mardi 7 décembre 2021

Les ginkgos

 Vous savez qu'au Japon, on adore regarder les cerisiers fleurir au printemps. Mais saviez-vous qu'on apprécie tout autant la contemplation des couleurs d'automne ? C'est ce qu'on appelle les kôyô, et c'est magnifique.
Petit rappel, si vous avez la flemme de relire mes anciens articles. Littéralement, le mot kôyô (紅葉) signifie feuille rouge. Les mêmes kanji, quand ils sont prononcés momiji, désignent plus spécifiquement l'érable. Mais plus généralement, le kôyô fait référence à la couleur des arbres en automne, que les feuilles soient rouges ou jaunes, voire toutes les nuances entre les deux.
Aller voir les kôyô, c'est un peu comme le rendez-vous du hanami au printemps. Il existe des spots réputés, où on aime aller se promener et faire des photos. En général, pour admirer les kôyô, moi, je préfère aller faire un tour en montagne, mais cette année, je me suis rendu dans ce qui est peut-être l'endroit le plus célèbre de la capitale pour profiter de la saison, l'avenue des Ginkgos.
Le ginkgo (ou ginkgo biloba) est un arbre dont une des particularités est que ses feuilles deviennent jaune vif à l'automne. Par ailleurs, la feuille de ginkgo est l'emblème de la ville de Tôkyô (à cause de sa forme, plus ou moins en T). On retrouve même cette feuille dans le logo du métro de la municipalité. Une autre des particularités du ginkgo est que les arbres femelles puent comme c'est pas permis, un mélange d'odeurs de diarrhée et de vomi (sans mentir), et c'est pourquoi en ville, en général, on ne trouve que des spécimens mâles.
L'avenue des Ginkgos est donc, comme vous l'avez deviné, bordée de ginkgos, et se retrouve naturellement étiquetée comme lieu incontournable pour qui veut admirer la manifestation de l'automne dans toute sa splendeur, et à travers l'automne, du temps qui passe, à l'instar du hanami. Malgré les consignes qui ont toujours cours, demandant de ne pas se rassembler, de respecter les distances sociales, etc., il y avait foule le jour où je suis allé me promener sur place, alors qu'on était en pleine semaine. Beaucoup de Chinois ou de Vietnamiens (sans doute résidents au Japon), mais aussi beaucoup d'amoureux venus faire le plein de romantisme, et de lycéens (surtout des lycéennes, d'ailleurs), prenant la pose devant les arbres. L'avenue des Ginkgos, c'est le royaume du selfie. C'est vrai que c'est un endroit idéal pour tout photographe, amateur avec son smartphone (comme moi) ou professionnel bien équipé. Mais voyez plutôt.

Que dire en conclusion ? Que je kiffe toujours autant le Japon ?







mardi 30 novembre 2021

Le mont Honnita

 Rien de tel qu'aller crapahuter en montagne pour s'aérer la tête et les poumons. L'année dernière, j'avais gravi le mont Hinode, et au printemps, j'avais arpenté la vallée de Hatonosu. Je suis retourné dans le même coin, riche en reliefs, en ce frais automne, et je me suis lancé à l'assaut du mont Honnita (ou Honita, suivant les cartes).
Vous seriez surpris de voir à quel point les trains se dirigeant vers l'ouest de Tôkyô sont remplis de promeneurs le dimanche matin de bonne heure, alors que le jour se lève à peine. Vous seriez encore plus surpris de constater à quel point les Japonais s'appliquent à s'équiper de pied en cap quand ils pratiquent une activité. Dans le wagon, on voit défiler tout le catalogue Patagonia et The North Face, vêtements thermo-machin, sacs à dos dernier cri, bâton de marche télescopique, et bien sûr chaussures de marche semi-pro (ou vendues comme telles), etc. Avec mon vieux survêt' (le même depuis cinq ans) et mes chaussures de rando (qui ont fait le mont Fuji, quand même !), je fais pâle figure à côté, mais peu importe.
Arrivés au terminus, les marcheurs s'éparpillent vers leur destination du jour. Le mont Honnita, sur lequel j'avais jeté mon dévolu, n'est pas très populaire, et peu de gens prennent sa direction. Il faut avouer que le circuit qui part d'Okutama pour arriver au village de Hatonosu est réputé comme largement plus difficile que le même trajet effectué en sens inverse. Et dès le début de mon ascension, j'ai pu vérifier que cette réputation était loin d'être usurpée. Bon sang ce que ça grimpe sec ! En dix minutes de marche, vous êtes déjà sur les rotules. Pas le moindre tronçon miséricordieux à la pente compatissante, aucune pitié, aucun répit, c'est raide, c'est escarpé, et ça n'en finit pas. J'ai mis un peu moins de deux heures pour atteindre le sommet. Hors d'haleine, trempé de sueur mais transi par le vent glacé, on se demande un peu ce qu'on est venu chercher ici. Et là, la récompense. Devant moi, dressé dans toute sa majesté, le mont Fuji, net comme si je pouvais le toucher. Les pentes enneigées, les lignes si pures qu'on les croiraient peintes par Hokusai en personne, et le ciel d'un bleu immaculé pour couronner le tout. Si en cet instant on me disait que c'est un rêve, je le croirais sans doute.
Je respire.
Je respire bien fort.
Puis c'est la redescente, qui vous achève presque en douceur. Les couleurs automnales complètent l'onirisme du paysage.
Assis dans le train, il me faut regarder les photos pour vérifier que je n'ai pas rêvé. Oui, je l'ai vraiment vu, et c'était magnifique.
Donner un peu - un tout petit peu - plus de sens à sa vie, pas à pas...




