Cette année, je ne dresserai pas de bilan de l'été, puisque rien de notablement différent de l'année dernière ne s'est produit. Piscine, une journée à la plage, grosse chaleur au point de dormir sur mon balcon, ma routine estivale. Le seul évènement particulier a été mon excursion à Miyakejima, que je vous ai racontée ici.
Mais je voudrais tout de même vous parler du bon-odori, dont je vous ai pourtant déjà parlé tant de fois. Il n'y a rien de fondamentalement nouveau dans cette pratique ancestrale (dont les origines remontent au 13e siècle), mais ma connaissance de cet univers s'est accrue, et j'aimerais partager avec vous un peu de mon expérience typiquement nippone.
Cet été encore, dansons !
Comme chaque année, j'avais hâte de retrouver l'atmosphère unique des bon-odori, d'autant plus que pour mon anniversaire, début juin, on m'a offert deux nouveaux yukata, ces kimonos légers qu'on porte traditionnellement en été.
J'ai beau avoir commencé la saison un peu plus tôt que d'habitude, fin juin, j'ai dansé un peu moins que l'année dernière, pour différentes raisons : il y a eu mon weekend à Miyakejima, mais aussi un soir où je suis allé assister à un spectacle de danse classique (une de mes anciennes élèves, qui pratique maintenant à un niveau assez élevé), il y a eu un weekend où il a plu des trombes (j'en ai profité pour aller voir une expo), etc. Mais paradoxalement, j'ai l'impression d'avoir davantage dansé que l'année dernière, et la raison en est que j'ai fait beaucoup moins de pauses !
En effet, ma façon de danser a légèrement changé, et plus précisément c'est ma façon de considérer le bon-odori qui a évolué. Jusqu'ici, comme je vous l'avais expliqué, je ne voulais danser que sur les chorégraphies que je maitrisais correctement. Le bon-odori n'est pas du tout présent dans ma culture d'origine, et je manquais de confiance en moi. Je craignais de passer pour l'étranger qui se rend ridicule en cherchant à imiter les locaux. Il me fallait donc répéter des heures durant, chez moi (en général devant YouTube), pour assimiler une nouvelle danse. Lors des matsuri, dès qu'un morceau dont j'ignorais la chorégraphie correspondante était diffusé, je me mettais sur la touche, ce qui par ailleurs me permettait de prendre beaucoup de photos. Petit à petit, j'ai acquis une certaine assurance, et commencé à accepter d'apprendre sur le tas, à la japonaise, en regardant les autres et en les copiant. Je dis ça comme si c'était évident, mais ça ne l'est pas, y compris pour les Japonais eux-mêmes, surtout pour les danses les moins connues. Par exemple, beaucoup de quartiers ont une chanson qui leur est spécifiquement dédiée, et donc la chorégraphie qui va avec. Mais si vous n'êtes pas un habitant du quartier, ou au moins un habitué, vous avez peu de chance de connaitre la chanson en question et encore moins la chorégraphie, surtout si, comme moi et comme de nombreux danseurs, vous vous baladez chaque weekend de quartier en quartier. J'ai quelquefois assisté à cette situation cocasse où pratiquement personne ne connaissait la chorégraphie, et où tout le monde se regardait en se demandant qui copier ! Résultat : un joyeux bordel sur le dancefloor ! Et le meilleur dans tout ça, c'est que tout le monde riait ! Le bon-odori est une fête populaire où on ne se prend pas au sérieux.
Avec les années, il y a plusieurs danses qui sont devenues faciles pour moi, tellement faciles qu'elles en sont presque ennuyeuses. Le principe même du bon-odori est d'être une danse répétitive, et à trop répéter des mouvements identiques, on se lasse. Du coup, mon intérêt s'est plutôt reporté sur de nouveaux défis, c'est-à-dire de nouvelles chorégraphies. Quand on connait bien quelques mouvements clés, il est moins difficile de les combiner entre eux pour assimiler de nouveaux enchainements. Parfois, on est confronté à des mouvements totalement inédits, mais si on est sensibilisé à la dynamique du bon-odori, on peut, disons, sentir les choses. Enfin... dans une certaine mesure ! Il m'arrive encore régulièrement de commencer à imiter la gestuelle des modèles, sur la yagura notamment (l'estrade centrale), puis, n'arrivant pas du tout à reproduire ce que je vois, de laisser tomber en cours de route, car le plaisir d'apprendre fait alors place au navrant sentiment de s'emmêler les pinceaux.
Quant aux danses pour lesquelles je suis à l'aise, trop à l'aise, j'ai trouvé un moyen efficace de transcender la répétition : je me lâche ! Je prends certaines libertés avec les mouvements, j'accentue la souplesse des bras, je donne plus de dynamique à mes pas, je balance mon corps, ou plutôt, je le laisse se balancer sur les vagues du rythme... Je ne fais pas ça pour me faire remarquer mais juste pour me laisser aller, pour sentir le plaisir monter tout seul. D'ailleurs, en cherchant sur YouTube pour réviser certaines chorégraphies, je suis déjà tombé sur des vidéos où j'apparaissais, et je me suis dit que je devrais peut-être me calmer un peu, parce que parfois, je bouge un peu trop, quand même... (ne me demandez pas le lien, je l'ai perdu😅). Le moins qu'on puisse dire, c'est que ça tranche avec ma kanojo, qui m'accompagne presque toujours dans les matsuri, et qui, elle, essaye de danser le plus sérieusement du monde, gestes précis et visage de marbre !
