mardi 19 avril 2022

Massacre à la tronçonneuse

Quand j'ai emménagé dans mon nouvel appartement, l'année dernière, une des choses qui m'a tout de suite séduit, c'est l'espèce de mur végétal qui se dressait devant mes fenêtres, côté séjour et chambre. Mais je savais qu'à Nagareyama, les choses changent vite...

Je vous en avais déjà parlé : Nagareyama, où j'habite depuis six ans, est une ville nouvelle, en plein développement. Il n'y a pas de quartier historique, pas de rue sympa pour se promener, pas d'intérêt touristique, rien à visiter. On ne peut même pas vraiment dire qu'il y ait un centre-ville. Certes, on y trouve tout ce qu'il faut pour vivre : commerces, écoles, équipements sportifs, parcs, services médicaux, transports en commun et surtout, des logements, plein de logements. Des maisons individuels, des tours, des barres d'immeuble, Nagareyama est une cité-dortoir. Presque tout cela fleure le neuf, et ça n'en finit pas : partout on construit, et les terrains vagues disparaissent les uns après les autres.
Devant chez moi, donc, se trouvait un petit bois. Ce n'était pas un petit bois aménagé où on pouvait se promener, c'était même totalement impénétrable. C'était plutôt, disons, comme un gros bosquet en friche. Un espace qui ne sert à rien - en tout cas qui ne sert à rien pour l'homme - et son inutilité participait justement à sa beauté. Une pause dans la course à la modernité, une simple respiration au milieu du béton, un laisser-faire joyeux. Dès le printemps, les oiseaux s'en donnaient à cœur joie. In memoriam, et pour agrémenter la lecture de ce billet, vous pouvez écouter l'enregistrement réalisé depuis mon balcon l'année dernière. On y entend en particulier un uguisu (prononcé "ougouïssou"), en français une bouscarle chanteuse, dont le chant si exotique résonne jusqu'à l'arrivée de l'automne.
En été, c'était les cigales qui offraient un concert enveloppant et enivrant. Que vous dire au sujet de mes petits-déjeuners sur le balcon avec la sylve fraiche pour décor ? Ce carré de verdure sauvage abritait probablement aussi quelques rongeurs, et c'était également le rendez-vous des chats errants. Pas un espace pour les hommes, je vous dis.
J'espérais pouvoir savourer ce pur morceau de nature brute le plus longtemps possible, mais le plus longtemps possible n'aura duré qu'un an. Je sais parfaitement tout ce qu'on va me dire : il faut bien répondre à la demande de logements, et pour construire, il faut bien couper. Je sais, je sais tout ça. Je sais que ma réaction n'est pas rationnelle, mais moi, je suis comme Idéfix : je déteste qu'on coupe des arbres, et je déteste d'autant plus ça en ces temps où on sait que la Terre est en danger, qu'on consomme trop, qu'on rejette trop de carbone, qu'on s'étend trop sur une planète limitée. Je déteste encore plus qu'on coupe des arbres depuis que j'ai lu La vie secrète des arbres de Peter Wohlleben (merci Fred D. pour cette saine lecture que je recommande à tout le monde !). Pour faire un arbre, il faut des centaines d'années. Qui sommes-nous, nains agressifs, pour oser les tuer ? Pourtant, que puis-je faire de mes idées d'écolo naïf ? Je ne vais quand même pas m'enchainer à un arbre pour protester. Le combat me semble perdu d'avance.
Avant le début du massacre, le responsable de l'entreprise de bûcheronnage est passé voir tous les locataires de mon immeuble, et sûrement de tout le voisinage, pour s'excuser d'avance pour la gène occasionnée, comme on dit. Il a distribué une lettre explicative, accompagnée de sa carte de visite et d'un cadeau symbolique (une petite serviette, sans doute pour éponger nos larmes). Je lui aurais bien demandé de garder son cadeau et de renoncer à son chantier en échange, mais j'étais tellement surpris de sa visite que les mots me manquaient. Puis les travaux ont commencé, et j'ai trouvé plus horrible que le bruit d'une tronçonneuse : celui d'un arbre dont le tronc craque et qui s'effondre, tel un géant défait. En quelques semaines, le paysage devant mes fenêtres a radicalement changé. J'avais un horizon de feuillage, le parfum du bois, un poumon végétal, il ne me reste que la désolation. Ces photos avant/après devraient vous aider à comprendre ce que je ressens.
"En somme, elles ont vraiment fait place nette, ces bêtes." (Porcherie, P.P. Pasolini)






Dans quelques mois, je donnerai suite à ce billet pour vous montrer les maisons qui auront été construites, mais en attendant, je préfère terminer sur une note plus positive en vous livrant ci-dessous les dernières photos de sakura que j'ai pu prendre cette année lors de mes diverses promenades. Je ne peux m'empêcher de réfléchir à ce que sera la Terre dans quelques siècles, et je me demande à quoi penseront les hommes en coupant le dernier arbre.







dimanche 3 avril 2022

Fleur de ma ville

 En général, quand je vous montre des photos de cerisiers en fleurs, j'essaye de mettre en avant la beauté de la nature. Mais il ne faudrait pas occulter pour autant le cadre, qui lui n'est pas nécessairement naturel. Certes, rien ne vaut un petit hanami à la campagne, ou au pire dans un parc, mais il faut pour ça combiner ses impératifs professionnels avec les aléas de la météo, ce qui n'est pas toujours possible. Quand on est coincé dans sa vie urbaine, on peut tout de même profiter des sakura, car en vérité, ils sont partout. J'aurais pu intituler ce billet Comme un arbre dans la ville si cette chanson n'était pas aussi triste (je dis ça mais en même temps la référence à la chanson de Téléphone cultive son lot d'ambigüités !). Tout ça pour dire que même au cœur de la ville, la beauté des sakura vous enveloppe, vous berce, vous transporte. Cet effet est difficile à décrire, il faut vraiment être plongé dans ce foisonnement floral pour toucher du doigt l'ivresse printanière des sakura. On pourrait parler de magie, mais j'ai déjà tellement utilisé et usé ce mot. A défaut de mot, donc, voici quelques images.