jeudi 11 novembre 2021

Le pays pur

 Qui ne connait pas Hello Kitty, cette adorable petite chatte devenue l'emblème mondial du kawaii ? Je suis allé visiter le parc d'attraction qui lui est consacré, à elle et à tous ses acolytes, et je me suis converti à sa secte ! Laissez-moi vous raconter ce qui est peut-être l'histoire la plus étrange qui me soit arrivée depuis que je vis au Japon.



Pour situer le contexte, commençons par consulter Wikipédia. Sanrio est une société japonaise fondée en 1960, et dont le personnage le plus célèbre, Hello Kitty, est l'un des plus grands succès commerciaux du monde. 
Le personnage d'Hello Kitty, qui a été créé en 1974, est une petite chatte blanche portant un ruban rouge sur la tête. Kitty et ses amis sont bien entendu les héros de moults dessins animés, livres et autres supports narratifs, mais pas seulement. L'image de ces personnages a été déclinée à travers une multitude de produits : jouets et jeux, peluches, accessoires en tous genres, articles de papeterie, vêtements, etc. J'ai même vu une fois un grille-pain Hello Kitty, qui dessine le visage de l'héroïne en grillé sur votre tranche de pain ! Mais le produit le plus surprenant dont j'ai entendu parler est un sex-toy à l'effigie de Kitty (je précise : un sex-toy pour femme ; j'ignore s'il existe des sex-toys pour homme dans la même gamme). Concernant ce dernier produit, toutefois, je ne suis pas certain qu'il puisse revendiquer la licence officielle. Mais après tout, c'est possible. Il serait trop long ici de faire une digression pour expliquer comment les notions de kawaii et de sexy se superposent parfois dans la culture japonaise.

Célèbre sur tous les continents, Hello Kitty est donc l'archétype du kawaii (avec deux "i"). Ce mot signifie mignon en japonais, mais le concept de kawaii va bien au-delà de ce qu'on entend par mignon en français. L'esthétique kawaii, c'est ce qui est à la fois mignon, petit, fragile, attendrissant, innocent voire infantile, qu'il s'agisse d'une personne, d'un animal, d'un comportement, d'une situation ou même d'une atmosphère. Dans l'univers d'Hello Kitty, tout est kawaii. Il n'y a pas de méchant, les personnages sont tout en rondeurs et animés de bonnes intentions.

