restriction et intégrer tout en bloc la culture dans laquelle je suis immergé ? Certaines valeurs sont pourtant à l'opposée des miennes. Cette tradition de la soumission à l'autorité, par exemple, me semble difficilement compatible avec mon héritage de Révolutionnaire français. Qu'en faire ? Courber l'échine comme un Japonais et tolérer la malfaisance d'un chef pervers et incompétent, ou bien me dresser contre la bêtise d'un croisement entre Miss Piggy et Kim Jong-il, à qui je suis censé obéir ? Autrement dit, dans un langage plus diplomatique : dois-je, comme je vois les Japonais le faire, tout accepter, y compris ce que je trouve aberrant, ou bien résister et apporter mon point de vue personnel ? La première réponse qu'on aurait envie de formuler serait qu'il faut se nourrir, dans une culture alter, de ce qui nous grandit et entretient une certaine cohérence avec notre système de pensée (tout en ayant conscience que ce système de pensée est en évolution permanente, j'y reviendrai), et ne pas prendre les choses qu'on juge néfastes et qui ne conduisent personne, ni soi-même ni autrui, sur un chemin de paix. Mais au fond de moi, une petite voix me murmure que ce serait là une réponse un peu trop facile : prendre seulement ce qui nous plait et rejeter le reste, ce n'est pas réellement découvrir une nouvelle culture. D'abord, le fait de ne pas accepter ce qui nous déplait fait intervenir un jugement par essence filtré par les valeurs de notre propre culture, et engendre donc un regard déjà biaisé. De plus, une culture forme un tout cohérent, forgé par des siècles d'histoire, et toucher à un paramètre, c'est agir sur tous les autres. Pour donner un exemple : tout le monde est bien d'accord, sans doute, pour louer le sens de l'honneur qui permet aux Japonais d'offrir des services de si bonne qualité (bien traiter le client est un devoir, le décevoir est un déshonneur). A l'inverse, tout le monde s'accordera pour se désoler du taux de suicide si important au Japon. Pourtant, il s'agit-là de deux aspects d'un même phénomène ! Si les Japonais étaient moins empressés de satisfaire leurs hôtes, leurs clients, leurs relations, s'ils avaient moins le sens de l'honneur, ils se suicideraient moins... Les habitudes japonaises fonctionnent bien au Japon, où elles sont en harmonie les unes avec les autres et s'équilibrent mutuellement dans la tradition locale, mais les implanter dans un cerveau français, où le substrat est d'une tout autre nature, n'est-ce pas d'avance voué à l'échec ? J'aimerais être serviable et dévoué comme un Japonais mais je voudrais conserver mon aversion pour le suicide, est-ce possible ?
Beaucoup de questions, peu de réponses. Je vous livre là le work-in-progress de mes réflexions, des invitations à se questionner, des pistes à explorer...

4°) Conclusion (provisoire !)
Mon sentiment personnel est que, confronté à l'expérience, tout système de pensée est en évolution constante, qu'on le veuille ou non. Il est très difficile, je crois, de décider de changer. Comme je le disais plus haut, c'est un mouvement contre nature. Changer, c'est perdre une partie de soi-même, ce qui engendre une source d'inquiétudes. Toute transformation consciente de sa propre personne est vécue comme une sorte d'abandon, et est susceptible de provoquer une forme de crise identitaire. L'être humain est ainsi fait qu'il n'aime pas le changement, c'est Christophe André qui me l'a dit, il y a des années. Pourtant, cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas essayer, ça me semble même indispensable d'essayer, pour, en quelques sortes, forcer le destin. Car si les changements conscients éveillent des résistances, les nouvelles informations qui viennent nous nourrir au quotidien influent sur nous de façon inconsciente. Bien que nous interprétions le monde selon notre filtre culturel, ce filtre lui-même est affecté par la réalité qui nous entoure, et notre système de pensée évolue de lui-même. La principale différence entre un changement désiré et un changement inconscient, c'est que le désiré demandera un gros effort d'adaptation, alors que la transformation naturelle se fera très lentement et imperceptiblement, et nul ne peut savoir vers quoi elle va.
Je pense donc qu'un cerveau français plongé dans un bain japonais n'est pas voué à dépérir, coupé de ses racines. Influencé par le nouveau milieu où j'évolue, je change d'une part de façon consciente, à grands coups de réflexions et de remises en cause, et d'autre part de façon inconsciente, sans avoir la moindre information sur ces transformations. Je ne sais pas vers quoi je vais, et je ne sais pas dans quelle mesure je me serai japonisé dans dix ou vingt ans. Même si je dois tuer ou laisser mourir une partie de moi-même dans cette évolution, j'ai le sentiment que mon exil me grandit, car mon moi fondamental, ma base, sera toujours le même, avec des références françaises, mais je serai en plus riche d'une deuxième culture qui se sera insinuée en moi. Le mélange des deux donnera naissance - est déjà en train de donner naissance - à un nouveau moi. Un moi qui n'est ni bon ni mauvais, mais qui est différent du moi actuel.
Je ne vous ai pas, aujourd'hui, abreuvé de citation comme les années précédentes, mais je vais tout de même laisser le mot de la fin au grand ethnologue Claude Lévi-Strauss :
"Les autres sociétés ne sont peut-être pas meilleures que la nôtre ; même si nous sommes enclins à le croire, nous n'avons à notre disposition aucune méthode pour le prouver. A mieux les connaitre, nous gagnons pourtant un moyen de nous détacher de la nôtre, non point que celle-ci soit absolument ou seule mauvaise, mais parce que c'est la seule dont nous devrions nous affranchir : nous le sommes par état des autres."
Bien sûr, il est difficile de s'affranchir de ses repères pour devenir soi-même, mais je veux continuer. Je veux essayer. Je veux voir. Je veux savoir.
Voilà, j'ai fait mon possible pour ne pas répéter mes réflexions des années précédentes, bien que ce billet y fasse suite. Je n'ai pas tout approfondi, et mes pensées pouvaient paraitre parfois un peu livrées en vrac, je suis sans doute passé trop vite sur certains points qui auraient demandé des éclaircissements, des précisions, veuillez me pardonner, je n'écris pas une thèse, juste un blog ! N'hésitez pas à réagir, à me livrer vos opinions, à soulever des questions, lancer des débats... Laissez-moi vos commentaires, que nous continuions d'évoluer ensemble !

