dimanche 21 mars 2021

Cinq ans...

Et voici revenu le jour anniversaire de mon arrivée au Japon, presque mon anniversaire si on considère ce jour comme une renaissance. Et voici revenu le moment de prendre du recul et d'embrasser l'année écoulée d'un regard plus distancié. Avant de poursuivre, pour ceux qui souhaiteraient lire ou relire mes anciens billets anniversaires, je vous renvoie ici vers les textes rédigés après un an, deux ans, trois ans et quatre ans de vie en exil. Continuerai-je, les années suivantes, à vous livrer ainsi le bilan annuel de mon expérience d'expatriation ? Peut-être, car la démarche est enrichissante pour moi (j'espère qu'elle l'est un peu pour vous aussi), mais je ne m'y risquerai pas si le danger de la répétition devient trop flagrant. Cette année ayant toutefois été riche en changements, je tente à nouveau l'exercice ; et puis, il est des chiffres comme ça qu'on considère plus importants que d'autres. Ainsi, la moitié de dix : ça fait aujourd'hui cinq ans que j'habite au Japon.


Le coronavirus
Ce n'est pas une surprise : ce qui a le plus visiblement marqué l'année écoulée, c'est le coronavirus. La planète entière en a fait les frais, et ce n'est pas terminé.
Je me souviens d'un épisode de Temps X, l'émission télévisée des frères Bogdanov, que j'avais vu quand j'étais enfant, dans les années 70. On y imaginait la vie quotidienne dans le futur, et on prévoyait qu'à cause de la pollution, on ne pourrait plus sortir à l'air libre sans protection. Même dans la forêt, les promeneurs étaient obligés de se casquer d'une espèce de bulle rappelant les tenues des cosmonautes. Ça m'avait marqué. Bien que la situation actuelle ne soit pas due à la pollution à proprement parler, et même si en guise de bulle nous portons aujourd'hui des masques, j'ai l'amère impression que le prophétique cauchemar s'est réalisé. Contrairement à ce que nous avait promis la technologie, nous n'allons pas vers un monde meilleur, et l'effondrement de notre société semble à présent inéluctable.
Le coronavirus a bien sûr affecté ma vie professionnelle. Comment voulez-vous enseigner à communiquer - dans une langue étrangère, qui plus est - quand la moitié de votre visage est cachée ? Quand les apprenants n'ont pas le droit de venir au tableau et de s'adresser à toute la classe? (J'avoue, j'ai un peu outrepassé cette règle trop contraignante cette année...) Je ne dis pas que c'est impossible, mais c'est plus difficile. On trouve des palliatifs, on met en place de nouveaux protocoles, mais j'ai vraiment le sentiment de faire du moins bon travail.
Au niveau personnel aussi, le corona a évidemment eu un impact. Par exemple, l'année dernière, j'ai eu 50 ans et j'aurais bien fait une grosse chouille avec tous mes amis, mais il a fallu y renoncer. La pandémie m'a gâché la fête. Je me console en me disant que si ça va mieux cette année, je me rattraperai pour mes 51 ans. Mais vu d'ici, les perspectives ne rendent pas optimiste.
Signe des temps : d'habitude, quand je voyage, j'aime bien me ramener des teeshirts comme souvenirs. Je m'en étais par exemple offert quelques-uns très beaux à Okinawa. Lors de mes vacances à Kyôto en décembre dernier, au lieu de teeshirts, j'ai refait ma garde-robe de masques, j'en ai trouvé de vraiment chics. Et rien que de le dire, ça me fait bizarre.
Je ne sais pas pour vous, mais moi, ce dont je souffre le plus, ce ne sont pas les restrictions imposées par le virus, ni la diminution drastique de la vie culturelle, ni même la sensation d'étouffement qui m'oppresse parfois à l'heure d'enfiler mon masque. Non, ce qui me manque le plus, ce sont les visages. Pour moi, c'est comme si le monde s'était déshumanisé, et je me sens un peu perdu.


