samedi 24 septembre 2016

Le poids de l'Histoire
Au cours du cursus universitaire que j'ai suivi pour devenir prof de FLE, j'ai suffisamment étudié les questions liées à l'identité culturelle pour savoir à quel point la notion de culture est difficile à cerner. Pour faire simple, on pourrait dire que la culture serait comme un ensemble de connaissances et de références partagées par un groupe, quel que soit ce groupe (ethnique, social, politique, national, etc.). Mais en s'en tenant à cette définition, on finit rapidement par insinuer que tous les éléments d'un groupe ont quelque chose en commun, même si ce "quelque chose" est impossible à déterminer. Or, la chose - un gout, une propension, une habitude ou autre - que je vais peut-être partager avec un autre membre du même groupe que moi ne sera pas nécessairement partagée par tous les autres membres, et pas uniquement par des membres de ce groupe. Impossible de définir "les hommes", "les femmes", "les amateurs de rock", "les lecteurs du Figaro", "les plus de 50 ans", "les buveurs de bière", et donc, impossible de définir "les Français" et "les Japonais". Chacun est unique, personne n'est représentant de sa culture. Et pourtant, les cultures existent, et nous sommes tous des produits culturels car notre environnement influe de façon incommensurable sur nos choix, nos envies, bref, sur qui nous sommes.*
Une des clés qui peut nous permettre d'appréhender la notion de culture est l'Histoire. Car comme l'histoire avec un petit "h", celle personnelle d'un individu, est fortement liée à ce qui détermine le profil de cet individu, l'Histoire avec un grand "H", celle d'un pays ou d'une région, conditionne en grande partie l'identité de ce pays ou de cette région. Même si nous n'en avons pas toujours conscience, l'Histoire du pays où nous avons grandi influence indéniablement notre façon de voir le monde.
Pourquoi je vous parle de ça ? Parce qu'à l'école où je travaille, on prépare la Fête du Sport, une tradition au Japon. On va inviter les parents à assister et même à participer à une petite compétition amicale intra-scolaire. Et ici, une Fête du Sport réussie, ça implique de faire défiler les enfants devant l'assistance. On leur a donc appris à marcher au pas dans la cour de l'école. Et j'ai entendu ce bruit. Tous ensemble, cadencé, pam, pam, pam. Durant le 20ème siècle, la France et une bonne partie de l'Europe ont vu défiler dans leurs rues les régiments de l'armée nazie ou d'autres charmantes obédiences de la même teneur. Depuis, ce qu'on a appelé "le bruit des bottes" résonne encore, et cet écho rappelle les cris de souffrance des milliers de corps triturés pour une cause toujours incompréhensible. Alors en voyant, en entendant nos enfants, mes enfants, marcher au pas, j'ai été assailli d'images terribles. En plus, un membre de l'école dont je ne peux pas dévoiler le nom, mais qui occupe un poste à responsabilité, se tenait sur le côté et leur hurlait dessus sans discontinuer pour les rabaisser, soi-disant que ça n'allait pas, qu'ils ne faisaient pas comme il faut, etc. (alors que tous faisaient leur maximum pour donner satisfaction). Le bruit des bottes ajouté à la voix d'un petit homme qui aboie pour déverser sa haine, c'était un peu trop pour moi. Surtout quand, pour donner le rythme, ils n'ont pas trouvé mieux que de diffuser La Marseillaise. J'avais pourtant prévenu qu'il s'agissait d'un chant de guerre, mais j'ai beau avoir expliqué les paroles, comme mes collègues ne ressentent pas l'impact des mots, voir des enfants défiler sur "l'étendard sanglant est levé" ou "qu'un sang impur abreuve nos sillons", ici, ça ne choque personne, forcément.
Il m'a fallu un grand effort pour prendre le recul nécessaire, et le travail n'est d'ailleurs pas fini. Certes, mon choc est lié à l'Histoire de mon pays, c'est mon héritage culturel, et je dois m'en défaire pour m'intégrer dans une autre culture, et l'espace qui s'ouvrira entre mes origines et ma situation présente me procurera au final, je l'espère, une vision un peu plus large, peut-être une culture plus globale, plus proche de l'espèce humaine. Fi donc du bruit des bottes et du petit Hitler qui braille sur mes amours. Il n'empêche qu'ils marchent au pas, et dans toutes mes références, je ne vois que l'armée défiler ainsi. Fermez les yeux et écoutez ce bruit, ou bien regardez leurs pieds battre le sol d'un même talon. Qu'entendez-vous, que voyez-vous ? Une légion qui part au combat, des visages fermés, des bras chargés de fusils, un peloton d'exécution qui s'avance, quoi que ce soit, quelqu'un va mourir. Je ne voudrais pas jouer aux anti-militaristes primaires, et même si j'ai refusé de faire mon service militaire en raison de mes convictions pacifistes, je n'attribue pas mes opinions à tout le monde, chacun est libre de penser ce qu'il veut, même que tuer peut être une solution. Mais à part quelques pervers reclus dans des villages du Nord de la France qui vous diront que voir marcher au pas évoque pour eux le défilé des majorettes, vous avouerez que l'aspect militaire est difficile à occulter. Ce n'est pas ça qui me gène, les militaires peuvent défiler au pas si ça leur chante ou si c'est plus pratique, ce qui me gène, c'est de voir des enfants se comporter comme des militaires, quelles que soient les couleurs défendues. Là encore, il me reste un gros travail à faire.
