vendredi 23 avril 2021

La vallée de Hatonosu

Quand vous quittez Tôkyô vers l'ouest, vous arrivez très vite dans une zone montagneuse. Bien sûr, il y a le mont Fuji, mais avant de l'atteindre, les reliefs abrupts sont couverts de forêts et la nature exhale sauvagement son parfum de liberté. Pics et vallons promettent une multitude de paysages dépaysants pour le citadin qui s'y engouffre. C'est ainsi que j'ai pu faire l'ascension du mont Takao ou du mont Mitake, et plus récemment du mont Hinode, ou que j'ai pu parcourir le Okutama no mukashi michi, et je ne vous ai pas raconté toutes mes randonnées dans la région. En ce doux printemps, j'ai profité des beaux jours et de mon temps libre pour aller me balader dans la vallée de Hatonosu.
On pourrait traduire Hatonosu par nid de colombe, ou encore repère de pigeon mais ça sonne tout de suite moins sympa. Je ne sais pas bien quels oiseaux j'ai entendus, mais ils chantent à cœur joie, et ça fait déjà une belle ambiance sonore.

Comme on était en pleine semaine, en dehors des vacances scolaires, la petite ville de Kori, où le train m'a déposé de bon matin, était très calme, presque déserte. 
Pour suivre la vallée de Hatonosu, plusieurs itinéraires sont possibles, j'ai choisi le plus long, avide de verdure que j'étais. Je n'ai pas eu trop de difficulté pour trouver l'embouchure du chemin de randonnée, et c'est parti.

L'essentiel du sentier longe la rivière, d'une eau si limpide qu'on rêverait de s'y baigner si ce n'était pas interdit (en raison du barrage en amont, la montée des eaux peut être soudaine et dangereuse). Quelques petites cascades viennent compléter cette atmosphère montagneuse. Parfois, le chemin s'enfonce en forêt, et alors je me gorge à pleines narines de l'humus mêlé au pin, comme si chaque inhalation me rechargeait en énergie. Il ne s'agit pas de l'ascension d'une montagne puisqu'on ne quitte pas la vallée, mais certains passages sont cependant assez escarpés, et on doit parfois s'aider des mains pour gravir les pentes. Mais les difficultés sont vite avalées, et le trajet peut s'effectuer en moins de deux heures en marchant tranquillement.
Je n'ai croisé pratiquement personne pendant tout le long de ma balade, mais les deux derniers kilomètres rejoignent la civilisation et suivent une route assez fréquentée, et quand on vient de se plonger dans la nature si intensément, la présence des voitures se révèle assez pénible. Arrivé à Okutama, ma destination, je n'étais pas encore rassasié, et j'ai poussé jusqu'en haut d'un petit pic en empruntant un escalier impressionnant par sa raideur, pour aller me recueillir dans le sanctuaire perché au sommet. Au moment de la redescente, j'avais les jambes frêles, les muscles de mes cuisses commençaient à montrer des signes de fatigue, j'en avais enfin pour mon compte.
Mais comme il était encore assez tôt, j'ai décidé de profiter des onsen d'Okutama. Le rotenburo (bassin extérieur) donnait sur la forêt, et on pouvait distinguer la montagne à travers les arbres. Face à la majesté des lieux, personne ne parlait, pas même un chuchotement, on aurait dit que chacun se recueillait comme dans une église.
Le soir en m'endormant, j'avais le sentiment d'avoir fait le plein d'essentiel.





mercredi 7 avril 2021

Regarder les fleurs

Je ne vais pas vous refaire tout le topo sur le hanami. Si vous suivez régulièrement ce blog, vous savez déjà que ce terme signifie regarder les fleurs, et que dans la culture japonaise, il s'agit des fleurs de cerisier. Si vous ne suivez pas régulièrement ce blog, je vous laisse relire mes anciens billets, il y en a un par an, et je ne voudrais pas risquer de barber mes lecteurs en me répétant. D'une certaine manière, les photos aussi sont toujours un peu les mêmes, et pourtant... Et pourtant, on ne se lasse jamais du plaisir du hanami.
Cette année, j'ai trouvé un petit parc juste à côté de mon nouveau chez moi, où j'ai pu faire un hanami traditionnel (c'est-à-dire un piquenique sous les cerisiers en fleurs), malgré les recommandations de la gouverneur de Tôkyô. Pas facile de trouver le moment idéal, entre la période juste avant la pleine éclosion et celle où c'est déjà trop tard. La durée de floraison est si courte, et la fenêtre si étroite. Si la pluie se met de la partie, c'est fichu, il faut attendre un an. Pendant quelques jours, et quelques jours seulement, partout où on se promène, le vent souffle des nuées de pétales roses et blancs, enveloppant la ville d'une atmosphère onirique où se mêlent magie et nostalgie, poésie et réflexion transcendantale.
Taisons-nous donc et regardons les fleurs.