Le déménagement
Comparé au coronavirus, mon déménagement peut sembler anecdotique, et il l'est sans aucun doute. Mais d'un point de vue strictement personnel, cette évolution marque tout de même un changement de paradigme fondamental. Jusqu'ici, je pouvais encore me donner l'illusion de vivre une expatriation provisoire. Naturellement, nul ne peut prédire l'avenir et annihiler l'inattendu, mais mon nouvel appartement me procure le sentiment de m'installer sur le long terme. Le fait d'avoir retrouvé une partie de mon passé - c'est-à-dire une partie de mon identité - par le biais de mes affaires venues de France, en particulier mes livres, mes CD et mes DVD, participe à la sensation de complétude qui m'enveloppe à présent.
C'est un paradoxe que j'ai moi-même du mal à appréhender. Depuis mon départ de France, je ne me suis jamais senti nostalgique, et j'étais même au contraire parfaitement soulagé de tourner une page et de commencer un nouveau chapitre de ma vie. Pourtant, les retrouvailles avec mon histoire et le nouveau départ que symbolise mon emménagement me comblent de joie et m'incitent à penser que mon cheminement vers le futur n'en sera que plus ferme et plus déterminé. Mais comme toujours, le temps parlera.


La lutte
J'ai déjà évoqué à plusieurs reprises les tensions qui règnent à l'école où je travaille entre les professeurs et la direction. Je vous en reparlerai plus en détail dans un prochain article, mais je voudrais dès à présent vous raconter un peu les changements qui se sont produits cette année, car je les trouve porteurs d'une passionnante réflexion interculturelle.
Suite à de nombreux "petits arrangements" avec le code du travail, suite aux mensonges, manipulations et pressions dont mon établissement a été le théâtre, la colère des employés s'est répandue et a fini par se cristalliser. Plusieurs profs, dont moi-même, se sont donc unis et ont rallié un syndicat pour nous soutenir et nous représenter légalement. 
Ceci nous a permis de demander officiellement - et fermement - à la direction de cesser ses abus et de se mettre en conformité avec la loi. Etant donné le caractère autoritaire de notre chère directrice, inutile de vous dire que ça lui est resté en travers de la gorge. Cette femme ne supporte viscéralement pas qu'on s'oppose à elle, et déteste la contestation sous toutes ses formes. Le combat s'est donc engagé, et la loi étant de notre côté, il a bien fallu que madame fasse des concessions. Très lentement, les choses ont évolué dans le bon sens. Nous avons tellement inversé la pression que le sous-fifre a fini par faire une dépression. Pas sa majesté, qui est une dure à cuire.
Les négociations ne sont pas terminées et de nombreux points restent à être éclaircis, mais depuis le début où nous avons lancé notre action, une question n'a cessé de me tarauder : si je doute fort peu du bienfondé de notre démarche, je m'interroge sur sa pertinence dans un contexte japonais. En effet, parmi les six profs qui se sont syndiqués, on ne compte que des étrangers. Il faut savoir qu'au Japon, le respect de l'autorité est inscrit dans l'ADN. C'est parce qu'on suit le chef que ça marche, et si un équipier s'agite, il fait dérailler toute la machine. C'est tous unis qu'on peut avancer dans la même direction, direction indiquée comme il se doit par le directeur. Il serait trop long et trop complexe ici d'expliquer en quoi le fait que le cap suivi soit le bon ou pas importe peu, ce qui est inconcevable pour un cerveau occidental. Rappelons simplement que l'esprit de groupe est beaucoup plus fort au Japon qu'en France, où l'individu reste mesure de toute chose. Je ne juge pas, j'essaye simplement de présenter les choses de la façon la plus neutre possible.
Bref, contester l'autorité est à l'opposé de la culture locale. Partant, notre action ne serait-elle pas le symptôme d'un manque de respect pour la culture japonaise ? La marque d'une 
profonde incompréhension de la pensée japonaise ? Que nous soyons insatisfaits des agissements de la directrice, c'est une chose, mais de là à entreprendre des démarches juridiques afin de la contrer, n'est-ce pas le produit de notre mode de pensée occidental ? N'est-ce pas là une tentative d'imposer notre culture au sein de la société nippone, qui par ailleurs fonctionne très bien sans nous ? Voilà le genre de questionnements qui ne m'ont pas quitté, et auxquels je réfléchis toujours.
Certes, il y a la loi japonaise, que même les Japonais se doivent de respecter, et nous n'utilisons rien d'autre que cette loi pour nous faire entendre. Mais parfois, la tradition semble plus forte. Reconnaissons que le système législatif moderne s'inscrit dans un contexte de mondialisation, et que certains concepts ont peut-être été importés sans être réellement adaptés aux habitus locaux. Il faut rappeler que la constitution et le code pénal japonais ont été conçus en prenant pour base leurs équivalents allemands, et la première version du code civil japonais a été calquée sur le code civil français. (OK, je suis en train de vous citer mon mémoire de Master) Attitude dominatrice liée aux réflexes coloniaux occidentaux, ou bien signe de soumission servile des Japonais ? Là encore, débat trop vaste pour que je m'y plonge ici.
En tout cas, la réflexion est ouverte, et comme je vous l'ai dit, j'y reviendrai dans un prochain article. Si le débat vous inspire, n'hésitez pas à réagir dans les commentaires.
Pour finir ce chapitre, je peux déjà vous donner une info supplémentaire, histoire de spoiler un peu la suite de l'histoire et de vous donner envie de continuer à me lire. Conséquence de notre combat : mon contrat n'a pas été renouvelé. En d'autres termes, je suis viré.