Car ici, l'Histoire n'est pas la même, et donc les références et les connotations non plus. Il faut rappeler que depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, le Japon n'a plus d'armée, il a à la place une force d'auto-défense. Les armes - mitraillettes, baïonnettes, tanks, avions - et les troupes entrainées à les manipuler ne sont pas honorées tous les ans pour la fête nationale. Défiler au pas n'est en rien associé à l'armée. Au Japon, c'est plutôt synonyme d'ordre et d'harmonie, et donc de paix. C'est rythmé, c'est sympa, presque comme de la danse. Après tout, ce qui fait la beauté d'un ballet, c'est bien la coordination des danseurs, pourquoi ne pas envisager la marche au pas sous son aspect artistique et pacifié ? Je dois donc transformer mes références pour voir les choses autrement. Un travail difficile appelé a-culturation, décrit avec brio en particulier par Martine Abdallah-Pretceille (voir son passionnant Que sais-je ? sur L'éducation interculturelle), et si je le réussis, si je parviens à m'amputer d'une partie de mes références, c'est-à-dire d'une partie de moi-même, j'en sortirai non pas diminué mais enrichi d'un nouveau moi.
Un regard d'Occidental aurait vite fait de juger. Pendant la guerre, les Japonais n'étaient pas du bon côté, dirait-on. Ils n'ont pas été victimes de purges infâmes, ils en ont commis, le massacre de Nankin (guerre sino-japonaise) étant sans doute le plus célèbre. Fascinés comme ils sont par l'ordre et la discipline, critiquerait-on encore, même sans armée, ils gardent une âme de soldats. Partant, le Premier ministre Shinzo Abe n'aura aucun mal à faire réviser la Constitution pour réattribuer une capacité offensive aux militaires japonais, comme il le projette. Voilà bien des analyses purement occidentales auxquelles je ne dois pas me référer. Parler ainsi, ce serait céder sous le poids de l'Histoire. Être ce que notre culture a fait de nous, et seulement ce que notre culture a fait de nous. Je préfère croire que le mélange des cultures nous grandit, et qu'il faut apprendre à s'ouvrir à l'altérité, devenir autant que possible multiculturel, même si ce chemin est plus complexe.
Sur de nombreux temples à Tôkyô comme ailleurs, on peut voir un manji, un très ancien symbole sanskrit aux origines du bouddhisme. Ce signe, censé apporter le bonheur, ressemble à s'y méprendre à une croix gammée et pour cause : les nazis n'ont eu qu'à l'inverser pour créer leur svastika. Eux aussi étaient convaincus de représenter une voie vers le bonheur ; ils n'avaient peut-être pas réalisé qu'en pratiquant un tel retournement, ils reconnaissaient leur véritable nature : un inéluctable chemin de malheur. Pour de nombreux Occidentaux, le manji et la svastika ne font qu'un, et beaucoup expriment leur incompréhension devant ce symbole. Certains s'offusquent avant même de chercher à comprendre, et réclament à présent sa suppression, si ce n'est des temples en eux-mêmes, au moins des cartes touristiques. Je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Le bouddhisme était là bien avant le nazisme, et même sans considérer le fond pacifiste de l'un et agressif de l'autre, même sans jugement de valeur subjectif et passionnel (quoi que justifié !), assimiler manji et svastika serait offrir aux nazis la paternité d'un symbole qu'ils n'ont fait que s'approprier. D'une certaine manière, ce serait une sorte de victoire posthume pour l'armée d'Hitler, mais avant d'être une évidente erreur morale, ce serait une erreur historique.
La même erreur que je fais en assimilant mes enfants qui marchent au pas à une armée. Toute remise en cause commence par soi-même, alors hop, au travail Lulu !
Pour éviter les confusions, les miennes et celles des autres, je ne vois que l'éducation. Apprendre à faire la différence. Donner des armes pour réfléchir, pas pour tuer. Voir plus loin que le bout de son nez, que le bout de sa culture. Ne pas se laisser étouffer par le poids des traditions. J'ai choisi d'être enseignant de langue, c'est-à-dire de culture. C'est ma modeste contribution au monde.

* Je viens de vous résumer en dix lignes les cent pages de mon mémoire de Master 2 !

4 commentaires:

  1. Ayant la mm culture que toi j'aurais ressenti la mm chose.
    Pas facile de faire abstraction de sa propre culture (sans pour autant l'occulter) pour s'ouvrir à d'autres cultures/Histoires si éloignées. Ainsi va le monde...

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  2. Touchante ta façon de parler de tes élèves :)

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  3. Et bravo pour le résumé de ton mémoire de master !! Très bel article

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