dimanche 10 mars 2019

Tokyo Mega Illumi
Vous le savez peut-être, les Japonais sont fans des illuminations nocturnes. Si vous ne le saviez pas, vous pouvez regarder ici et . En cette fin d'hiver encore bien frais, je suis allé admirer les illuminations temporaires à Ooikeibajô, autrement dit le grand hippodrome de Tôkyô. Et j'en ai pris plein les mirettes ! Le thème dominant est, hippodrome oblige, le cheval, mais sans que ça tourne à l'obsession, et plusieurs espaces sont consacrés à la culture nippone ou bien ouvrent des perspectives d'interprétations et de rêveries totalement libres.
Les images ci-jointes ne vous livreront qu'un aperçu de l'installation, car un tel évènement est véritablement une expérience dans laquelle il faut s'immerger pour l'apprécier pleinement. Alors voilà, pour vous donner envie...



dimanche 3 mars 2019

Hanayashiki
L'industrie du loisir est très développée au Japon, comme je l'ai déjà évoqué ici ou . En voici encore un exemple. Asakusa est un quartier très touristique, réputé pour ressembler au Tôkyô d'antan. On y trouve en particulier le Sensô-ji, le temple bouddhiste le plus ancien de la capitale. Et à deux pas du Sensô-ji subsiste ce qui est réputé pour être le parc d'attraction le plus ancien du Japon : Hanayashiki.
Il serait plus juste de parler de micro-parc d'attraction, tant l'espace qu'occupe Hanayashiki est restreint, on en fait le tour en trois enjambées. Et pourtant, il y a tout : manèges à sensations pour petits et grands, tir à la carabine, carrousel, train fantôme, stand d'alimentation, salle de jeux, etc., et même, Japon oblige, une petite obakeyashiki, ces sortes de maisons hantées typiquement nippones dont j'ai déjà parlées. Bon, d'accord, pour les sensations, on est loin du Space Mountain de Disneyland, et le circuit de montagnes russes qui fait le tour du parc en moins d'une minute fait bien plus rigoler qu'il ne vous soulève le cœur. Et pour ce qui est des frissons de peur qui vous attendent dans la obakeyashiki, le moins qu'on puisse dire c'est que vous ne risquez pas la crise cardiaque. Certes, l'ambiance angoissante est bien au rendez-vous (et pour une petite nature comme moi, c'est déjà bien suffisant), mais ça reste une attraction accessible aux enfants (je ne dirais pas ça de toutes les obakeyashiki).
C'est justement ce côté familial qui donne tout son charme à Hanayashiki. Ici, tout est petit, mignon, et sacrément vintage. On n'y va pas pour passer une grande journée et en prendre plein les yeux, on y va plutôt pour passer un petit moment et s'amuser avec légèreté. Et quand on vit - et travaille - au Japon, un peu de légèreté, ça fait beaucoup de bien...