Je connaissais comme tout le monde Hello Kitty a
vant de venir au Japon. En particulier, j'avais eu l'occasion de travailler sur le doublage d'une série de dessins animés sur le thème de Noël. Okay, okay, mignon tout plein, mais définitivement pas mon univers, le public ciblé ayant sans doute un âge moyen de 7 ans. Avant d'aller plus loin, quelques précisions pour ceux qui ne me connaissent pas ou peu. J'ai 51 ans et ma culture de référence, c'est plutôt un univers punk-rock. J'écoute du métal ou de l'électro, ou parfois des musiques tellement expérimentales que même ma copine (pourtant légèrement gothique sur les bords) ne supporte pas. J'aime le cinéma d'avant-garde, les films de David Lynch, la science-fiction et l'épouvante, les atmosphères sombres, malsaines et sanglantes. En gros : l'exact opposé de l'univers de Sanrio. Même si on a pu me dire que j'avais la culture d'un ado attardé, le monde de l'enfance et de l'innocence est bel et bien fini pour moi (même si, pour être tout à fait honnête, mon complexe de Peter Pan me titille parfois). Je crois que c'est surtout en arrivant au Japon que j'ai peu à peu pu ressentir à quel point ce concept de kawaii était important dans ce pays, tant il imprègne le quotidien. Je dis bien "peu à peu", car il n'y a pas eu de révélation soudaine. Il serait plus correct de dire que j'ai, moi aussi, progressivement intégré le concept de kawaii à ma culture personnelle. Ainsi, quand j'ai appris l'existence d'un parc à thème dédié à l'univers Sanrio, j'ai aussitôt eu très envie d'y aller afin d'étudier d'un peu plus près le phénomène. Je n'irai pas jusqu'à dire que ma démarche était ethnologiste ou même sociologiste, mais je voulais mieux comprendre les ressorts et le fonctionnement du kawaii. Pour bien faire, je me suis efforcé d'abandonner tous mes préjugés et de me rendre sur place ouvert d'esprit, le plus possible en tout cas. En effet, que vaudrait un regard qui a jugé avant de voir ? Comment vivre pleinement l'expérience en adoptant une attitude hautaine voire moqueuse ? Non, je voulais vraiment éprouver les principes du kawaii.

Voilà comment, par un beau dimanche, j'ai pris la route de Puroland, le "pays pur", à une petite heure de train à l'ouest de Tôkyô. Ce qui m'attirait aussi dans ce parc à thème, c'était son côté typiquement japonais. Car oui, le kawaii poussé à l'extrême, ce n'est pas seulement pur, c'est aussi purement japonais. Du rose partout, des petits cœurs par milliers, des fleurs épanouies et des étoiles scintillantes, des oiseaux multicolores, à ce point, c'est osé. En France, on qualifierait ça de cucul la praline, on dirait que c'est kitsch, régressif voire régressif à mort, peut-être même qu'on trouverait ça complètement débile. Au Japon, c'est simplement kawaii. J'ai pu mesurer le gouffre qui sépare la culture nippone de la culture occidentale en lisant les réactions de mes proches quand je leur ai envoyé mes premières photos : "c'est bizarre", "ça va trop loin", "c'est pour les enfants", etc. Il faut avouer que j'y avais été fort, en customisant mes photos avec des petits cœurs et ce genre de choses, comme si ça ne suffisait pas comme ça. Moi, je me suis pris au jeu, et j'ai trouvé ça drôle.

A Puroland, on est donc immergé au cœur du kawaii dans toutes ses dimensions, et ça commence dès la gare où on descend, avec l'effigie de Kitty en chef de gare. Une fois pénétré le parc, c'est l'apothéose. La musique, les voix des personnages, les moindres éléments du décor sont kawaii. Tout ce que vous mangez est kawaii, tout ce que vous buvez est kawaii, tout ce que vous sentez est kawaii. En plus, le parc s'était mis aux couleurs de Noël, ce qui signifie encore plus d'illuminations, encore plus de couleurs, encore plus de petites étoiles scintillantes, encore plus de kawaii. Avec tous ces cœurs et ces bons sentiments, on a l'impression d'être arrivé au pays de l'amour ! On y croise à peu près tous les personnages de Sanrio : Kitty bien sûr, en statuettes, en peinture, en bas-relief, partout, partout, mais aussi Cinnamoroll le petit chien, My Melody le petit lapin, Gudetama l'œuf à la coque (ne vous moquez pas), etc. Certains apparaissent de temps en temps sous forme de personnages déguisés qui font la joie des photographes que nous sommes tous devenus avec nos smartphones (je vous renvoie à mon article sur les yurukyara).

