Vous prenez le train, vous en avez pour moins de deux heures de trajet depuis le centre de Tôkyô. Vous êtes fatigué. Ça fait cinq jours que vous êtes en vacances, et pourtant, vous avez encore du mal à décrocher, à vous détendre totalement. Vous avez réservé un ryôkan à Yugawara, près de Hakone. En général, on ne passe qu'une nuit dans un ryôkan, mais cette fois-ci, vous avez réservé pour deux nuits, c'est la première fois. Vous avez vraiment besoin de vous reposer. Vous vous assoupissez un peu. Quand vous rouvrez les yeux, le train longe la mer. Il y a cet air iodé.
Arrivé à la gare, vous téléphonez au ryôkan, on vous envoie une voiture. Cinq minutes plus tard, le taxi arrive, le chauffeur connait votre nom. Sur la route, il vous explique la géographie de la région. Bien qu'au bord de la mer, Yugawara se trouve dans une zone très montagneuse. Et en effet, la route est abrupte. Vue d'en haut, la cime des arbres est parsemée de points oranges et jaunes. Les oranges et les mandarines sont la spécialité locale, et on cultive notamment une espèce très particulière de mandarines, des mandarines jaunes.
Quelques minutes plus tard, vous êtes devant le ryôkan. Vous ne payez rien, le prix du taxi est inclus dans le forfait. L'employé vous attend au bord de la route pour vous accueillir. Vous vous déchaussez dans l'entrée. La propriétaire des lieux est souriante et chaleureuse. Les formalités rapidement réglées, vous prenez possession de votre chambre. Il n'y a que quatre chambres dans ce ryôkan, la Fleur, le Vent, l'Oiseau, la Lune. Vous avez la Fleur. La chambre est vaste et lumineuse. Juste devant la grande fenêtre, vous avez vue sur un cerisier aux fleurs d'un blanc rosé totalement épanouies, où chantent de petits oiseaux vert clair. Un peu plus loin, au fond de la vallée, on aperçoit la mer.
Vous posez votre sac. Il y a ce bruit discret et raffiné du bois qui glisse, quand vous ouvrez et fermez les portes coulissantes. Il y a ces fragiles parois en papier. Vous vous allongez sur les tatamis. Il y a cette subtile odeur de paille. Vous vous déshabillez. Dans le placard, votre yukata vous attend. La ceinture est, comme toujours, pliée en hexagone. Vous enfilez ce kimono léger qui ne vous quittera plus pendant deux jours, et par dessus, vous enfilez une veste ample. Puis vous descendez.
Dans l'entrée, on a disposé pour vous des socques en bois. Vous les chaussez, il y a ce bruit mat quand vous marchez sur les dalles, dehors. On vous guide jusqu'au onsen, juste à côté. Aujourd'hui, comme il y a beaucoup de vent, vous avez le bain intérieur. Dans ce ryôkan, les deux bains sont privatifs, ce qui veut dire que vous n'aurez pas à partager ce moment avec des inconnus.
Le vent s'engouffre entre le toit et les parois, et vous frissonnez en vous dévêtant. Vous posez vos affaires dans le panier en osier, vous connaissez bien la marche à suivre, maintenant. Vous êtes à présent nu, vous avez la chair de poule. Vous vous asseyez sur le petit tabouret en bois, face au miroir, et vous prenez votre douche. Le vent se fait glacial sur votre peau mouillée, vous tremblez. La vapeur s'élève du bain, vous êtes prêt. Vous mettez un pied dans l'eau, et comme toujours, un doute vous assaille : allez-vous vraiment pouvoir vous plonger dans une eau aussi chaude ? Mais le vent mordant ne vous laisse pas hésiter bien longtemps, et progressivement, vous vous immergez. L'eau déborde et s'écoule sur le plancher dans un claquement comique. Vous descendez encore un peu, la chaleur vous pique. Et puis ça y est, vous y êtes. Vous avez de l'eau jusqu'au menton, vous allongez les jambes, vous appuyez votre tête sur le bord de la baignoire. Vous respirez profondément. Il y a cette odeur de bois humide. Vous fermez les yeux. Vous êtes venu jusqu'ici pour ça. Il n'y a plus rien d'autre. Il n'existe plus que cette eau jaillie de la terre, chargée de minéraux et de nutriments, vous ne savez plus très bien quoi mais ça n'a pas d'importance. Cette eau brulante vous veut du bien. Tout votre corps se détend. Vos mains flottent devant vous. Vous ne pesez plus rien, plus rien ne vous pèse. Vous ne voulez plus bouger.