Et puis
Dans les autres nouveautés de l'année écoulée, il y a, en vrac...
J'ai acheté un nouvel ordinateur. Je sais, c'est l'information la moins intéressante de ce billet, mais compte tenu que 95% de ce que j'écris est en français, je tenais absolument à avoir un clavier français, de façon à ne pas perdre un temps fou à chercher les accents et la cédille à chaque fois que j'en ai besoin. Et le Japon a beau être un leader dans l'industrie informatique, des ordinateurs avec un clavier français, il n'y en a pas. Il a donc fallu que mon père en achète un pour moi avant de me l'expédier, et je vous fais grâce des détails mais je vous jure que ça n'a pas été simple.
Le 80's Café, c'est terminé. C'était une formidable époque mais le gérant a fini par jeter l'éponge et rendu la clé. A la place, nous louons au coup par coup un espace de réunion (toujours avec le même gérant, qui devient donc un simple organisateur). On perd le côté convivial du café, mais ça nous permet de continuer les cours de langue et les rencontres internationales. Le début d'une nouvelle histoire ? Ou bien un moment de transition avant de se lancer vers de nouvelles aventures ?...
Cette année est aussi celle où ma mère est partie faire un grand voyage, plus loin que le Japon. Comme disait ma sœur : vers l'infini et au-delà. Où qu'elle soit, je suis certain que son pays est plus zen que le mien.


Ce qui ne change pas
Il y a quand même des choses qui durent, et dans ce tumultueux tourbillon, ça fait du bien.
Ma chère et tendre Kumiko est toujours à mes côtés, d'un soutien plus que jamais précieux. Sans son aide, par exemple, mon emménagement aurait été une grosse galère. Et sans elle, je ne sais pas dans quel état j'aurais traversé les moments difficiles. Encore et toujours merci à toi, Kumiko.
Et puis malgré les inquiétudes et les incertitudes, les nombreuses incompréhensions, les petits agacements et les grosses surprises, les crises d'angoisse parfois, ce qui ne change pas, c'est mon plaisir d'habiter dans ce pays. C'est le bonheur de vivre la vie que j'ai choisie.




1 commentaire:

  1. Tes mots sont si parlants qu'ils ne nécessitent aucun commentaire.
    Enfin, c'est ce que je ressens en te lisant, avec beaucoup de retard.
    Et aussi avec une grosse boule dans la gorge.

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