Alors que je m'attendais à voir surtout des enfants, la variété du public m'a surpris. Certes, on observe beaucoup de familles avec des enfants de tous âges (dont certains que je suis content de ne jamais avoir eus en classe...😠), mais aussi beaucoup de jeunes et d'adultes venus en couple ou entre amis. Sans avoir fait de statistiques, je pense quand même que la majorité des visiteurs est constituée de jeunes filles, entre 15 et 25 ans, et celles-ci sont souvent très lookées. On voit beaucoup de vêtements style "maid" (la soubrette de l'époque victorienne) ou de style gothique. Précisons que les gothiques du pays du Soleil Levant sont assez différents de ceux d'Europe, surtout les Gothics Lolita. Bon, je ne vais pas me lancer dans un exposé sur la mode au Japon, mais en gros, on n'y retrouve pas l'aspect morbide et taciturne de leurs cousins occidentaux, ce qui explique que de jeunes gens dont la couleur de référence est le noir peuvent se sentir à l'aise dans un univers totalement rose bonbon. En plus, Sanrio a créé pour eux un personnage sur mesure : Kuromi (k
uro signifie noir). Kuromi est la rivale de My Melody (le lapin, essayez de suivre !) et est peut-être le seul personnage de Sanrio qui pourrait faire office d'ennemi, même si sa méchanceté ne va pas bien loin. Kuromi dirige une bande de motard qui font du tricot, et arbore sur son bonnet une tête de mort - mignonne, cela va de soi. Bref, pas besoin de se déguiser en petit garçon ou en petite fille pour aller à Puroland, même si beaucoup - énormément ! - de visiteurs portent des serre-têtes avec des oreilles très kawaii.

Que fait-on à Puroland ? Là, c'est un peu la déception, car il n'y a pas beaucoup d'activités. Les principales attractions sont en fait des spectacles. Je suis allé en voir un, et franchement, c'était tellement nul que je n'ai pas voulu en voir d'autre. Pour le reste, on sent que Sanrio a cherché à copier le leader en la matière, à savoir Disney, sans toutefois réussir à adapter le concept au monde de Kitty. Le mieux est encore une petite promenade en bateau qui rappelle furieusement l'attraction "It's a small world" de Disneyland. Rien qui fiche un tant soit peu la frousse (Blanche Neige, à côté, c'est un véritable train fantôme), rien qui secoue, on reste dans le concept kawaii jusqu'au bout. Après, il y a de nombreuses boutiques qui vendent des articles à des prix pas du tout kawaii. Et puis surtout, on peut faire plein de jolies photos : à deux, nous avons pris environ 150 photos et vidéos en quelques heures ! On peut aussi visiter le château de Kitty, dans lequel j'ai été content de constater que malgré ses origines anglaises (dans l'histoire, le personnage s'appelle Kitty White), la protagoniste n'oublie pas ses racines japonaises, puisqu'elle pratique la cérémonie du thé.

Bon, c'est là que vous allez vous foutre de moi.
Alors que nous n'en finissons pas d'immortaliser des nounours géants sous tous les angles, ma chère et tendre m'annonce que la suite du parcours nous emmène dans une pièce pour prendre Kitty en photo, ou bien pour être pris en photo avec elle (moyennant un supplément). Voilà qui ne m'enchante guère. Je n'ai pas spécialement envie de prendre la pose avec une comédienne déguisée, fusse en Hello Kitty. Pour tout dire, je m'en fous un peu. Mais ma chérie insiste : "Disons que c'est un peu le climax de l'attraction, la seule occasion de rencontrer Kitty "en personne"." Car il est vrai que Kitty, star absolue des lieux, sachant se faire désirer, n'apparait pas en yurukyara parmi la foule, comme les autres personnages. "Bon, d'accord, on y va" concédé-je. Après tout, puisque je suis là, autant ne pas snober l'opportunité qui m'est donnée. Nous faisons la queue, puis on nous introduit dans une petite pièce où en effet, Kitty nous reçoit. Corona oblige, pas d'accolade ou de serrage de main, encore moins de bisou, aucun contact physique n'est autorisé. On a juste une minute pour prendre UNE photo de Kitty. Plutôt que de faire la tête, j'essaye de jouer le jeu et de profiter de l'instant. Sans un mot, Kitty minaude, prend la pose, et c'est vrai qu'elle est mignonne. Mes barrières mentales fondent. Ses attitudes la rendent totalement craquante, et quelque chose de bizarre se passe : j'ai le sentiment que Kitty irradie de l'amour pur ! Je suis sous le charme ! Sa gestuelle est généreuse, et Kitty distribue de la tendresse à l'état brut autour d'elle ! Une grande vague d'émotion m'emporte ! Il est déjà temps de la quitter, et alors que nous nous éloignons, Kitty n'en finit pas d'agiter ses mains pour nous dire au revoir. J'ai l'impression de me séparer d'un ami intime que je ne reverrai pas avant longtemps. J'ai l'impression d'avoir rencontré une personnification de la bonté et de l'affection. J'ai l'impression qu'on vient de me redonner l'innocence de mon enfance, pour me l'enlever aussitôt. J'ai l'impression qu'une lumière oubliée vient de se rallumer en moi. Je me retrouve sidéré et pantois. La même sensation évanescente a subjugué ma compagne. J'essaye de reprendre mes esprits.