Il faut tout de même faire une pause. Dans un grand bruit de clapot, vous vous extrayez du bain comme on le fait de la matrice. Votre corps fume comme un charbon ardent, vous avez la tête qui tourne. Malgré le vent, vous n'avez plus froid du tout. Vous reprenez vos esprits, votre souffle, avant de plonger à nouveau. Le plaisir reste le même.
Puis vous vous lavez encore une fois sous la douche, et vous vous séchez tranquillement. Vous transpirez un peu. Vos gestes sont calmes, apaisés. Vous retournez dans la chambre. Dans la boite posée sur la table basse, il y a tout le nécessaire pour vous faire un thé. Vous avez besoin de vous réhydrater. Il y a ce parfum qui s'exhale de la théière. Le téléphone sonne, on vous annonce que le repas vous attend. Vous descendez dans le salon privatif. S'il y a d'autres clients, vous ne les verrez pas, vous entendrez à peine leur voix de l'autre côté de la paroi. C'est un peu comme si vous étiez hors du monde, et parfois, c'est agréable.
Le repas se déguste d'abord avec les yeux. Les proportions sont petites, mais les variétés abondantes. On dit qu'il vaut mieux manger un peu de tout plutôt que beaucoup d'une seule chose. C'est comme ça, ici. Des légumes qu'on ne connait pas, des pousses de bambou, du taro, de la soupe miso faite maison, de la viande, des sashimis, des tenpuras, ces beignets qu'on trempe dans une sauce claire où flottent des tubercules râpés, du tôfu au yuzu, des œufs de poisson surmontés de paillettes d'or, du vinaigre pétillant, ça n'en finit pas. Il faut faire les gestes correctement, verser la sauce de soja sur les alevins, mélanger et manger avec le poisson, déposer un peu de wasabi dans le récipient, il ne faut pas laisser ses baguettes plantées dans le riz, il faut manger les sashimis d'un seul tenant, il y a beaucoup de choses à savoir. Le lendemain matin, vous essaierez même, pour la énième fois, de manger du nattô, ces graines de soja fermentées, extrêmement gluantes et un peu puantes, dont la saveur divise même les Japonais, mais non, ça, vraiment, vous ne vous y ferez jamais.
Vous remontez dans votre chambre plus que repu. En votre absence, on a sorti du placard futons et édredons et installé les lits. On ne rêverait pas plus moelleux et plus confortable. Mais ce n'est pas encore l'heure de dormir. Le téléphone sonne, on vous informe que le bain est prêt. Le vent s'est calmé, cette fois-ci vous allez dans le roteburo, le bassin extérieur. Face à la montagne enveloppée de nuit, vous connaissez à nouveau cette délicieuse torture, l'air froid, l'eau chaude. Dans la vallée, les lumières de la ville brillent comme autant d'étoiles. Ce soir, votre corps lourd s'endormira très vite.
Et c'est encore ainsi le lendemain. Le temps passe lentement, entrecoupé des rituels du bain et du repas. Un rite, "c'est ce qui fait qu'un jour est différent des autres jours, une heure, des autres heures" dit le renard au petit prince. Vous refaites les mêmes gestes, c'est à chaque fois pareil mais c'est toujours différent. C'est un peu comme une chanson, il faut suivre le rythme et répéter le refrain. Les rites viennent ponctuer vos journées et leur donner une valeur particulière. Un jour, une nuit. Les rituels servent à se repérer dans le temps.
Quand vous quittez le ryôkan, la propriétaire vous remercie chaleureusement et vous offre des photos souvenirs. Mais vous, vous ne savez pas comment la remercier. Dans le taxi qui vous conduit à la gare, vous repensez à l'eau bouillante, le sourire aux lèvres. Vous fermez les yeux.
Ouvrez les yeux.
Merci mon frère. Encore un article qui donne envie...Tu nous décris, avec infiniment de poésie, l'ambiance du Ryôkan et les bienfaits du Onsen. Je ferme les yeux, et j'y suis...Pas vraiment, mais si jamais un jour j'avais la possibilité de venir te rendre visite au Japon, c'est le genre d'expérience que j'aimerai vivre.
RépondreSupprimerTu pourrais, de ta douce voix, enregistrer une séance de méditation pour les parisiens en manque de sérénité! Tu nous projettes complètement. Dépaysement total!
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