jeudi 1 avril 2021

Au revoir, Gyôsei

Si vous n'avez pas lu le billet précédent, je vous encourage vivement à le faire (au moins la partie où je raconte la lutte qui s'est engagée dans mon établissement scolaire entre les profs et la direction) avant de lire celui-ci, sinon vous risquez de ne pas bien comprendre ce dont je vais vous parler aujourd'hui. Car oui, Gyôsei, c'est bel et bien fini pour moi, et je vais vous raconter pourquoi.

Pour vous resituer le contexte, je dois revenir brièvement en arrière (si vous voulez plus de détails, je vous laisse relire mes anciens billets, ici ou par exemple).
Je suis venu au Japon pour prendre mes fonctions dans la nouvelle école qui s'ouvrait à Nagareyama. Tout était nouveau pour moi, et j'étais aussi ravi que largué. On pourrait même dire que j'étais ravi d'être largué. Tout était nouveau et donc, souvent, étrange, mais je me suis efforcé de garder l'esprit ouvert et d'accepter comme "normal" tout ce que je rencontrais.
Pourtant, petit à petit, au fur et à mesure des mois et des années, certaines choses que j'assimilais comme normales ont commencé à me paraitre louches. Est-il normal de faire autant d'heures supplémentaires non payées ? Est-il normal que les professeurs subissent une pression permanente, surtout en ce qui concerne les services "pas obligatoires mais un refus serait très mal considéré", services à offrir à l'école certains weekends ? Est-il normal que les professeurs n'aient pas le droit de communiquer avec les parents d'élèves ? Etc. C'est surtout en discutant avec des Japonais, collègues ou amis, que j'ai commencé à comprendre que ma direction abusait de ma naïveté d'étranger (combien de fois dans mon école ai-je entendu : "Au Japon, c'est comme ça qu'on fait", réflexion parfois agrémentée d'un charmant : "Si ça ne te convient pas, tu peux toujours changer de pays.") et de la fragilité de mon statut ("Tu tiens à ton visa, n'est-ce pas ?") pour me manipuler et m'utiliser jusqu'à l'épuisement. Cependant, l'exploitation ne visait pas que les employés étrangers. C'est bien un collègue japonais qui m'a dit un jour : "Ici, on est des esclaves." Si même les Japonais étaient choqués par ce qu'il se passait dans cet établissement,  c'est qu'il y avait un problème, et que ce problème n'était pas dû à une incompréhension interculturelle. Dès la première année, une professeur a démissionné pour cause de harcèlement moral quelques mois avant la fin de l'année scolaire. Je ne le savais pas encore, mais ce n'était là que le début d'une longue hécatombe. Les années suivantes, nombreux seront les profs à quitter l'école, quelques-uns au bout d'un an seulement. Là encore, je croyais que c'était normal, et là encore, ce sont des Japonais qui m'ont dit que non, ça n'avait rien de normal.
Je ne vais pas vous dresser la liste complète des choses qui se sont finalement révélées comme anormales, mais en cinq années, j'ai constaté ou subi de nombreuses aberrations, toujours sous le couvert de : "C'est le système japonais". Mais en vérité, ce qu'on me présentait comme faisant partie de la culture et des habitudes locales n'était lié à rien d'autre qu'au fonctionnement spécifique de cette école. Je crois que le plus frustrant, c'est que les absurdités qu'on m'opposait n'allaient pas qu'à l'encontre des professeurs mais aussi des élèves eux-mêmes. Un seul exemple : je n'ai jamais été autorisé à mettre en place un partenariat avec une école française pour que mes élèves aient des correspondants français. Raison invoquée : aucune. C'est comme ça et puis c'est tout. L'obstruction généralisée restait le grand principe qui servait de ligne directrice à la gestion de l'établissement. Et toutes les décisions, et en particulier les plus incohérentes, émanaient d'une seule personne : la directrice.
Il y aurait tellement de choses à dire sur l'incompétence de cette femme au physique de truie, mais pour faire court, disons qu'il s'agit du type de personne aigrie par une vie personnelle ratée et qui utilise son pouvoir pour se venger dans le cadre professionnel. Tous ses choix sont guidés par son besoin d'affirmer son autorité. Quand ses erreurs éclatent au grand jour, elle sourit (mon dieu, quel visage disgracieux !) comme si elle avait fait une petite bêtise et balaye les velléités de reproche d'un rigolard "Ah, excusez-moi !" Cette femme - appelons-la miss Piggy - est fondamentalement et sincèrement persuadée qu'elle a toujours raison et que les autres ont toujours tort. Par nature.