Comment un protocole commercial aux si grosses ficelles a-t-il pu fonctionner sur moi ? Comment, malgré tout le recul que je croyais conserver, ai-je pu me laisser conquérir par un univers à mille lieues de mes intérêts et de ma personnalité ? 
Comment ai-je pu ressentir de la sincérité là où la veille encore je n'aurais pu voir que le summum de la niaiserie et de la stratégie mercantile forcément malhonnête ? Est-ce l'immersion dans le kawaii profond qui au bout de quelques heures a fini par m'imprégner d'une sensibilité particulière ? Est-ce qu'à force d'être ouvert d'esprit j'ai fini par en perdre tout sens critique ? Ou bien est-ce que le kawaii aurait trouvé une faille en moi, une blessure ancienne peut-être, fait vibrer une corde qui n'avait pas sonné depuis longtemps, qui n'avait peut-être jamais sonné ; est-ce que Kitty (et au-delà d'elle, ses créateurs), tel un habile thérapeute, aurait su mettre la lumière sur une de mes zones d'ombre ? Kitty, Jésus des temps nouveaux, aurait-elle réussi à me montrer le chemin de l'amour ? Bon sang, j'en suis tout retourné.
Ne vous privez pas d'en rigoler, moi aussi j'en rigole !


Cette rencontre inédite aux effets inattendus a provoqué chez moi de nombreuses réflexions, dont une en particulier, que je souhaite vous livrer ici en guise de conclusion. Toutes proportions gardées (et j'insiste sur ce point), cette expérience m'a diablement fait penser à l'impact des gourous sur leurs fidèles. Je me souviens de ces reportages où des adeptes se réunissent pour faire une accolade avec leur maitre spirituel, et qui témoignent ensuite avec une dévotion sincère de l'énergie qu'ils pensent avoir ainsi reçue. Je me suis toujours interrogé sur le pouvoir des sectes, incapable de comprendre comment elles pouvaient enrôler un si grand nombre de personnes cultivées, éduquées, dans des mécaniques parfois mortelles ? Naïf, je me croyais totalement à l'abri, je viens de réaliser que non, j'ai moi aussi mon talon d'Achille. Qui eut cru qu'il fut placé dans l'image d'une petite chatte blanche à ruban rouge ?


vendredi 1 octobre 2021

Yomiuriland

 Au départ, le Yomiuri est un des quotidiens les plus vendus au monde. Si vous lisez l'excellent Tokyo Vice de Jake Adelstein, vous en saurez un peu plus sur ce journal (et vous apprendrez en outre plein de choses sur le Japon dont on ne parle jamais, c'est un bouquin dont je vous recommande chaudement la lecture). Le groupe Yomiuri est si puissant qu'il possède par ailleurs une équipe de base-ball, les Giants de Yomiuri, un orchestre symphonique, l'Orchestre Symphonique Yomiuri du Japon, et un parc d'attraction, Yomiuriland. C'est dans ce dernier que je me suis rendu la semaine dernière.
Pour être tout à fait honnête, ce parc d'attraction n'a rien d'exceptionnel, et je n'ai pas grand-chose à vous raconter à son sujet. C'est un parc tout ce qu'il y a de plus classique, avec une grande roue, des manèges à sensation pour petits et grands, des dinosaures en plastique, des restaurants, et, Japon oblige, une obakeyashiki. Bon, le public ciblé étant essentiellement familial, la obakeyashiki est très soft, vous ne risquez pas la crise cardiaque (et ça m'arrange, étant donné que je suis très sensible en ce moment). Rien d'exceptionnel, mais malgré tout, j'ai passé une excellente journée. Il y a tout ce qu'il faut pour se changer les idées et ma foi, en ce nuageux mois de septembre, c'est exactement ce dont j'avais besoin. Le petit plus de Yomiuri, c'est qu'on y accède par des télécabines, puisque le parc est situé sur une colline dominant Tôkyô, et que le paysage offre une vue splendide sur la capitale.
Rien de spécial, donc, mais que du plaisir. En fait, je voulais juste vous donner quelques nouvelles, comme ça faisait longtemps que je n'avais rien posté sur ce blog. En résumé : je vais bien !
Voici donc quelques simples photos qui, je l'espère, vous changeront un peu les idées, à vous aussi.