Bref, entre les danses que je connais bien et celles que je découvre, j'ai fait beaucoup moins de pauses, et j'ai aussi pris beaucoup moins de photos.
A fréquenter ces fêtes tous les weekends, il arrive souvent qu'on croise des visages connus, et sans nécessairement faire ami-ami, on se salue parfois d'un sourire et d'un hochement de tête. J'ai même un jour retrouvé un ancien du 80's Café ! Ce n'est pas la première fois, mais ça me fait toujours drôle de rencontrer un copain par hasard dans la plus grande ville du monde, de surcroit dans un pays où j'habite depuis moins de dix ans.
Un soir, j'ai croisé le regard d'un de ces vieux monsieurs que je connaissais de vue, je lui ai alors adressé le traditionnel petit signe de tête, et il est venu discuter avec moi. Il m'a demandé s'il pouvait me prendre en photo pour sa page web, une page spécialisée dans les bon-odori, où il rédige des comptes-rendus des évènements, et dresse quelques brefs portraits de personnes aperçues lors de ces soirées. Il m'a posé les questions classiques : mon nom, de quel pays je viens, depuis quand je danse, etc. Dès qu'il s'est éloigné, ma kanojo m'a dit que ce monsieur Yamazaki (c'est son nom) était assez célèbre dans le milieu, et que sa page était très consultée par les connaisseurs. "Toi aussi, tu vas devenir célèbre !" m'a-t-elle dit, ce qui m'a juste fait sourire. J'ai oublié cette anecdote, mais c'est elle, ma kanojo, qui m'a montré ensuite le site web où en effet, j'apparaissais, avec en légende de ma photo, les informations que j'avais transmises à M. Yamazaki. Mais pas de quoi faire de moi une célébrité ! Quelques temps plus tard, une autre tête connue, avec qui je n'avais jamais échangé, est venue me saluer en français. J'étais surpris, car alors qu'on s'était croisé un grand nombre de fois, je ne savais pas que ce garçon était français. Et comment lui a-t-il su que je l'étais ? "J'ai vu ton portrait sur la page de M. Yamazaki !" Ah ben si, alors : un peu célèbre quand même !😅
Il y a peu, dans un matsuri qui se déroulait en petite banlieue, dans un coin un peu paumé, et où j'étais à peu près le seul Occidental (en tout cas le seul à danser), il y a encore une petite mémé qui m'a demandé gentiment si elle pouvait me prendre en photo ! Mais bon, à priori, cette dame n'a pas de site web, je serais donc sacrément surpris qu'on m'en reparle !
Une autre fois, à nouveau dans un matsuri plutôt local, où viennent essentiellement les gens du quartier, moi et ma kanojo avons été appelés sur la yagura ! Je n'avais rien vu rien entendu, c'est ma kanojo qui m'a attrapé et en deux secondes je me suis retrouvé sur l'estrade. Il faut savoir qu'en général, on ne fait monter sur la yagura que les danseurs plutôt doués, afin de servir de modèles au public, et de donner le rythme. Sur le coup, j'étais assez gêné, mais j'ai pris le parti de jouer mon rôle en mettant un peu l'ambiance (la chanson s'y prêtait), en me tournant vers le public pour le chauffer un peu, c'était rigolo. J'ai toujours rêvé d'être un chanteur de rock : ben voilà, Ludo sur scène, c'est fait !✅😂
J'ai remarqué que certains danseurs, généralement parmi les plus expérimentés, disparaissaient en plein milieu des festivités, le plus souvent lors de la pause, ou que certains n'apparaissaient qu'à la seconde moitié. Ce qui se passe, c'est qu'ils font l'échelle, comme on dit ici : ils participent à plusieurs matsuri dans la soirée (cette expression, faire l'échelle, s'utilise aussi, par exemple, pour les groupes de salariés qui vont de bar en bar le vendredi soir). En effet, très souvent, la playlist d'un bon-odori est limitée à une dizaine ou une quinzaine de morceau. Après la pause, on reprend à zéro. Si vous avez envie de changer un peu, vous pouvez tout simplement aller ailleurs, puisqu'il y a toujours plusieurs bon-odori organisés çà et là le weekend. Moi aussi, cette année pour la première fois, j'ai fait l'échelle une fois. C'était amusant, en pleine soirée, de changer de décor et de se plonger dans une nouvelle ambiance.
On trouve encore quelques bon-odori en septembre, la saison n'est donc pas encore terminée pour moi. La fièvre du samedi soir ne me quitte pas.
Il existe un néologisme que seuls les pratiquants de bon-odori connaissent, mais que les autres comprennent facilement : on se désigne comme bon-odoreur. Petit à petit, année après année, j'entre dans le cercle des bon-odoreurs. On me reconnait et parfois, on loue mes soi-disant talents. Cependant et sincèrement, je ne me trouve pas aussi bon que ça, surtout quand j'admire la grâce et l'élégance de certains. Je ne suis pas naïf : ce n'est pas que je danse bien, mais que je danse pas trop mal pour un étranger.