Je ne suis pas le seul à partager ce point du vue, et là encore, c'est bien un collègue japonais qui a qualifié cette femme "d'ennemi de tous".
Il est arrivé un moment où je n'ai plus pu me taire. Considérant la personnalité de miss Piggy, vous imaginez bien que mes contestations de plus en plus explicites n'ont pas été accueillies avec écoute et bienveillance. Lors d'un entretien, elle m'a directement menacé de me muter vers la maison-mère de notre groupe scolaire, très loin de chez moi. Menaces qu'elle n'a pas pu mettre à exécution puisque comme d'habitude, elle parlait sans réfléchir.
Je saute quelques étapes dans la montée des tensions qui sont apparues dans l'école, mais un jour où miss Piggy a poussé le bouchon trop loin (nous "demander" de travailler trois semaines d'affilée sans prendre un jour de repos), j'ai entamé des démarches auprès des services juridiques : mairie et inspection du travail. Au même moment, je me suis rendu compte qu'un de mes collègues, à bout lui aussi, consultait un avocat. Et une autre collègue, elle, prenait conseil auprès d'un syndicat. Partant du principe que "les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux" (La Boétie), nous avons donc joint nos forces et nos colères pour nous dresser, nous avons rallié quelques autres profs dépités, puis avons décidé de confier nos doléances et nos revendications au syndicat pour entamer une action légale. En juillet dernier, l'école a donc reçu une lettre officielle listant les irrégularités que nous voulions voir disparaitre et exigeant que la direction se mette en conformité avec la loi. En termes diplomatiques, ça s'appelle une déclaration de guerre.
Comme je l'ai raconté dans mon précédent billet, je n'ai cessé de m'interroger sur la portée profonde de notre démarche en contexte japonais. J'ai parfois eu le sentiment d'être mal compris par nos collègues. J'ai toutefois été conforté en constatant que la majorité des profs japonais, bien qu'aucun n'osa rejoindre notre action, reconnaissait le bienfondé de nos demandes.
Nous avons donc réussi à mettre en place une sorte de contrepouvoir. Oh, je ne suis pas si naïf : un tout petit contrepouvoir. Nous avons par exemple fait élire un représentant du personnel qui s'est chargé avec talent de rappeler ce que la loi disait à chaque fois que nous étions en litige. Par conséquent, la directrice a bien été obligée d'admettre que l'existence d'autrui n'était pas uniquement destinée à réaliser ses désirs capricieux, mais que nous formions des entités distinctes de sa volonté. Corrigez-moi si je me trompe, mais je crois qu'un être humain normalement constitué comprend ces choses vers l'âge de trois ans.
Comme on pouvait s'en douter, mamie a fait de la résistance. Il a donc fallu entretenir la pression en permanence pour tenter d'équilibrer le rapport de force, et je reconnais être monté au front plus d'une fois. En clair, je ne me suis pas privé d'ouvrir ma bouche quand le besoin s'en faisait sentir. Et ma bouche, je peux l'avoir grande quand je suis irrité. Je me souviens en particulier d'une réunion en janvier où, las que les profs soient considérés comme les spectateurs passifs et conciliants d'un théâtre malsain et mal joué censé glorifier miss Piggy, j'ai demandé avec véhémence si cette dernière avait des solutions concrètes aux problèmes qu'elle faisait semblant de régler (il s'agissait de l'indiscipline de certains élèves). Evidemment, elle n'avait pas de solution. Pendant le long silence qui a suivi, mes yeux se sont plantés dans les siens et j'ai vu des flammes. Mon sort était scellé.
A la fin de l'année scolaire, j'ai été informé que mon contrat ne serait pas renouvelé, et que je ne travaillerai plus à Gyôsei. Viré. Je ne m'étendrai pas sur la délicatesse de miss Piggy qui n'a pas hésité à me signifier mon licenciement le jour même où j'apprenais le décès de ma mère (ne lui cherchez pas d'excuse, elle était parfaitement au courant). Quant aux prétextes avancés, des mensonges mêlés à de la mauvaise foi, aucune surprise. En résumé : comme elle n'a pas pu trouver de faute professionnelle grave justifiant sa décision, elle a collecté toutes les petites fautes que j'ai pu commettre durant mes cinq années de service. Elle en a trouvé une par an, qu'elle a grossies, déformées, elle en a même inventé. Sérieusement, elle est même allée jusqu'à me reprocher un incident qui s'était produit ma toute première année à l'école ! Aucun scrupule, aucune honte sur son visage boudiné, rien ne l'arrête.