dimanche 15 août 2021

Vers l'océan

C'est sans aucun doute lié aux vacances de mon enfance, mais y'a pas, pour moi, l'été est synonyme de mer. J'avais déjà eu l'occasion de prendre un bol de verdure et d'air iodé en juillet, mais je n'étais pas encore rassasié. C'est alors que j'ai eu l'idée de mon défi suivant, et là, j'ai placé la barre très haut...

La balade jusqu'à la baie de Tôkyô, c'était très sympa, surtout grâce au chemin qui longe la rivière. On ne quitte pas le cour d'eau des yeux, on ne se demande pas s'il faut tourner à gauche ou à droite, on se contente de profiter. Par contre, c'est vrai que l'arrivée à l'embouchure n'offre rien de réjouissant. La baie de Tôkyô est un vaste port où on n'a pas vraiment envie de se poser. Si on veut savourer une ambiance plus estivale, une plage avec du sable par exemple, il faut se diriger vers l'océan. De chez moi, l'océan le plus proche, c'est le Pacifique, direction sud-est, à Kujûkuri, à environ 63 km à vol d'oiseau. 63 km, c'est moins que ce que j'avais fait pour aller jusqu'à la baie de Tôkyô et retour, je me suis donc dit qu'en passant une nuit sur place, c'était jouable. Allez hop, c'est décidé : "ma chérie, tu nous réserves un hôtel là-bas, j'y vais en vélo !" "Mon chéri, tu es timbré, moi j'y vais en train, on se rejoint sur place."
C'est vrai qu'à vol d'oiseau, c'est pas du tout pareil que par la route. Le premier qui m'invente un vélo volant, je lui fais un gros bisou, mais en attendant, je n'ai d'autre choix que de suivre le chemin proposé par Google Maps. Distance annoncée : environ 78 km. Ah oui, ça fait déjà un peu plus. Mais bon, qui peut 63 peut 78, on n'est pas à ça près, me suis-je dit plein d'entrain.
Et me voilà parti un lundi matin de bonne heure. Il fait assez beau mais sans que ce soit le cagnard, parfait. On commence par longer un joli petit ruisseau, parfait. Mais ça ne dure pas longtemps, parce que juste après, on longe la nationale pendant un sacré long tronçon, et là, en guise de chants d'oiseaux ou de cigales, ce sont les camions qui vrombissent leur brame pot-échappé. Quelques belles averses se mettent de la partie, m'obligeant à prendre plusieurs pauses. Le vent souffle de plus en plus fort, si possible en pleine face, et je lutte pour ne pas faire du sur-place. Quand on monte une côte bien ardue, sous la bruine, avec le vent qui ne veut pas vous laisser faire, tandis que les camions vous doublent bruyamment en vous aspergeant de relents boueux, et que vous réalisez que vous n'avez même pas encore effectué un tiers du trajet, vous comprenez que la route va être longue, très longue.
Petite précision : si vous avez bien observé la vidéo de l'épisode précédent, vous aurez remarqué que je n'ai pas un vélo de course, mais un simple biclou avec un panier devant pour aller au marché, ce qu'ici on appelle un vélo de grand-mère. Juste pour vous situer la scène.
Je me suis rendu compte que dans les moments les moins agréables, je laissais échapper des cris. Auto-encouragement, dépit, râle d'effort ? Un peu des trois peut-être, mais ces cris se sont de plus en plus manifestés jusqu'au retour, le lendemain. Je devais avoir l'air bizarre, à couiner sur mon vélo. Je râle, je souffle, je halète tellement fort que j'en avale un moucheron vivant, beurk.

Heureusement, dès que possible, Google Maps vous fait quitter la nationale, et on emprunte parfois des sentiers si étroits que les voitures n'y passeraient pas. On se retrouve alors au milieu des rizières, et ça, c'est exactement ce que je voulais. En fin de matinée, les averses se calment. Dans les moments les plus sympas, je chante à tue-tête du Marie Laforêt, je devais décidément avoir l'air super bizarre.
Par contre, les chemins vicinaux ne sont évidemment pas balisés, et il faut constamment garder un œil sur la boussole de son smartphone si on ne veut pas rater l'embranchement. De temps en temps, il vaut mieux s'éloigner de l'itinéraire proposé pour suivre des routes certes moins rurales mais plus directes, ce qui limite le nombre de demi-tours. Après avoir traversé de rafraichissants paysages campagnards, je laisse donc tomber le GPS pour filer droit vers la mer, au risque de rallonger un peu mon parcours.

Mais plus on s'approche du littoral, plus le vent est fort. Il faut dire qu'un typhon est passé pas loin la veille, et que je pédale sûrement dans son sillage. Les derniers kilomètres sont très éprouvants, mais au bout d'un interminable effort, ça y est, j'y suis, l'océan est devant moi.
Mes jambes peinent à me porter, j'ai le cul plus engourdi que si j'avais pris une grosse fessée, mais je m'en fous, j'y suis, j'ai réussi. Je m'assois un peu, je ne veux penser à rien. Je suis là, face à l'océan, c'est tout ce qui compte. Je me souviens de cette phrase, issue du film Noce blanche : "Il y a l'océan." C'est là. L'océan.
Je ne m'étais pas fixé d'objectif de temps, et ça tombe bien, parce qu'à cause de la pluie et du vent, à cause aussi des quelques erreurs de parcours, j'ai mis beaucoup plus de temps que prévu, environ huit heures. Je regarde ensuite mon téléphone pour voir où est l'hôtel où j'ai hâte d'aller me reposer. Et là, je réalise que, bien que l'adresse indique la même commune, cet hôtel est situé dans la partie nord du canton, à 25 km de là où je me trouve. Quand y'en a plus, eh bah y'en a encore ! Et c'est reparti pour 1h30 sur mon petit vélo. On va gratter les dernières forces au fond de soi, là où on était pourtant persuadé de ne trouver qu'un lac à sec. Encore un tour de pédale, puis un autre, puis un autre...
Quand j'arrive enfin sur le parking de l'hôtel (il n'y a pas d'autre vélo, on se demande bien pourquoi), j'ai liquidé les ultimes gouttes d'énergie vitale qui m'animaient encore. Je m'aperçois que Kumiko m'a envoyé des messages : "T'es où ?" "Ca va ?" Elle m'indique le numéro de notre chambre. Je traverse le hall d'accueil en titubant, m'efforce de rester debout dans l'ascenseur, pousse la porte de la chambre et entre, triomphant mais décomposé. Dès qu'elle voit ma dégaine de cycliste du dimanche, écarlate et trempé de sueur, aussi joyeux que si je venais d'être mangé par un lion mais que j'en avais réchappé, ma chérie éclate de rire. Je ne lui en veux pas, il y a de quoi.

Je me pose enfin. La tempête souffle si fort qu'on entend son sifflement à travers la fenêtre. La mer est déchainée, et vu du balcon, le spectacle est enivrant. Je respire.
Ai-je besoin de décrire la félicité suprême que procure le onsen ? Mais ce n'est pas tout : il y a aussi un jacuzzi et plusieurs bains à jets pour vous masser en douceur : ici les épaules, là les jambes, ici le dos, etc. Je m'en délecte, mais dans l'état où je suis, ça ne suffit pas : une séance de fauteuil de massage me remet à peu près les muscles en place, et j'expérimente également l'appareil à massage pour les pieds, indispensable dans mon cas. De retour dans ma chambre, je complète le tout avec l'application d'une lotion pharmaceutique que, prévoyant, j'avais emportée. Après le repas, ma chérie termine ma remise en forme par un massage des genoux, et je m'endors sans avoir le temps de dire bonne nuit.