Outre ma personne, cette année, deux collègues ont décidé (de leur plein gré) de quitter l'école, une pour cause de burnout, et l'autre trop déçue rentre aux Etats-Unis. Mais ce n'est pas tout : le prof qui servait d'intermédiaire entre la direction et les autres profs est lui aussi parti. Impossible de savoir ce qui a réellement motivé sa décision, mais je sais que comme tout le monde, il désapprouvait l'absurdité qui nous gouvernait. Et à la surprise générale, le sous-fifre s'en va également ! En ce qui le concerne, c'est facile de deviner que son départ n'a rien de volontaire, et que le cochon carnivore a sévi. Comptez bien : sur la vingtaine de profs qui constituent l'équipe, cinq ne seront pas là à la rentrée prochaine. Quand je vous parlais d'hécatombe.
Alors, me direz-vous, si cet établissement était si catastrophique que ça, pourquoi cultiver autant d'amertume au moment du départ ?
Il y a d'évidentes considérations matérielles : quel que soit le nouveau travail que je trouverai, mon salaire va nettement diminuer. Ensuite, il faudra que mon nouvel employeur sponsorise mon visa, ce que beaucoup rechignent à faire. Et puis quand j'ai déménagé, j'ai choisi de rester à Nagareyama pour être près de l'école. Tout ça tout ça. Mais ce n'est pas l'essentiel. Non, l'essentiel, on ne le voit bien qu'avec le cœur : c'est les enfants. Quand vous enseignez tous les jours à des enfants qui ont six ans la première fois que vous les rencontrez, et onze ans quand vous les quittez, je peux vous dire que ça arrache le cœur de ne pas continuer l'aventure avec eux. Quand nous avons commencé, l'école était encore en travaux, nous avons littéralement essuyé les plâtres. En ce qui concerne le français, j'ai tout construit, tout mis en place. Tout ce que les enfants produisent en français aujourd'hui, c'est moi qui leur ai transmis, tout ce que je partage avec eux en français, c'est le fruit d'un long et lent travail, que nous avons patiemment élaboré ensemble. Ils vont terriblement me manquer. C'est vraiment injuste de tout arrêter maintenant, tout ça pour satisfaire l'autoritarisme morbide d'un porcinet névrotique.
Gyôsei, c'était un rêve magnifique, mais il faut l'avouer, pas celui de miss Piggy. Non, c'était le rêve d'un vieil homme qui a compris que l'apprentissage des langues élargit l'horizon. Etudier trois langues quotidiennement, quelle idée géniale ! Miss Piggy, elle, ne risque pas de le comprendre, étant donné qu'elle n'a jamais appris d'autre langue que la sienne (mais elle dirige sans vergogne une école internationale, cherchez l'erreur). Quel gâchis. Vraiment, c'est le mot qui résume tout : quel gâchis.
On pourrait penser que je regrette, que je me dis que j'aurais mieux fait de fermer ma bouche. Non, pas le moins du monde. Je ne peux me défaire de cette pensée de Victor Hugo : "Quand il s'agit d'éclairer ou d'être éclairé, il nous faut regarder où est le devoir et non où est le péril."
Tout ce que j'ai accompli n'a pas été inutile, et si ça l'a été, j'aurai au moins fait de mon mieux pour essayer de changer les choses. Changer une institution sclérosée par la seule volonté d'un myrmidon à la méchanceté pathologique, en m'opposant, en disant "non", au risque de tout perdre. Changer le cœur des enfants en leur apportant un point de vue nouveau sur leur monde. Tout cela n'a pas été vain, c'était même la seule chose à faire.
Certes, au moment de la cérémonie d'adieu, j'ai pleuré toutes les larmes de mon corps, mais je sais que je vais garder contact avec certains enfants. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle je n'ai pas intitulé ce billet Au revoir, les enfants (sans compter que je ne voulais pas rajouter du pathos là où la situation était suffisamment pitoyable comme ça).

Et c'est là que vous allez me demander : "Et maintenant, que vas-tu faire ?" Et comme ce billet est déjà cent fois trop long (et encore, je vous ai fait un résumé !), je vous répondrai une autre fois ! Tout ce que je peux vous dire, c'est que je me tourne vers l'avenir.
Oui, les cerisiers refleuriront. Nous sommes même en pleine floraison...