Le lendemain au réveil, ça va nettement mieux, même si mon corps est encore bien endolori, spécialement les jambes et les fesses. Je commence la matinée par une immersion dans le onsen, puis à nouveau fauteuil de massage et appareil pour les pieds. Je sais que la journée va être rude, et j'ai intérêt à prendre soin de moi. Je m'envoie un petit déjeuner copieux, plein de protéines et de vitamines. Kumiko embarque dans le bus en direction de la gare, et moi je me dirige vers la plage avec l'intention de prendre un petit bain de mer avant de me remettre en selle. J'ai pris mes palmes. Mais le vent  - définitivement mon ennemi durant ces deux jours - n'a pas faibli, et soulève des nappes de sable cinglant, je dois renoncer à mon projet.
C'est donc l'heure de repartir. Cette fois, Google Maps m'annonce 93 km. Haut les cœurs. J'avoue que lors de la première heure à lutter contre le vent, mon moral a franchement fléchi. On n'avance pas, chaque tour de pédale demande un effort considérable, qui réactive toutes mes courbatures de la veille. Et si je suis épargné par la pluie, je ne le suis pas par le soleil. Il fait une chaleur de dingue, je perds des litres d'eau, et j'ai beau boire beaucoup, j'ai l'impression d'être une outre percée. Si je ne veux pas me déshydrater, je dois m'arrêter à toutes les superettes que je croise pour refaire le plein d'H²O vitaminée.
Pourtant, le trajet est beaucoup plus sympa qu'à l'aller. Les grands axes auxquels je ne peux pas échapper sont moins fréquentés, et les camions nettement moins nombreux. Je traverse à nouveau des paysages bucoliques si verts que j'ai le sentiment de sillonner à travers des champs d'émeraudes. Je braille toujours autant Marie Laforêt, et comme je ne connais pas bien les paroles, je répète les mêmes couplets en boucle. A un moment, l'itinéraire m'indique un chemin à travers les bois. Je n'en crois pas mes yeux, je vérifie dix fois, mais il n'y a pas d'erreur ni d'alternative. Si, sur le coup, je m'inquiète un peu, je prends finalement un immense plaisir à m'engouffrer ainsi dans la sylve fraiche et sauvage.

Une des choses que j'aime en vélo, c'est qu'on a le temps de cogiter. N
e serais-je pas un tantinet masochiste de m'infliger de tels défis ? J'ai bien conscience que l'immersion dans la nature m'apparait comme une récompense, mais est-ce là ma seule motivation ? Ai-je à ce point le gout de l'acharnement ? A bien y réfléchir, je crois que ce qui me plait autant dans ce type de mini-aventure, c'est de devoir faire face, seul. Pas moyen d'abandonner en route, pas question d'appeler des copains pour qu'ils viennent me chercher en voiture, je dois continuer, aller de l'avant, et ça, ça m'oblige à aller chercher au fond de moi des ressources qui la plupart du temps restent cachées. Et si je rencontre une galère - un pneu crevé, avaler une guêpe, mordu par un serpent, violé par un ours - je ne pourrai compter que sur moi-même pour m'en sortir. Pour info, parmi les exemples de galères susmentionnés, la première option me parait la moins désagréable mais je suis content que ça ne me soit pas arrivé. Perdu au milieu de nulle part, et qui plus est en terre étrangère, la solitude devient aussi palpable que si elle était assise derrière moi, sur mon porte-bagage, tout à la fois poids et moteur. Et cette perspective, loin de me fragiliser, affermit considérablement la confiance en moi. Je peux le faire, voilà ce que me dit la solitude. Ma fragilité devient une force.
C'est un peu comme quand, à 40 ans, on décide de devenir prof de français et d'aller vivre au Japon, et qu'on le fait. On décide et on le fait. Il y a matière à réfléchir, tout en pédalant.
La dernière étape du trajet est terriblement harassante. Je longe un lac qui n'en finit pas. C'est beau, c'est sympa, mais le vent a promis de se dresser contre moi jusqu'au bout, et je souffre davantage mètre après mètre. Le soleil descend, la nuit tombe, il faut continuer.
Après un dernier arrêt dans une superette pour acheter le repas du soir, j'arrive chez moi au bout de neuf heures de route. Je me précipite sous une douche bien froide, puis m'asperge de crème hydratante et me masse les jambes avec ma lotion pharmaceutique.
Défi accompli, je me suis prouvé que c'était possible. Je peux m'endormir serein et satisfait, à demi-mort mais plus vivant que jamais.

Oui, ça a été très dur, et non, je ne regrette pas. Oui, j'ai pris énormément de bonheur à suivre ma route, mais non, je ne suis pas masochiste. Un peu cinglé si vous voulez. Mon seul regret : je n'ai pas pu nager dans l'océan. La belle saison au Japon s'étend jusqu'en septembre, voire en octobre, j'aurai peut-être l'occasion d'y retourner. Mais la prochaine fois, j'irai en train.